Conseil ou Cour constitutionnelle? edit
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Telles les « marronniers » de la rentrée, le rôle des francs-maçons, le palmarès des cliniques ou des lycées, les nominations au Conseil constitutionnel suscitent tous les trois ans les mêmes critiques. Tous les neuf ans, elles sont d’autant plus virulentes que l’un des trois nouveaux membres nommés, celui qui est choisi par le président de la République, deviendra le président du Conseil constitutionnel. Les critiques sont de deux ordres : la politisation, le rôle indu d’une institution non élue dont les décisions peuvent s’imposer à la volonté des élus.
Les cours suprêmes sont par nature des instances qui prennent des décisions sinon directement politiques, du moins à horizon politique, même si elles sont justifiées par un argumentaire juridique. Que les conseillers aient une formation juridique est évidemment souhaitable. La Constitution de la Ve République ne prévoit aucune condition de compétence en ce domaine. Dans d’autres pays, les personnalités nommées par les autorités ont été des juges ou des juristes reconnus. Il n’est que de consulter les biographies des membres de la Cour suprême aux Etats-Unis ou ceux de la Cour de Karlsruhe, la plus respectée des cours européennes. Prenons l’exemple de la cour américaine, la première qui a influencé nombre de cours plus récentes. Les juges qui y sont nommés à vie ont fait des carrières de magistrats ou de professeurs dans les universités les plus prestigieuses ; de plus, ils ont à leur disposition une armée de collaborateurs également diplômés de Yale ou de Harvard. Leur bagage proprement juridique est donc sans rapport avec celui des conseillers français. Leurs décisions sont-elles pour autant moins « politisées » et plus « juridiques » ? On peut en douter. Depuis l’acceptation des lois dites Jim Crow qui séparait le monde des Noirs et des Blancs dans les Etats du sud au début du siècle, jusqu’à l’opposition à la politique du New Deal de Roosevelt et aux récentes décisions sur le droit à l’avortement, il semble que la compétence juridique n’empêche pas de prendre des décisions orientées par les sensibilités politiques. La cour actuelle est formée d’une majorité désormais acquise à la cause des Républicains les plus conservateurs et personne ne pense que ses décisions sont ou seront purement « juridiques ». À la cour de Karlsruhe également, les juges ont une compétence supérieure à celle de la majorité des conseillers français, ce sont le plus souvent les juristes des partis politiques et ils sont proposés par eux. Des décisions récentes sur le rapport avec le droit européen sont incontestablement « politiques », autre forme d’une politisation inévitable des cours chargées de juger de la conformité des lois à la constitution.
Pour une raison de fond, c’est que le droit, hérité d’une histoire, est inévitablement soumis à une interprétation et que la dialectique entre le texte lui-même et son interprétation ne peut qu’être orientée par le mode de pensée et les valeurs des juges, sans même évoquer leur intérêt politique directe et leur « politisation ».
Selon mon expérience, j’avais distingué parmi les conseillers ceux que je qualifiais de « juristes » et ceux que je qualifiais de « politiques »[1]. Il ne serait pas souhaitable que le Conseil fût formé uniquement par des constitutionnalistes. Dans beaucoup de décisions, concernant les élections par exemple, l’expérience des politiques est irremplaçable. La collaboration des uns et des autres m’est apparue comme la formule souhaitable, même si, comme toutes les formules, elle comporte des limites. Aucune formule n’est parfaite.
Cela dit, on ne peut que constater que les professeurs de droit ont pratiquement disparu depuis des décennies. Le dernier, avec qui j’ai eu plaisir à siéger, Jean-Claude Colliard, était un excellent professeur qui aimait son métier et le faisait avec talent, mais il avait été aussi directeur de cabinet du président Mitterrand, puis du président de l’Assemblée nationale, Laurent Fabius. Tout se passe comme si aucun constitutionnaliste aujourd’hui ne suscitait le même respect et la même considération que le doyen Vedel qui fut nommé par Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier se vantait d’avoir posé la question : « Quel est le meilleur ? » et d’avoir donc choisi « le meilleur », en évacuant toute autre raison de le nommer. On peut juger que la part des politiques est devenue excessive, ou se demander si le prestige de l’université s’est amoindri puisque désormais les « juristes » sont issus non de l’université, mais de la haute fonction publique. Les fonctionnaires ont plus de prestige que les professeurs
L’histoire du Conseil explique la prépondérance des politiques. Créé à l’origine comme un « Conseil » et non une « Cour », il était formé d’hommes politiques à la retraite et de quelques notables pour assurer les conditions de fonctionnement du « parlementarisme rationnalisé », c’est-à-dire empêcher les parlementaires de retrouver le pouvoir qui avait été le leur sous la IVe République ; en termes techniques, il était essentiellement chargé de veiller au respect de l’article 34 qui délimitait strictement le domaine de la loi.
Les premières années de son existence ont fait de cette nouvelle instance un organe d’une nouvelle République qui tendait alors à être présidentielle. Non seulement le général de Gaulle a nommé des proches comme conseillers, mais les premiers présidents, Léon Noël et Gaston Palewski, étaient d’anciens collaborateurs restés en relation directe et étroite avec le président de la République et ils n’imaginaient pas critiquer, au nom de la Constitution, celui qui était l’auteur de la Constitution.
C’est cette tradition qui explique que le président du Conseil constitutionnel a toujours été un homme politique proche du président de la République, même si, de toute évidence, les présidents du Conseil constitutionnel nommés par Georges Pompidou (Roger Frey), François Mitterrand (Roland Dumas, Robert Badinter), Jacques Chirac (Pierre Mazeaud, Jean-Louis Debré), François Hollande (Laurent Fabius) n’ont pas eu les mêmes relations avec le président de la République que celles qui unissaient Léon Noël et Gaston Palewski au général de Gaulle.
La nomination actuelle s’inscrit donc dans une tradition établie depuis l’origine. Reste qu’à tort ou à raison la compétence et la personnalité politique de Richard Ferrand paraissent moins convaincantes que celles de ses prédécesseurs. L’expérience a montré que la fonction peut créer ou révéler les individus. Formulons l’espoir qu’il en soit encore une fois ainsi. En revanche, comme l’a remarqué justement Jean-Jacques Urvoas dans les colonnes de Telos, la part des « politiques » va augmenter et rompre l’équilibre souhaitable entre « politiques » et « juristes ».
L’autre critique, régulièrement reformulée, porte sur le rôle indu que le Conseil se serait donné à la suite de la décision historique du 16 juillet 1971, Liberté d’association (DC 71-44), par laquelle le Conseil se déclarait compétent pour juger de la conformité de la loi au préambule de la révision constitutionnelle de 1962, qui, renvoyant au texte de la Constitution de 1946, renvoyait à son tour à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le Conseil définissait ainsi un « bloc de constitutionalité » qui intégrait les principes fondateurs de la société démocratique : les libertés politiques proclamés en 1789, les droits sociaux ou droits-créances reconnus en 1946. Complétée par l’extension de la saisine à soixante députés et/ou soixante sénateurs par la réforme constitutionnelle proposée par le président Valéry Giscard d’Estaing en 1974, cette décision a progressivement transformé le Conseil d’hommes politiques et de notables à la retraite en une véritable Cour, l’étape dernière étant l’introduction des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) en 2010. C’est pourquoi les nominations de trois « politiques » apparaît aujourd’hui contradictoire avec cette évolution et, à cet égard, regrettable.
L’évolution du Conseil en Cour a été vertement et régulièrement critiquée, en particulièrement par nombre de parlementaires qui voyaient dans son existence une limite à leur pouvoir et redoutaient « le gouvernement des juges » au nom de la seule légitimité politique des instances démocratiquement élues. Pourtant on peut remarquer que toutes les nations européennes accédant à la démocratie, l’Espagne et le Portugal d’abord, les anciens pays communistes dans les décennies suivantes, ont créé une Cour suprême. Cette dernière apparaît désormais comme l’une des instances de la République représentative, dont les pouvoirs et contre-pouvoirs organisent une vie publique démocratique. Les limites et les critiques qu’on peut porter sur le Conseil français – trop proche des politiques, formé de membres incompétents – tiennent à cette histoire particulière d’un ancien Conseil, devenu Cour, qui, selon la formule du doyen Vedel, avait été créé « par inadvertance ». Toute institution est critiquable. Mais l’existence du Conseil constitutionnel et son principe ne devraient pas être remis en question par les démocrates.
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[1] Pour la suite de cette histoire ici esquissée, je me permets de renvoyer à mon Une sociologue au Conseil constitutionnel, Paris, Gallimard, « nrf/essais », 2010.