L’incontournable question des dettes publiques edit
Le succès de Syriza a le mérite d’avoir brisé le pesant silence officiel sur la question des dettes publiques. La question ne pouvait pas être plus abordée que celle du sexe au temps de la reine Victoria: y penser toujours, n’en parler jamais. Dans les jours qui ont précédé l’élection grecque, des ministres irlandais, finlandais et français ont publiquement indiqué que le sujet doit être abordé. Évidemment, l’inoxydable ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a immédiatement voulu refermer le couvercle. Le problème est pourtant évident.
En 2009, à la veille de la crise, le total des dettes publiques des pays de la zone euro était de l’ordre de 80% du PIB. Il se rapproche aujourd’hui de 100%. La Grèce est passée de 130% à 175%. En proportion du PIB, aucun pays, l’Allemagne incluse, n’a vu sa dette baisser. Il ne faut pas être un grand savant pour se dire que si la situation était menaçante en 2009, elle l’est encore plus aujourd’hui. On peut disserter à loisir sur le fait que les conditions générales ont changé – elles se sont largement détériorées – ou que les déficits ont été réduits, il reste que la taille de dettes publiques pose problème.
La lente montée des dettes avant 2009, en fait pendant quatre décennies, suivie de la crise, devrait avoir alerté les responsables politiques. Mais, hier comme aujourd’hui, ils ont choisi d’ignorer les risques. Les dettes ne sont jamais une menace imminente. Elles grimpent dans l’indifférence générale jusqu’au jour où un événement aléatoire conduit les marchés financiers à fermer le robinet. En 2009, ce fut la crise financière aux États-Unis. Il est impossible de deviner le prochain facteur déclenchant, encore moins le moment où il se produira, ni même s’il se produira. Face à une telle situation, n’importe quel politicien a la même réaction : on verra bien, ce qui signifie après moi le déluge. Cette myopie congénitale a des conséquences dramatiques. Que l’on pense à l’explosion du chômage, à la récession qui a détruit les centaines de milliards de revenus qui n’ont pas été créés, aux dizaines de milliers de faillites, ou aux familles déchirées par la précarité dans laquelle elles ont été plongées, les conséquences de cette incurie sont gigantesques. Et pourtant, les leçons ne sont jamais tirées. Un livre consacré aux crises financières résume bien le raisonnement : « Cette fois, ce n’est pas pareil » (Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, This Time is Different, Princeton University Press, 2009). Hélas, si, c’est toujours la même histoire.
À la fin de 2014, la dette publique excède 100% du PIB dans six pays de la zone euro (Belgique, Chypre, Grèce, Irlande, Italie et Portugal), et approche 100% dans deux autres pays (Espagne et France). Tous ces pays, parmi lesquels quelques « poids lourds », sont dans la zone dangereuse. Ils peuvent se retrouver en crise du jour au lendemain. Que l’un ou l’autre des « poids lourds » trébuche, et nous aurons une situation infiniment plus dévastatrice que celle que nous avons connue ces dernières années.
Face à une telle menace, jusqu’aux élections grecques, la position officielle était désarmante d’optimisme. La Commission Européenne considérait que vingt années d’austérité budgétaire, accompagnées de croissance soutenue, suffiraient à faire disparaître la menace. Si gouverner c’est prévoir le pire pour atteindre le meilleur, on est loin de la sagesse élémentaire.
Il n’est pas difficile de comprendre les raisons de cet optimisme fonctionnel. L’autre versant d’une dette, c’est un avoir. En dehors de la Grèce, les dettes publiques de chaque pays sont détenues en grande partie par les banques nationales. Effacer une partie de la dette publique d’un pays revient donc à assassiner les banques du pays. Si les banques s’effondrent, il faudra alors les secourir. D’où viendra alors l’argent ? De nouveaux prêts. Si, comme il est probable, les marchés financiers refusent alors de prêter les fonds nécessaire, il faudra faire appel aux autres pays et au FMI. Personne ne veut imaginer cette situation proprement cataclysmique. La légendaire politique de l’autruche s’impose tout naturellement comme une sagesse élémentaire.
Ce serait justifié s’il n’existait pas de solutions. Or, il en existe. Certaines sont simples mais politiquement inacceptables. Par exemple, une idée populaire dans les pays endettés et de transformer les dettes nationales en dettes européennes, garanties par tous les membres de la zone euro. Chaque pays continuerait à essayer d’honorer mais, en cas de trop grosses difficultés, tout ou partie de sa dette serait prise en charge par les autres pays. Naturellement, les pays moins endettés, Allemagne en tête, ne veulent pas en entendre parler.
D’autres propositions ont été avancées, dont celle qu’avec Pierre Pâris j’ai intitulée PADRE (Politically Acceptable Debt Restructuring in Europe, mai 2014.). L’idée est que la BCE rachèterait une partie de toutes les dettes publiques de tous les pays de la zone euro. La BCE recevrait le service de la dette, une source de profits, qu’elle rétrocède à ses actionnaires, les gouvernements des pays membres. Si les achats de dettes se font en proportion de la part de capital de la BCE détenu par chaque pays, la dette ne coûte plus rien à personne. Ni aux banques qui vendent ce qu’elles détiennent à la BCE, ni aux autres pays membres puisque chaque pays reçoit en retour exactement ce qu’il paye pour servir sa dette. En temps ordinaire, ce système un peu trop merveilleux, bien connu et appelé financement monétaire de la dette publique, est dangereux pour deux raisons : 1) parce qu’il consiste à créer de la monnaie (pour acheter les dettes), ce qui peut être inflationniste ; 2) parce que c’est trop facile, et donc un encouragement à recommencer à accumuler des dettes. L’inflation n’est pas le problème du jour, et la monnaie ainsi créée peut être retirée ultérieurement, lorsque les temps seront meilleurs. Le risque d’encourager de nouveaux dérapages budgétaires est sérieux – c’est ce que l’on appelle l’aléa moral – et nécessite un traitement rigoureux, mais là aussi des solutions existent.
Alors ? Les gouvernements, fidèles à la politique de l’autruche, ne veulent pas s’intéresser à ce genre de solution. Mais, apparemment sans le vouloir, la BCE vient de la mettre en route. Annoncé le mois dernier, l’assouplissement quantitatif (en anglais, QE pour quantitative easing) prévoit que la BCE va acheter jusqu’à 30 % des dettes publiques en proportion des parts de capital de chaque pays. L’objectif n’est pas de faire disparaître ces dettes, mais de créer de la monnaie pour essayer de dynamiser l’économie. C’est la logique inverse de PADRE, qui propose que la BCE absorbe les dettes publiques, en créant de la monnaie. Mais l’effet est identique. Autrement dit, si la BCE achète effectivement 30% des dettes publiques, le problème de l’endettement excessif sera résolu. Sans le dire explicitement, la BCE a fait un miracle. Le prix à payer est de ne pas traiter le problème de l’aléa moral. C’est sans doute la raison pour laquelle l’Allemagne n’a pas aimé…
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