Devoir de visite des pères séparés: un progrès pour les mères? edit
Le Président de la République a récemment suggéré la mise en place d’un « devoir de visite » pour les pères séparés[1]. Des associations féministes et des associations de mères ont réagi négativement à cette proposition. À l’analyse, il apparaît pourtant que cette mesure pourrait rejoindre les intérêts de nombreuses mères séparées.
Traditionnellement, les juges fixent la résidence habituelle de l’enfant chez la mère et accordent au père un droit de visite et d’hébergement (un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires le plus souvent) ; c’est actuellement le cas, en France, dans 75% des jugements[2]. La nuance juridique entre « résidence habituelle » et « droit de visite et d’hébergement » est importante : dans le premier cas, le domicile du parent est considéré comme l’adresse administrative de l’enfant et le parent a le devoir de loger son enfant ; dans le second, l’enfant n’est pas domicilié à l’adresse du parent et ce dernier bénéficie d’un droit de lui rendre visite ou de l’héberger (qu’il peut choisir d’exercer ou non). Cette distinction entre deux statuts parentaux dissymétriques apparaît comme un résidu des lois antérieures à 1987, qui ne permettaient pas le partage de l’autorité parentale après séparation. Les pères impliqués qui bénéficient d’un simple droit de visite et d’hébergement peuvent être sensibles à la dimension symbolique de cette distinction juridique, qui dévalorise leur contribution parentale et la réduit au rôle de pourvoyeur (la pension alimentaire est un devoir alors que l’hébergement n’est qu’un droit). De l’autre côté, les pères peu impliqués ne sont pas rappelés à leurs obligations par ce seul droit.
La proposition du Président mettrait fin à cette distinction juridique. Il s’agirait pour lui de responsabiliser les pères : « Je veux qu’on puisse ouvrir ce débat, qui est au fond à la fois un débat sur la parentalité et un débat sur l’égalité entre les femmes et les hommes, qui est celui d’instaurer un devoir de visite, un devoir d’accompagnement, jusqu’à l’âge adulte, des enfants. Quand il y a un père, il faut qu’il exerce tous ses devoirs. (…) Être père, ça ne s’arrête pas au moment de la séparation du couple ».
Cette mesure égaliserait ainsi les devoirs des parents, entre les deux parents légaux, mais aussi entre les parents unis et les parents séparés. Rappelons en effet que pour les parents mariés ou concubins – pères comme mères –, l’hébergement de l’enfant est un devoir. Le fait que ce devoir devienne un simple droit pour l’un des parents légaux à l’occasion de la séparation apparaît finalement comme une anomalie du droit de la famille.
Des associations féministes et des associations de mères se sont rapidement exprimées en défaveur de cette proposition d’Emmanuel Macron, en mettant en avant deux arguments : les risques pour l’enfant ou la mère dans les cas où le père est violent et le caractère illusoire voire délétère de l’obligation lorsque le père se désintéresse de son enfant[3].
Si ces questions de maltraitance et de négligence sont essentielles, il est important de rappeler qu’elles sont appréhendées, juridiquement, de manière indépendante des modalités de résidence. En effet, quelle que soit la configuration – droit de visite et d’hébergement, résidence alternée ou même père marié ou concubin – le juge a toujours la possibilité de prononcer des mesures visant à protéger un enfant ou une mère. Même dans les pays où la résidence alternée est devenue la modalité par défaut dans la loi, le juge conserve toujours la possibilité d’y opposer un refus motivé. Enfin, en cas de négligence prolongée, un juge peut prononcer le retrait de l’autorité parentale voire le délaissement de l’enfant. Aurore Bergé, ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, a ainsi confirmé que cet éventuel devoir de visite resterait « sous le contrôle d’un juge »[4].
Lorsque l’on considère ce projet plus en détail, il apparaît que le remplacement du droit par un devoir de visite et d’hébergement pourrait représenter un progrès pour de nombreuses mères séparées, et ce sous plusieurs angles.
Ce devoir pourrait tout d’abord protéger les mères – et les enfants – de l’irrégularité et de l’imprévisibilité de certains pères. Chaque mère aurait ainsi un recours juridique possible lorsque le père ne prend pas en charge les enfants comme le jugement le prévoit ou lorsqu’il annule l’accueil des enfants au dernier moment. Les autres engagements des mères (travail, vie sociale, loisirs…) seraient ainsi sanctuarisés.
Ce devoir pourrait ensuite favoriser le paiement des pensions alimentaires et diminuer la précarisation des mères séparées. Des études ont en effet montré que la régularité des versements est corrélée aux contacts entre le père et l’enfant : plus le père voit son enfant, plus la probabilité est grande que la pension soit versée[5]. La protection du lien père-enfant augmente également la probabilité que le père pérennise ses autres transferts financiers en direction de l’enfant sur le long terme.
Ce devoir pourrait également agir sur le bien-être général de nombreux enfants et donc, indirectement, sur celui de leurs mères. Les recherches se rejoignent en effet sur le fait que l’implication du père est, en moyenne, favorable au développement de l’enfant[6]. Dans les contextes à risque (précarité sociale, immigration, etc.), il apparaît que la présence du père représente tout particulièrement un facteur de protection pour la trajectoire psychosociale de l’enfant[7]. En contrôlant les autres variables agissant sur le développement de l’enfant (telles que le milieu social), des études ont montré que l’absence du père expose l’enfant à un risque statistique plus élevé de mauvaise estime de soi, de problèmes de comportement et de discipline (surtout chez les garçons), de conduites à risque, de grossesse précoce pour les filles, d’échec scolaire, de délinquance et de difficultés de santé mentale à l’âge adulte[8]. Ces difficultés, même si elles ne concernent qu’une minorité d’enfants de parents séparés, pèsent sur le bien-être des mères qui en ont seules la responsabilité.
Le modèle classique de gestion de l’après séparation – où la mère a la résidence habituelle et se consacre aux enfants et où le père paye une pension alimentaire – paraît de plus en plus anachronique, eu égard à l’évolution des normes familiales (l’activité professionnelle des femmes, l’implication des pères, l’égalité hommes-femmes, la volonté de nombreuses mères séparées de se remettre en couple, etc.).
Plutôt que d’annoncer une proposition de loi, Emmanuel Macron a précisé vouloir « ouvrir un débat ». « Je ne dis pas que c’est un débat simple, a ajouté Aurore Bergé, c’est un débat courageux. » Il apparaît en effet que les différents projets de réforme de la gestion des séparations parentales ont généralement donné lieu à des polémiques peu fécondes, qui invoquent souvent des enjeux artificiels de « guerre des sexes »[9]. Dans ces controverses, les intérêts des pères, des mères et des enfants sont souvent opposés les uns aux autres, comme s’ils étaient antagonistes et participaient d’un jeu à somme nulle. Les volontés d’impliquer davantage les pères séparés peuvent ainsi être interprétés, paradoxalement, comme des projets « masculinistes », « anti-féministes » ou réactionnaires. Cette approche politisée est très éloignée de l’expérience des magistrats et des professionnels du champ psycho-médico-social. Dans la plupart des familles qui font l’expérience de la séparation parentale, les intérêts des différents membres sont convergents ; le bien-être de chacun dépend du bien-être des autres et la qualité de chaque relation est corrélée à la qualité des autres relations[10]. Hors cas de maltraitance, la juste implication des pères peut être profitable à tous : aux enfants, aux mères, aux équilibres familiaux et aux pères eux-mêmes. Puisse cette intervention du Président ouvrir à des débats constructifs sur cette question de société essentielle.
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[1] Emmanuel Macron, entretien pour le magazine Elle, le 7 mai 2024.
[2] Émilie Biland, Sybille Gollac (dir.), Justice et inégalités au prisme des sciences sociales. Rapport de recherche, Paris, Mission de Recherche Droit et Justice, 2020.
[3] Lola Ruscio, « Emmanuel Macron propose un « devoir de visite » des pères et suscite l’indignation des associations », L’Humanité, le 10 mai 2024.
[4] Aurore Bergé, Interview pour Europe 1 - CNews, le 9 mai 2024.
[5] Anne Unterreiner, « Le quotidien des familles après une séparation. État de la recherche internationale sur l’organisation de la vie des familles de couples séparés », Les Dossiers de la DREES, no 27, 2018.
[6] Sébastien Dupont, Les Pères et la paternité, Paris, Puf, 2024.
[7] Natasha J. Cabrera, Catherine S. Tamis-LeMonda (dir.), Handbook of Father Involvement. Multidisciplinary Perspectives, 2nd ed., New York, Routledge, 2013.
[8] Sara McLanahan, Laura Tach, Daniel Schneider, « The Causal Effects of Father Absence », Annual Review of Sociology, vol. 39, 2013, p. 399-427 ; Laetitia Strauch-Bonart, Les Hommes sont-ils obsolètes ?, Paris, Fayard, 2018 ; Warren Farrell, John Gray, The Boy Crisis, Dallas, BenBella Books, 2018.
[9] Benoît Hachet, Une Semaine sur deux. Comment les parents séparés se réinventent, Paris, Les Arènes, 2021.
[10] Sébastien Dupont, La Famille aujourd’hui : entre tradition et modernité, Auxerre, Éd. Sciences Humaines, 2017.