Election législative du 7 octobre 2016: le bipartisme s’installe dans la vie politique marocaine edit
Le Maroc vient de connaître une révolution. Pour la première fois depuis que des élections s’y tiennent, un parti politique remporte d’affilée deux élections législatives et se voit ainsi, pour la deuxième fois successive, attribuer la direction du gouvernement. Il en découle que, pour la première fois aussi, un chef du gouvernement est en position de se maintenir en place durant l’intégralité d’une seconde législature. Après cinq années passées à ce poste, Abdelilah Benkirane devrait donc y passer cinq nouvelles années, ce qui ouvre, pour lui, la perspective de dix années de pouvoir, pouvoir partagé sans doute, pouvoir incomplet, car notamment soumis aux aléas des coalitions parlementaires, mais pouvoir tout de même, pouvoir s’affirmant, s’institutionnalisant – comme tous les pouvoirs – au fur et à mesure qu’il dure. À ce fait, à lui seul remarquable, s’en ajoute un autre : l’entrée du Maroc dans une dynamique clairement bipartisane, opposant un parti islamo-conservateur à un parti libéral. Comparée à ces deux faits majeurs, la consolidation au pouvoir d’un parti que la presse et les commentateurs aiment à présenter comme « islamiste » n’a qu’un intérêt très secondaire.
Clarifions rapidement ce point avant de poursuivre. Sans entrer dans des querelles de définitions sur lesquelles les spécialistes ou supposés tels se disputent depuis une trentaine d’années, peuvent être qualifiés d’islamistes une personne ou un ensemble de personnes désirant parvenir au pouvoir afin d’y appliquer la sharia (Loi divine). Ce n’est le cas ni de l’actuel Chef du gouvernement ni de son parti, le PJD (Parti de la justice et du développement). Celui-ci ne proclame pas que la « sharia est la solution » et ne vise pas à réislamiser la société, comme auraient voulu le faire les Frères musulmans en Egypte. En revanche, bien évidemment, le PJD et son chef sont parfaitement conservateurs du point de vue des mœurs, c’est-à-dire acquis à l’idée que la liberté de la vie privée peut-être légitimement réduite afin de satisfaire à des standards moraux tenus pour être ceux de tout le monde (même si, à l’évidence, ce n’est pas le cas). Cependant, dans la mise en œuvre de ce moralisme, comme, du reste, dans l’ensemble de sa politique, l’actuel Chef du gouvernement se comporte plutôt comme un centriste, c’est-à-dire avec modération et non sans compromis. Ce conservatisme modéré avec ses inévitables pics d’intolérances ponctuelles est, de plus, celui d’une partie non négligeable des Marocains, qu’ils s’identifient au PJD ou à d’autres partis.
Revenons aux élections elles-mêmes et aux partis politiques. Le PJD compte, désormais, 125 sièges au Parlement, soit 18 de plus que sous la précédente législature. Le PAM (Partie Authenticité et Modernité, créé en 2008 par un proche du roi Mohammed VI), son concurrent direct, libéral, compte 102 sièges, soit 55 de plus que préalablement. Le parti de l’Istiqlal, l’ancien grand parti marocain de l’indépendance, alliée du PJD durant la première partie de la législature passée, remporte 46 sièges, c’est-à-dire 14 de moins que précédemment. Le RNI (Rassemblement national des indépendants), centriste, membre de l’actuelle coalition où il avait remplacé l’Istiqlal, remporte 37 sièges et en perd 15. Le Mouvement populaire, allié du PJD, remporte, lui, 27 sièges, en perdant 5. L’USFP (Union socialiste des forces populaires), ancien grand parti de gauche qui avait conduit, en 1998, le premier gouvernement issu de la libéralisation déterminée du régime, ne remporte que 20 sièges, en perdant 19, soit quasiment la moitié de ses effectifs. L’UC (Union constitutionnelle), parti de centre-droit, qui n’a plus participé à aucun gouvernement depuis 1998, ne perd que 4 sièges, en remportant 19. Le PPS (Parti du progrès et du socialisme), le Parti communiste marocain, allié du PJD, perd 6 sièges et en conserve 12. L’extrême gauche de la Fédération de la gauche démocratique remporte 2 sièges, rassemblant pour y parvenir trois partis politiques.
Ainsi que l’avait annoncé les élections communales et régionales de 2015, deux partis émergent désormais, le PJD et le PAM, transformant les autres partis en partis satellites, seulement nécessaires à faire l’appoint dans la formation des coalitions électorales dirigées par l’un ou par l’autre. Cette évolution du système politique marocain est la deuxième étape d’une dynamique mise en place en 1998, lorsque les grands partis issus du « Bloc national », notamment l’USFP et l’Istiqlal, étaient devenu, pour le premier, et redevenu, pour le second, des partis de gouvernement. A partir cette date, tous les partis étaient potentiellement éligibles à la participation gouvernementale et à peu près toutes les alliances étaient envisageables, ainsi qu’en a témoigné, en 2011, l’alliance du PJD et du PPS. Durant cette étape, il y avait ce que l’on pourrait nommer une « première division » de partis politiques de taille moyennes que ne séparaient, en sièges, que des écarts moyens. En 2002, 23 sièges séparaient le parti arrivé en tête (l’USFP) du dernier parti (le Mouvement populaire), le cinquième par ordre de gain, de la première division. En 2007, 25 sièges séparaient le parti arrivé en tête (l’Istiqlal) du dernier parti (l’UC), le cinquième par ordre de gains, toujours à l’intérieur de la même division. En 2011, le PJD creusa l’écart à l’intérieur de celle-ci, obtenant 107 sièges et arrivant premier avec 47 sièges d’avance sur l’Istiqlal, deuxième parti dans l’ordre des gains en sièges. Aujourd’hui, 23 sièges seulement séparent le PAM du PJD, arrivés respectivement en deuxième et en première place, alors que 56 sièges séparent le parti arrivé deuxième du parti arrivé troisième (l’Istiqlal). La première division compte, désormais, deux partis et les anciens partis composant celle-ci sont relégués en « deuxième division ». La transformation du paysage politique est profonde.
Certains commentateurs marocains peu sensibles aux évidences et encore attachés à l’idée que les élections seraient truquées de manière centralisée se complaisent à s’étonner que le PAM ait plus que doublé le nombre des sièges qu’il détient. En fait, il faut considérer les résultats du PAM et ceux du PJD dans la même perspective. Ce dernier parti, après cinq années passées à la direction du gouvernement et un bilan décent mais sans résultats éclatants, non seulement ne perd pas de sièges, mais en gagne. Simultanément, une partie de l’électorat se porte sur le PAM. On assiste, tout simplement, à une polarisation des votes. Les électeurs s’éloignent de façon croissante des anciens partis et semblent avoir trouvé avec l’opposition PJD/PAM un critère directif, simple et robuste, de compréhension de la vie politique marocaine. Deux partis dominants s’installant, maintenant, dans celle-ci ; c’est une nouveauté, et c’est même une nouveauté remarquable. Durant le règne du roi précédent, en effet, la régulation des élections avait consisté à éviter l’apparition de semblables partis, fussent-ils proche du Palais.
Toutefois, la nouveauté la plus remarquable est la possibilité pour un chef du gouvernement de se succéder à lui-même pour un deuxième mandat, au sens plein du terme, c’est-à-dire un mandat constitutionnellement synchronisé avec la législature et dont le roi ne peut le démettre. En 1977, Ossman Ahmed Ossman, beau-frère d’Hassan II et président du Rassemblement national des indépendants, avait occupé le poste de Premier ministre durant une législature entière et durant les deux premières années de la suivante ; il avait été remplacé à la primature par Maati Bouabid qui n’appartenait pas à son parti bien que celui-ci fut largement majoritaire. Aujourd’hui, en revanche, la longévité d’Abdelilah Benkirane est strictement le fait de son succès électoral. Même en cas de crise, le roi ne pourrait nommer, comme cela se faisait naguère, une personnalité indépendante à la tête du Gouvernement. Certes, le succès du PJD est relatif – d’autant plus relatif que 43% seulement des inscrits ont voté – mais il n’en est pas moins vrai, et c’est le plus important, que le Chef du gouvernement occupe la place qu’il occupe parce que les électeurs ont donné une majorité relative à son parti, de sorte que la durée de sa vie politique ne dépend institutionnellement d’eux. A ceci s’ajoute les conséquences de cette durée. Même si l’on considère que le Maroc est un régime hybride ou l’initiative politique est (inégalement) duelle, dix ans de présence au pouvoir d’une équipe de dirigeants et d’un parti ne peuvent pas ne pas avoir un impact sur l’orientation du pays, ne serait-ce que par le choix des hommes dont une bonne partie relève du Chef du gouvernement. Bref, nous nous trouvons dans la situation suivante : dix ans de nominations continues aux postes importants de l’Etat, dix ans durant lesquels le travail législatif – celui qui change les choses comme celui qui maintient – portera la marque du PJD et de ses conceptions. Le PJD va pénétrer profondément l’appareil d’Etat.
Cela dit, parce que les causalités ne peuvent que s’enchaîner selon un ordre éprouvé, la vie politique marocaine va nécessairement s’ordonner vers la promotion d’une alternative à cette politique et donc vers la promotion de la seule force politique à même de l’incarner, le PAM – ceci d’autant plus que ce parti est le seul d’entre les partis importants, passés ou présents, à n’avoir jamais dirigé un gouvernement. Considérant la dynamique des formations politiques depuis une vingtaine d’année et la clarté de l’évolution en cours, il est difficile d’imaginer sérieusement une tierce possibilité. Des partis qui sont en déclin constants ne vont se ressaisir et revenir, en quelques années, dans la division des partis à plus de 100 sièges. Du point de vue de la sociologie électorale, il n’y a pas de troisième voie. On le sait, la logique du bipartisme est cruelle pour les petits et moyens partis : s’ils ne disparaissent pas, ils sont satellisés. Il en découle que les programmes des partis devraient, sinon se densifier (cette époque semble révolue), du moins se clarifier. Il est, en effet, de l’intérêt du PJD comme de celui du PAM d’avoir des offres politique suffisamment distinctes l’une de l’autre afin de préserver la dynamique bipartisane dont ils bénéficient et qui leur permet d’attirer, dans leur sillage, les électeurs des autres partis tout en conservant les leurs. L’enjeu ici est identitaire, or, ainsi que l’a montré Frederik Barth, on ne se distingue qu’en s’opposant, autrement dit en adoptant des positions clivantes. Jusqu’alors la vie politique marocaine pouvait apparaître, du point de vue de l’offre partisane, comme une variation de gris circonscrivant un consensus. L’identification de deux pôles concurrents devrait la stimuler et contribuer à réduire quelque peu le consensualisme la caractérisant, qui fait inévitablement le lit des demi-mesures, que personne n’approuve jamais totalement, mais que tout le monde préserve parce que chacun y trouve finalement un peu son compte.
On ne peut que constater, pour conclure, que la Constitution de 2011 est en train, lentement mais sûrement, de transformer les équilibres politiques du pays dans un sens positif, celui de l’exercice normal de la démocratie. La théorie de la consolidation démocratique avance que la démocratie progresse quand les gouvernants changent, c’est-à-dire perdent une élection après avoir remporté la précédente. En fait, ceci dépend des traditions autoritaires auxquelles les institutions démocratiques succèdent. Pendant plus d’une trentaine d’années, la régulation politique a consisté, au Maroc, à empêcher les partis de consolider leurs positions électorales et d’inscrire leur empreinte dans les institutions politiques. Par rapport à ce passé, la victoire du PJD représente donc un indéniable signe de bonne santé démocratique. Face au leadership monarchique commence à s’affirmer des leaderships partisans. Que ce changement majeur passe par le maintien au pouvoir d’un parti conservateur ne relève en rien de l’ingénierie constitutionnelle mais de l’état de l’opinion. Si l’on veut plus, c’est elle qu’il faut convaincre.
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