La réforme actuelle du droit du travail, ou comment se hâter avec lenteur edit
La nécessité et l’urgence d’une réforme du code du travail sont maintenant admises par les partis de gouvernement, tant dans l’actuelle majorité de gauche que dans l’opposition de droite. Le constat est ainsi partagé d’un double échec du droit du travail actuel, tant sur le plan de l’efficacité économique que sur celui de la protection des travailleurs, du fait de la complexité, de l’inintelligibilité et de l’intrusion détaillée dans de nombreux aspects organisationnels de ce droit. Le chômage massif que connait durablement la France est pour partie liée à cette situation. Les grandes orientations de la réforme à engager font également consensus, et elles reprennent grandement celles que nous avons proposées sur les dernières années (1). Il s’agit en substance d’ouvrir largement la possibilité de substituer aux normes réglementaires, par accord collectif entre les partenaires sociaux, des normes négociées. Les limites à cette extension du droit dérogatoire doivent être seulement celles des principes fondamentaux et du droit supranational. Cette approche est celle préconisée et détaillée dans les trois rapports publiés sur la question en septembre dernier : le rapport de Jean-Denis Combrexelle réalisé à la demande du gouvernement, celui de l’Institut Montaigne et le nôtre. Cette logique de réforme appelle également de nombreux autres changements pour être pleinement efficace.
Le gouvernement a saisi Robert Badinter pour fournir, avec l’aide d’une commission ad hoc, un énoncé des grands principes. Ce rapport de 61 courts articles vient d’être rendu. Il est très instructif à différents égards. Tout d’abord, il rappelle à chacun que le pouvoir d’appréciation du juge est, fort heureusement, incontournable. Quand il est dit par exemple que « toute personne a droit au respect de sa dignité dans le travail » (Art. 2) ou que « les discriminations sont interdites dans toute relation de travail » (Art. 5), il apparait évident que les différentes situations possibles de non-respect de la dignité ou de discrimination du travailleur ne peuvent être énoncées. Il revient donc au juge et à lui seul d’apprécier dans les contentieux qu’il a à trancher la réalité d’un non-respect de la dignité ou d’une discrimination, et l’éventuel préjudice à indemniser. Pour autant, soulignons ici que si le rôle du juge est indispensable pour interpréter la loi, il ne revient pas à la Chambre Sociale de la Cour de Cassation de se substituer au législateur. Ensuite, ce rapport offre aux Pouvoirs Publics la possibilité d’ouvrir très largement, dans le respect des principes fondamentaux, l’espace décisionnel des normes conventionnelles dans leur articulation avec la loi. Il y est par exemple écrit que « la loi détermine les conditions et limites dans lesquelles les conventions et accords collectifs peuvent prévoir des normes différentes de celles résultant des lois et règlements ainsi que des conventions de portée plus large » (Art. 55) et que « en cas de conflit de normes, la plus favorable s’applique aux salariés si la loi n’en dispose pas autrement » (Art. 56). Enfin, ce rapport offre également aux Pouvoirs Publics la possibilité de permettre par la loi aux accords collectifs de mordre, de façon totalement sécurisée sur le plan juridique, dans l’autonomie du contrat de travail. Il y est ainsi précisé que « les clauses d’une convention ou d’un accord collectif s’appliquent aux contrats de travail. Les stipulations plus favorables du contrat prévalent si la loi n’en dispose pas autrement » (Art 57). Le rapport propose lui-même, et le Gouvernement y souscrit, de faire figurer ces 61 articles en préambule du code du travail afin d’y offrir un système de références. A cet égard, s’il faut louer l’idée de décliner dans la loi les grands principes car cela va dans le sens d’une extension du rôle du tissu conventionnel, cela ne doit pas empêcher ni même brider la critique sur le contenu et la rédaction de certains articles.
Pour autant, si le rapport Badinter est évidemment bienvenu, il ne constitue pas en lui-même la réforme attendue du code du travail. Il montre que cette réforme est possible et il en indique l’espace. Mais la démarche de réforme semble hélas contrariée par trois aspects : l’intrusion idéologique, le comportement tacticien, et l’absence des indispensables avancées latérales.
Dès son lancement, le processus de réforme du code du travail a été bridé par des interventions venant du plus haut sommet de l’Etat et affirmant qu’il n’était pas question de réformer trois domaines : la durée légale du travail, le SMIC et le contrat de travail. Sur la durée du travail les interventions gouvernementales ont ensuite été d’une confusion extrême puisque tantôt tout devait être réformable et tantôt la durée légale et le seuil minimal de majoration salariale des heures supplémentaires (10%) ne devaient pas l’être… Concernant le contrat de travail, le flou est resté complet sur ce qui ne serait pas dans l’espace de la réforme. Au-delà de leur caractère infondé sur la substance, ces interventions relèvent de la totémisation idéologique de certains thèmes qui constituent à tort des marqueurs politiques. Mais elles dénaturent la démarche même de la réforme, qui vise à ouvrir l’espace décisionnel des partenaires sociaux, par la voie d’accord collectifs, dans tout ce qui ne ressort pas des grands principes évoqués par le rapport Badinter ou bien du droit supranational. Et bien sûr, cette dénaturation aboutit à une décrédibilisassion de la démarche elle-même : si les règles du jeu qu’on entend vouloir pratiquer ne sont pas respectées par l’arbitre même du jeu, comment croire en ce dernier ?!
Ensuite, le parti a été pris de se hâter avec une grande lenteur dans la réforme. D’abord le rapport Badinter, puis un travail de réécriture du code qui, à droit constant, identifiera plus clairement le domaine dérogeable par la voie conventionnelle, et le droit s’appliquant en l’absence d’accords collectifs. Cette réécriture effectivement délicate doit s’étendre sur deux ans pour nous amener fort opportunément à l’après élections présidentielles et parlementaires… Le point de vue que nous défendons dans notre rapport est que la réforme ouvrant l’espace dérogatoire peut être conduite en quelques mois, ce qui n’empêche nullement un travail de réécriture du code en parallèle. Le séquençage temporel du processus de réforme du code du travail n’a aucune autre utilité qu’électorale, mais il présente le grand défaut de retarder la réforme effective dont on a pourtant rappelé qu’elle est à la fois nécessaire et urgente.
Enfin, ce séquençage diffère davantage encore d’autres réformes que celles du code du travail mais qui sont néanmoins également indispensables à la fluidification du marché du travail et à la lutte structurelle contre le chômage. Donnons en deux exemples. La formation professionnelle tout d’abord, qui a été réformée de façon anecdotique par la loi du 5 mars 2014 transposant un ANI sur la question. Parties prenante en la matière, puisque la formation professionnelle contribue à leur financement, les partenaires sociaux ont ici manqué d’une ambition que les Pouvoirs Publics ne leur ont pas demandée. Témoigne de cet échec les annonces du Président de la République, le 18 janvier dernier, envisageant de proposer une formation à 500 000 chômeurs. Mais si la réforme de 2014 avait été à la hauteur des enjeux, il n’y aurait pas besoin d’une telle intervention ponctuelle inadaptée pour répondre à une difficulté structurelle… Second exemple, l’arsenal juridictionnel actuellement porteur d’insécurité juridique. Plusieurs changements sont nécessaires et urgents en ce domaine. Il faut d’abord développer la médiation, ensuite faire en sorte que la conciliation soit non seulement effective mais voit son rôle fortement accru, enfin améliorer la qualité de la décision des premiers juges par l’introduction d’un juge de métier (l’échevinage), d’autant que le nombre pair de juges est incompatible avec les exigences de la justice et d’un procès équitable. Par ailleurs, il faut pouvoir organiser, par convention collective, le recours possible à l’arbitrage, dans des conditions conventionnellement définies. Les changements introduits par la loi Macron sont des avancées dans ces directions, mais hélas trop timides au regard des enjeux.
La réforme du droit du travail doit concilier un accroissement de l’efficacité économique et de la protection effective des travailleurs. La voie est celle d’une refondation concrétisée par la possible dérogation par accord collectif à la loi (au-delà des principes et du droit supranational). Cela permet en effet l’adaptation des normes à chaque contexte. Force est de constater que, pour l’instant, cette démarche de réforme ne trouve pas de mise en œuvre affirmée et ambitieuse. On en reste, délibérément, aux mots de la réforme. Seule dimension favorable de la démarche actuelle : quelle qu’elle soit, la future majorité issue des urnes en 2017 aura en main les clés d’une réforme ambitieuse, forte et rapide. Mais hélas que de temps perdu d’ici là…
1. Voir en particulier l’ouvrage Refonder le droit social, La Documentation Française, 2e édition, 2013 (la première édition, de 2012, développait l’analyse proposée dans le rapport n°88, publié en 2010 sous le même titre, par le Conseil d’Analyse Economique) ; « Droit social : pourquoi et comment le refonder », Droit Social, n°9, septembre 2012 ; « Pour une nouvelle articulation des normes en droit du travail », Droit Social, n°1, janvier 2013.
2. Tout et n’importe quoi se dit et s’écrit concernant le droit de la durée du travail et les 35 heures. De fait, le droit de la durée du travail fournit une très grande souplesse de gestion des horaires de travail. À ce titre, les 35 heures ne sont en rien un carcan. Mais ce droit est d’une grande complexité et les souplesses et flexibilités existantes sont difficiles à mobiliser pour des PME. Un besoin est ici celui de la simplification. Un autre est celui, comme dans l’ensemble du droit du travail, de l’ouverture dérogatoire.
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