Le wokisme et l’antisémitisme edit

21 octobre 2024

Les crises d’antisémitisme annoncent toujours les crises de la démocratie et les démocraties qui n’en contrôlent plus les manifestations témoignent de leur faiblesse. Traumatisés par la mémoire de la Shoah depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les gouvernements et les peuples démocratiques – les Allemands en tête pour des raisons évidentes – n’exprimaient plus la haine des juifs. Non que la passion n’existât plus, mais elle restait de l’ordre des relations personnelles ou mondaines, elle aurait été jugée honteuse si elle s’était manifestée dans l’espace public. Les soi-disant historiens négationnistes – niant l’existence de la Shoah – apparaissaient comme des idéologues dangereux et scandaleux, ils restaient marginaux et tous les intellectuels légitimes se retrouvaient pour les condamner. La loi elle-même intervenait contre leurs propos et les gouvernants étaient les premiers à affirmer leur solidarité avec les juifs. Lors des élections, les héritiers de la vieille droite antisémite à la Vichyste – qui n’obtenaient qu’un nombre de voix infime – gommaient la judéophobie de leur programme et jusqu’à la guerre des Six-Jours, Israël était vu avec sympathie par la majorité de l’opinion.

Avec le tournant du nouveau siècle nous sommes dans un autre monde. Avec le temps la mémoire de la Shoah est devenue abstraite pour la majorité de la population. La politique israélienne soulève des interrogations. Les institutions démocratiques sont plus faibles et, si les paroles des responsables politiques des partis dits de gouvernement restent fermes, elles semblent avoir peu d’effet sur la réalité. L’antisémitisme s’exprime désormais publiquement, il a à nouveau ses théoriciens, Alain Soral et Dieudonné M’Bala M’Bala. Les attentats se multiplient. Des élèves juifs quittent l’enseignement public où les chefs d’établissement ne peuvent assurer leur sécurité. Les institutions juives sont protégées par la police. L’islam politique fondamentaliste nourrit la haine des juifs et de la démocratie.

Dans un article écrit en 2019 à la demande d’une revue allemande sur la situation du moment, j’avais analysé la congruence de trois courants idéologiques qui animaient alors le recyclage des préjugés les plus anciennement répétés dans l’antisémitisme traditionnel, le juif et l’argent (ou le capitalisme), le juif et le pouvoir, les juifs soudés entre eux en vue de dominer le monde : celui de l’extrême droite, celui de l’extrême gauche et celui d’une partie de la population musulmane[1].

Qu’en est-il aujourd’hui, alors que, depuis le 7 octobre 2023, la guerre fait rage au Moyen-Orient ? Ces courants existent toujours, mais sous des formes et des alliances politiques différentes. L’héritage de l’antisémitisme historique de l’extrême droite, à la fois nationaliste, catholique, contre-révolutionnaire et anti-républicain qui avait été porté au pouvoir par le gouvernement vichyssois à la suite de la défaite inspirait directement Jean-Marie Le Pen qui n’hésitait pas à parler de la Shoah comme d’un « détail » de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et qui semblait obsédé par le « problème », dans le style des années 1930. Son entourage était également marqué par l’héritage vichyssois. La nouveauté est que sa fille a veillé à contrôler toute manifestation de cet ordre, même si on retrouve autour d’elle d’anciens militants de groupuscules extrêmes. Elle est maintenant l’un des défenseurs affichés les plus fermes des juifs français et des Israéliens. Elle a tenu à être présente à la manifestation contre l’antisémitisme – le président de la République s’était abstenu –, malgré la réticence des organisateurs. Son cortège est resté quelque peu isolé. Mais Marine Le Pen – comme Eric Zemmour de son côté – a réussi à éveiller la sympathie de nombreux juifs modestes victimes directes de l’antisémitisme dans leur vie quotidienne. Ils sont obligés de cacher leur kippa, de supprimer leur mezouza à la porte de leur maison et les assassinats de douze personnes, parce qu’elles étaient juives, depuis une dizaine d’années ne peuvent que susciter une peur justifiée. Ils sont sensibles à la critique des immigrés musulmans portée par le RN, même si les responsables des organisations juives continuent à exclure le Rassemblement national de leur « arc républicain ». Par l’un des paradoxes de l’histoire, c’est la droite et la droite extrême qui sont devenues les défenseurs des juifs.

L’extrême gauche est devenue, en revanche, beaucoup plus virulente. Il a toujours existé au sein des divers mouvements socialistes un courant hostile aux juifs en raison de leur rapport, réel et fantasmé, à l’argent et au capitalisme, mais il existait aussi l’héritage de la gauche républicaine et dreyfusarde, défendant, au nom de l’émancipation républicaine, les droits de l’individu et de la justice contre l’intérêt des institutions et l’injustice. C’est bien entre ces deux traditions que se creusent en ce moment les oppositions qui divisent les partis du Nouveau Front Populaire (NFP). Or le chef de LFI qui domine le dit NFP manipule avec brio le courant de l’antisémitisme contemporain, celui qui anime les musulmans non républicains. Depuis 2004, toutes les enquêtes montrent que, si la majorité de la population de culture musulmane s’intègre dans la société républicaine, il existe une forte minorité, en particulier dans les jeunes générations, qui professe des opinions hostiles aux valeurs républicaines, manifestant systématiquement plus de préjugés antisémites que la population non-musulmane de même niveau social et de même qualification. On peut sur ce sujet renvoyer aux études déjà anciennes de Brouard et Tiberj (2004)[2], de Galland et Muxel (2018)[3] et, plus récemment, les nombreux sondages d’opinion, en particulier ceux de la Fondapol régulièrement dirigés par Dominique Reynié[4]. C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon, soucieux d’obtenir les voix des jeunes musulmans des banlieues, non seulement défend les droits des Palestiniens – ce qui est légitime –, mais, au nom d’un « antisionisme » qui permet d’échapper aux lois condamnant l’antisémitisme, recycle avec efficacité certains des nombreux éléments hérités de la longue histoire de l’antisémitisme. 

Ainsi se rejoignent deux courants que j’avais distingués en 2019, celui de l’extrême gauche et celui de l’islam politique fondamentaliste.

Il faut aujourd’hui compléter l’analyse en prenant en compte l’imprégnation des esprits, en particulier académiques, par des formes plus ou moins affirmées et plus ou moins raffinées, des systèmes de pensée qu’on résume par le terme de wokisme. Les positions qu’on peut rassembler sous ce terme sont nées de la révolte contre l’expansion européenne et ses suites, colonisation, esclavage. Leurs théoriciens font de la colonisation le péché mortel du monde européen et des juifs les Européens les plus Européens, donc les plus coupables. À la mémoire de la Shoah sur la conscience européenne ils opposent la mémoire de la colonisation. La Shoah est niée en tant que moment extrême de l’horreur et son existence même est ignorée. Désormais la mémoire de la colonisation la remplace. La vraie victime, c’est le Noir, c’est l’esclave, et dans la perception binaire du monde en dominants vs dominés qui tend à régner dans le monde académique, il ne peut y avoir plusieurs victimes. En tant que victime le juif doit être éliminé et il doit devenir le « prédateur » ou même le « nazi », responsable d’un « génocide » pour se couler dans cette interprétation du monde et de l’histoire. Par un renversement diabolique il est devenu le coupable par nature en tant qu’Européen. To blame the victim est le procédé bien connu qui exonère toute culpabilité. Ainsi la mémoire de la colonisation diffusée par les wokistes actifs, dans le retrait des opposants effrayés, peut prendre sa juste place.

Dès le 8 octobre 2023, alors même que les Israéliens n’avaient pas encore bougé, ils ont été condamnés pour ce qu’ils n’avaient pas encore fait et les terroristes étaient élevés à la gloire des « résistants ». Il ne faut pas négliger dans la rapidité de cette condamnation le rôle joué par la situation internationale et la politique de l’Iran pour dominer le monde musulman. On retrouve dans les universités américaines, britanniques et françaises les mêmes méthodes et les mêmes formules reprises par des réseaux organisés par les ennemis des démocraties qui entendent les déstabiliser. Mais celles-ci se prêtent dangereusement au refus de voir quels sont leurs véritables ennemis et préfèrent ne pas combattre. Vous aurez la guerre et le déshonneur disaient les antimunichois les plus lucides.

Les discours inspirés par le wokisme ne sont pas directement responsables des assassinats et des violences contre les juifs, mais ils contribuent à entretenir, chacun à sa manière et dans son style, un climat délétère non seulement pour les juifs qui en sont les victimes directes, mais pour la démocratie elle-même. Encore une fois les explosions d’antisémitisme sont les indicateurs des crises et des faiblesses des démocraties.

[1] Cet article a été repris dans D. Schnapper, Temps inquiets. Réflexions sociologiques sur la condition juive, Odile Jacob2021, pp. 259-268.

[2] Sylvain Brouard et Vincentr Tiberj, Français comme les autres. Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque, Presses de Sciences Po, 2005.

[3] Olivier Galland et Anne Muxel, La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.

[4] Dominique Reynié (dir.), Radiographie de l’antisémitisme en France. Fondapol. Les enquêtes sont régulièrement mises à jour. Il faut évidemment citer les nombreux ouvrages de Pierre-André Taguieff sur les discours antisémites du passé et du présent. Voir en particulier Judéophobie. La dernière vague, Fayard, 2018.