L’exception culturelle : entre stupeur et tremblements edit
L’exclusion de l’audiovisuel du mandat donné à Bruxelles pour négocier le Traité de libre échange Transatlantique (TTIP) est une victoire française au finish, les autres gouvernements paraissant mollement motivés. Pourquoi un tel raidissement alors que, sur le terrain des industries de l’image, les relations Europe/Etats-Unis avaient tourné à l’apaisement ?
Si la France a déterré la hache de guerre, c’est qu’un nouvel ennemi yankee s’est profilé à l’horizon : les opérateurs de Video On Demand (VOD), en particulier le géant Netflix, leader de ce marché aux Etats-Unis, qui entame aujourd’hui son implantation en Espagne et en Grande-Bretagne. Mais Youtube, Amazon et bien d’autres typhons de l’Internet sont en piste, proposent des locations de films, développent leur offre et pourraient bientôt lancer une offensive en Europe. Consommer des productions culturelles à la demande, « quand je veux et où je veux », correspond à l’évolution des pratiques de loisirs, et ce visionnage à haute dose de films, séries et autres vidéos signe probablement une révolution pour l’imaginaire des générations futures. Aussi la VOD apparaît-elle comme un eldorado potentiel pour les industries de l’image.
Ce marché est naissant, mal connu et peut être mirobolant. Les films sont le premier produit consommé en VOD, ils couvriraient 75 % de la demande. Comme le note un dossier de l’Observatoire Européen des Médias, « il est difficile d’avancer des montants fiables sur ce marché », tant les données sont disparates –un rapport de la KEA European affaires tablait sur un marché de 2,2 milliards d’euros en 2013, une autre étude (Exane BNP Paribas) évoque un montant de 1,6 milliards. A titre de comparaison, le chiffre d’affaires des salles de cinéma en Europe atteint 6,4 milliards en 2012. Les projections financières sur l’avenir commercial de la VOD se heurtent au fait que les données des quelques 2700 sites européens légaux recensés en 2013 n’offrent à voir qu’une partie du paysage : un volume important de la consommation, par essence non chiffrable, passe par des circuits illégaux. Conséquences de cette nouvelle façon de voir des films, tel qu’on l’observe en France : recul des entrées en salle (-6, 3 % en 2012), une évolution proche de la moyenne européenne ; recul du marché de la vidéo physique de films (-8, 2% en 2012).
Ainsi, ces consommations sont difficiles à monétiser, en tout cas par paiement direct. En effet, le public est davantage prêt à dépenser pour s’équiper en matériel technologique et en accès qu’à payer pour la consommation d’un bien culturel particulier (Etude sur l’évolution des pratiques et le panier moyen de consommation de biens culturels de l’ère prénumérique à nos jours, Hadopi). L’idée d’une consommation gratuite est profondément ancrée dans les esprits, notamment chez les jeunes. D’où la politique de relative tolérance à l’égard du piratage, d’autant que les « pirates » souvent amateurs de films fréquentent aussi les salles. Le rapport Lescure « invite à distinguer, dans la lutte contre le piratage, les pratiques occasionnelles et personnelles, sans objectif d’enrichissement, des activités lucratives déployées par certains acteurs de l’internet, reposant de manière systématique sur la diffusion de biens culturels contrefaits ». Ce même rapport propose d’atténuer les pénalités liées au piratage. Parallèlement, les offres légales devront innover (abonnements avantageux, bandeaux publicitaires, offre premium) pour trouver une base de rentabilisation.
Dans une démarche fidèle à l’esprit de l’exception culturelle, la Directive européenne sur les médias, dans sa révision de 2007, a intégré la VOD. Ainsi, les Etats membres doivent veiller à ce que ces services non linéaires promeuvent la production d’œuvres européennes et l’accès à celles-ci via, par exemple, une contribution financière à la production et à l’acquisition de droits, ou à travers une bonne visibilité dans les catalogues. La France a rapidement mis en application ce principe dans un décret de 2010, qui oblige les services de VOD à investir un pourcentage de leurs gains dans le développement d’œuvres européennes et/ou françaises. Pourtant, si les films peuvent être commandés à partir de plateformes dispersées de par le monde, le marché de la VOD est infiniment plus difficile à encadrer par des mesures de type « exception culturelle » que les télévisions, qui, pour la plupart, reposent sur une autorisation d’émettre nationale, ou les salles de cinéma.
Depuis plusieurs années, la querelle entre américains et européens autour de la Culture est endormie, le gouvernement américain semblant s’accommoder de l’offensive des Européens pour développer, y compris avec des aides publiques, leurs investissements cinématographiques. Le nombre de films de fiction produits dans l’Europe des 27 est passé de 803 en 2008 à 901 en 2012, et de 1159 à 1299, si l’on inclut les documentaires. Au service de cette activité sont engagées les chaînes de télévision (29 % du financement des films européens en 2009), notamment celles de service public, et une panoplie d’aides publiques - Filmförderungsgesetz (taxe sur les diffuseurs) et fonds régionaux en Allemagne, taxe sur la loterie et crédits d’impôts en Grande-Bretagne, et, bien entendu, les mécanismes français, particulièrement ambitieux.
Cette accalmie peut s’expliquer. Malgré le dynamisme du cinéma européen, la position de l’industrie américaine est satisfaisante en Europe : elle détient 63 % des part de marché des salles de cinéma, et ses films et séries de fiction circulent abondamment sur les télévisions en dépit des quelques limites imposées par les quotas de diffusion. En 2012, Skyfall, avec le so british James Bond, co-production anglo-américaine, a emporté tous les suffrages dans les salles européennes avec 44 millions d’entrées. La même année, au hit parade des 25 premiers films vus en Europe, on compte 23 films américains, dont 5 co-productions avec l’Europe. On est loin, par exemple, du revers subi en Inde par Hollywood où le marché est à peine accessible, le public exprimant une préférence absolue pour ses romances locales, produites essentiellement par des fonds privés indiens. Avec l’Europe, Hollywood joue aujourd’hui plutôt la carte de la relation aimable entre secteurs industriels liés par de multiples collaborations : les coproductions se multiplient, les artistes européens circulent aux Etats-Unis et réciproquement l’Europe encense le glamour des stars américaines, ces relations tissent un cinéma-monde dont la consommation se déploie partout sur la planète et qui continue simultanément de refléter des cultures nationales ou régionales. En outre, les industries du film, des deux côtés de l’Atlantique, devraient être amenées à coopérer pour lutter contre le fléau du piratage.
Cela valait-il la peine de briser ce gentleman agreement ? Quelles conséquences ce préalable européen sur l’exception culturelle posé par la décision du 14 juin 2013 peut-il avoir sur la suite des négociations sur le Traité Transatlantique, négociations qui vont s’étaler sur plusieurs années, et pour lesquelles des marchandages porteront sur des secteurs aux chiffres d’affaires gigantesques ? Etait-ce habile, pour les Européens, de commencer par une exigence sur un sujet plus symbolique pour eux qu’économique – les films européens, pour l’essentiel, se rentabilisent sur le marché européen ? Prendre des positions sur l’avenir de la VOD, dont nous avons vu toute la complexité, était-il pertinent ? On pourrait dire qu’il s’est agi d’un jeu à somme nulle : la France a trouvé là l’occasion de réaffirmer son effigie de Diane de la Culture, et les Etats-Unis ont adopté la posture des bons princes, qui n’en pensent pas moins.
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