Rapport Badinter: beaucoup de bruit pour rien edit
En confiant à une commission présidée par Robert Badinter le soin de proposer une réécriture du Code du Travail, le gouvernement a donné l’impression de vouloir remettre le code à plat. Le résultat d’une longue sédimentation d’articles disparates, ce code est une raison pour laquelle la France subit un chômage de masse. Un coup de pied dans la fourmilière est donc nécessaire. Las, ce n’est pas ce que le rapport accomplit. Le grand soir du chômage devra attendre une volonté politique réelle de s’attaquer à ce qui est le problème essentiel de la France. Sans chômage de masse, le mal français n’existerait pas. Il n’y aurait pas une jeunesse inactive en déshérence sociale, ni de banlieues en souffrance criminogène. Les familles cesseraient de s’angoisser, voire de se déchirer, au sujet de l’avenir des enfants, la source d’une sourde rage qui profite aux partis extrêmes et à l’émigration des élites. Les populismes de gauche et de droite seraient moins attractifs.
Le Rapport Badinter souffre de deux limites importantes. Il ne concerne que le contenant, et il est rédigé uniquement par des juristes. Ce n’est pas un reproche à ses auteurs, ils n’ont fait qu’exécuter la tâche qui leur avait été confiée comme elle leur a été confiée. Dès le départ, le ver était dans le fruit.
Robert Badinter le dit clairement : le rapport est à droit constant, autrement dit, il accepte le contenu du Code du Travail tel qu’il existe. Le travail de la commission a simplement consisté à dégager l’essentiel de l’accessoire dans l’espoir d’instaurer une hiérarchie. Alors qu’elles compliquaient depuis longtemps la vie des employeurs et des employés, les 3000 pages du Code du Travail ont frappé les esprits. S’est alors installée l’idée qu’en réduisant sa longueur, le code serait amélioré et que le chômage reculerait. Quelle illusion d’optique ! À lui seul, le Rapport Badinter ne permettra pas de raccourcir le texte. Il propose de le réorganiser, en plaçant en tête un certain nombre de principes que le comité a distillé des fameuses 3000 pages. Mais, en se référant constamment à « la loi », il implique de faire suivre son texte, élégant mais vague, par toutes les 3000 pages, infiniment moins élégantes. Il propose un contenant amélioré sans se permettre de toucher au contenu. C’est dit explicitement : le comité « ne s’est pas cru autorisé à proposer des nouvelles dispositions ou à formuler des suggestions ».
Or si la longueur du Code du Travail a quelque chose de caricatural, reflétant la vieille et vivace habitude d’empiler des lois les unes sur les autres, le vrai problème est son contenu. Document juridique essentiel, le Code du Travail concerne un phénomène économique de première importance, le marché du travail. C’est le fonctionnement de ce marché qui doit être repensé. A droit constant, on tourne en rond. Certes, tout changement des règles qui régissent ce marché doit être codifié par la législation, mais la logique est de commencer par définir les réformes nécessaires, ce qui ne peut se faire sans raisonnement économique. Or l’une des caractéristiques du monde juridique français est de ne pas se mêler, à quelques exceptions près, de considérations économiques. Cette aberration contraste avec l’expansion dans de nombreux pays développés de la discipline « droit et économie », qui reconnaît que la justice joue nécessairement un rôle économique majeur et que les principes économiques doivent connaître une traduction juridique. L’importance de cette discipline est attestée par deux prix Nobel (Ronald Coase en 1991 et Gary Becker en 1992). Ce n’est pas nos traditions, nous dit-on. Oui, et c’est bien là le problème. Ce n’est pas en perpétuant des traditions désuètes que l’on s’attaquera au chômage de masse.
Deux exemples permettent d’illustrer la question. Le rapport Badinter comporte un article qui énonce que « le contrat de travail est à durée indéterminée ». Ce n’est même pas à droit constant, nous avons aujourd’hui des CDD. Nous avons aussi du travail intérimaire, qui semble interdit par un article qui indique que « un salarié ne peut être mis à disposition d’une autre entreprise dans un but lucratif ». Dans chaque cas, il y a certes des qualifications, mais le rapport cherche à établir des normes. Ce faisant, il va au delà du « droit constant » ou, du moins, l’interprète de manière antiéconomique. On comprend aisément la logique de vouloir protéger les employés de l’arbitraire du patron. Mais ce n’est pas la seule logique. Dans un monde en constante mutation, seules se développent – et créent des emplois – les entreprises agiles, ce que reconnaît Robert Badinter. La possibilité d’embaucher pour un temps, en faisant appel s’il le faut à du personnel intérimaire, est une condition nécessaire d’agilité. Le Code du Travail doit concilier ces deux exigences, ce qui requiert de maîtriser les principes juridiques et économiques. Tel qu’énoncé, le droit au CDI ne peut pas être considéré comme un élément fondamental du droit du travail. Le succès des réformes Hartz adoptées en Allemagne dans les années 1990 repose en grande partie sur le travail temporaire et à temps partiel. Ce que l’on appelle avec dédain en France « les petits boulots » ou « l’emploi précaire » a permis à l’Allemagne de réduire de moitié le taux de chômage. Les racistes de Pegida peuvent bien manifester, ils n’ont aucun siège au Bundestag.
L’autre exemple concerne l’autre bout du contrat de travail, l’épineuse question du licenciement. « Tout licenciement pour motif économique […] ne peut être prononcé sans que l’employeur se soit efforcé de reclasser l’intéressé, sauf dérogation prévue par loi ». Déjà le vague de ce texte nous alerte que le principe énoncé est relatif. Mais la notion même de licenciement pour motif économique pose problème. Sauf faute professionnelle et incompatibilité d’humeur, tout licenciement est pour motif économique. Une entreprise peut avoir besoin de licencier pour se développer ou survivre, c’est l’évidence même, et il n’y a là rien de honteux ou répréhensible. Certes, pour les personnes concernées, c’est un drame, personnel, familial et social, et c’est souvent perçu comme une violence. Comment, à nouveau, concilier ces exigences contradictoires ? À droit constant, on impose aux entreprises de remplir les fonctions de Pôle Emploi, ce qui n’est pas leur rôle et nuit à leur agilité. Au niveau des principes fondamentaux, même à droit constant, il est essentiel de reconnaître la nécessité pour les entreprises de licencier et le droit à compensation pour les personnes licenciées. Essayer de définir, voire de criminaliser, le motif économique des licenciements révèle une ignorance de la vie des entreprises. Sanctuariser cette vue dans la partie haute de Code du Travail pose un grave problème économique. Le toilettage annoncé n’est pas amorcé.
Tout ceci pose la question de l’usage qui sera fait du rapport Badinter. Les deux exemples ci-dessus, choisis parmi beaucoup d’autres, montrent que la mission qui consistait à dégager le fondamental de l’accessoire n’est pas remplie. Aucun progrès dans la lutte contre le chômage de masse ne sera possible aussi longtemps que l’on évitera de repenser le contenu. L’intention de tout mettre à plat, au lieu de bricoler ici et là, est particulièrement louable, espérons que c’est aussi réaliste. Parce que le droit du travail touche à l’essentiel de la vie en société, une telle opération ne peut pas être menée par une famille politique seule. Parce que les questions en jeu ne sont pas seulement juridiques, il faudra mobiliser des économistes du travail, et sans doute d’autres compétences non partisanes. Il faudra consulter, mais juste consulter, employés et employeurs, sans essayer de les satisfaire par des compromis boîteux. On peut toujours rêver.
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