Et si en 2022 le vote agricole était décisif? edit

18 mars 2022

A priori, l’affaire semble entendue : le vote agricole ne compte plus. Si l’on s’en tient au recensement agricole 2020, il y a 389 000 exploitations agricoles en France métropolitaine, alors qu’on en comptait encore un peu plus d’un million en 1988. Cela paraît infime par rapport aux 47,9 millions d’électeurs inscrits sur les listes électorales en mai 2021, d’après la dernière évaluation à ce jour de l’INSEE.

Il est possible d’identifier deux symptômes de cette présumée insignifiance du vote agricole. Le premier est que, désormais, les agriculteurs sont trop peu nombreux pour être pris en compte en tant que tels dans les enquêtes d’opinion. Ils sont agrégés aux autres indépendants (artisans, commerçants, chefs d’entreprise). Comme l’écrivent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely dans La France sous nos yeux (Seuil, 2021) « depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, la ligne "agriculteurs" n’apparaît plus : le nombre d’agriculteurs interrogés dans le cadre de la construction d’un échantillon représentatif de la population française de 1 000 personnes est en effet devenu trop faible […] pour que l’on puisse statistiquement analyser leurs réponses ». Autre grand symbole, l’élection présidentielle de 2017 est la première pour laquelle on ne dispose pas de données sur le vote des agriculteurs. Un chiffre a bien été divulgué après le première tour dans un article du figaro.fr, mais personne ne sait, notamment du côté de l’Ifop, d’où il provient.

Et pourtant, plusieurs raisons amènent à penser que le vote agricole pourrait s’avérer décisif lors du scrutin présidentiel d’avril prochain.

1. A ce stade, les intentions de vote semblent indiquer que les résultats du premier tour pourraient être serrés entre les trois principaux candidats de droite au sens large du terme (Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Eric Zemmour) et par conséquent que la qualification pour le second tour pourrait le cas échéant se jouer à quelques centaines, voire à quelques dizaines de milliers de voix près. Rappelons qu’il y avait seulement 194 505 voix de différence entre Jean-Marie Le Pen et Lionel Jospin en 2002, 465 496 voix entre Marine Le Pen et François Fillon en 2017, et 689 579 voix entre Jacques Chirac et Edouard Balladur en 1995. Il y a cinq ans, il y a eu également assez peu de différences entre trois candidat(e)s susceptibles de se qualifier pour le second tour, Marine Le Pen, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon (quelque 620 000 voix au total). C’est le scénario qui semble se dessiner en 2022.

2. On peut aussi estimer que le taux de participation sera plus faible que lors des derniers scrutins (83,8 % en 2007, 79,5 % en 2012, 77,8 % en 2017) et qu’il sera sans doute plus proche de celui de 2002 (71,6 %). Le nombre de voix des principaux candidats pourrait être ainsi relativement faible. En 2002, Jacques Chirac avait obtenu seulement 5,7 millions de voix, contre 11,4 millions de voix pour Nicolas Sarkozy en 2007 ou 10,3 millions pour François Hollande en 2012. Jean-Marie Le Pen avait pu se qualifier pour le second tour avec 4,8 millions de voix.

3. On peut tout autant supposer que la dispersion des voix entre les différents candidats sera élevée. Par rapport à 2017, il y aura au moins deux candidat(e)s de la gauche modérée (Y. Jadot, au moins une candidate socialiste), contre un seul en 2017 (B. Hamon), deux candidats de la gauche radicale (J-L. Mélenchon, F. Roussel), contre un seul en 2017 (J-L. Mélenchon) et trois candidat(e)s de la droite radicale (N. Dupont-Aignan, M. Le Pen, E. Zemmour), contre deux en 2017 (N. Dupont-Aignan, M. Le Pen). Cette situation tend à rappeler les caractéristiques du scrutin de 2002 où, record absolu, pas moins de dix candidat(e)s avaient obtenu au moins un million de voix, contre 5 en 2007 et en 2012, et 6 en 2017. Pour le scrutin de 2022, on peut supposer qu’au moins huit candidat(e)s pourraient obtenir plus d’un million de voix : E. Macron, M. Le Pen, V. Pécresse, E. Zemmour, J-L. Mélenchon, Y. Jadot, F. Roussel et une candidate socialiste.

4. Parallèlement, il ne faut pas confondre vote des agriculteurs, vote agricole et vote attaché à l’agriculture. Si les chefs d’exploitations agricole sont moins de 400 000, les actifs travaillant en agriculture sont bien plus nombreux puisqu’il faut y rajouter les salariés agricoles et les conjoints des chefs d’exploitation. On aboutit alors au chiffre de 1,195 million d’actifs en 2020 d’après les statistiques de la Mutualité sociale agricole (MSA). Si l’on élargit encore le spectre aux activités de production et de transformation liées à l’agriculture, la sylviculture, la pêche et les industries agroalimentaires, on est alors à 1,4 million de personnes en équivalent temps plein (chiffre de 2019). N’oublions pas non plus les retraités de l’agriculture, les conjoints et les enfants en âge de voter. D’après la MSA, plus de 5,4 millions de personnes bénéficient ainsi d’une prestation servie par le régime agricole : ce sont des retraités salariés et non salariés (3,6 millions de retraite sont versées par la MSA), et des personnes protégées salariées et non-salariées. De façon connexe, il y a également un peu plus d’un million de chasseurs en France. Ils ne sont pas tous agriculteurs, mais ils paraissent être largement « agri-compatibles », comme on a pu le voir avec le parti Chasse Pêche Nature Tradition, devenu récemment le Mouvement de la ruralité.

Même si c’est difficile à évaluer, cela fait tout de même pas mal de monde. Bertrand Hervieu et François Purseigle s’y étaient essayé en 2011 en évaluant à quelque trois millions de personnes ce qu’ils appelaient l’« électorat agricole » qui comprenait les actifs, les retraités agricoles, les salariés agricole, les conjoints et conjointes et les membres de la famille des exploitants agricoles. En 2017, le même François Purseigle avait élargi cet électorat à ce qu’il appelait les « emplois induits dans les industries agroalimentaires et les organisations professionnelles agricoles » (entretien accordé à Entraid le 2 février 2017). Il aboutissait alors à 8 millions d’électeurs qui étaient, d’après lui, « potentiellement attachés au traitement de la question agricole ».

5. On le sait, cela a bien été documenté depuis longtemps maintenant, les agriculteurs tendent à voter majoritairement à droite (du centre-droit à l’extrême-droite). Le « Baromètre agricole » de Terre-Net et Datagri basé sur un échantillon de 388 agriculteurs indiquait récemment que 46 % d’entre eux se classaient à droite, 75 % à droite et au centre, et 91,5 % à droite, au centre et à l’extrême-droite. Cela signifie que leurs suffrages devraient en majorité se porter en 2022 sur V. Pécresse, E. Macron, M. Le Pen et E. Zemmour.

6. Les agriculteurs ont pour caractéristique d’être l’une des professions qui vote le plus, à la différence notable par exemple des ouvriers et des employés. On peut supposer qu’en 2022, les agriculteurs seront encore nombreux à se rendre aux urnes.

Les seules données dont on dispose à ce jour sont celles qui ont été divulguées par Martial Foucault, le directeur du Cevipof, lors d’une conférence organisée le 15 février 2022 par le groupe Réussir-Agra, sur la base des résultats d’une enquête Ipsos-Sopra Steria-Cevipof réalisée entre les 3 et 7 février. La taille de l’échantillon – 13 000 personnes – permet d’avoir un nombre suffisant d’agriculteurs – 150 chefs d’exploitation – pour pouvoir dégager quelques tendances. Les intentions de vote des agriculteurs interrogés se porteraient ainsi d’abord sur E. Macron (29 %) et E. Zemmour (24 %), puis sur J-L. Mélenchon (13 %), M. Le Pen (10 %) et enfin V. Pécresse (7 %). En outre, les agriculteurs seraient seulement 45 % à envisager d’aller voter au premier tour de l’élection présidentielle (contre 65 % pour la moyenne des sondés). Ces résultats soulèvent par conséquent deux questions : (1) est-on en train d’assister à un grand tournant dans le monde agricole avec un très faible taux de participation et un non moins faible soutien apporté à la candidate de la droite traditionnelle ?, (2) le relatif faible nombre d’agriculteurs interrogés (150) doit-il nous conduire à nous interroger sur le caractère représentatif de ces résultats ? Martial Foucault affirme d’ailleurs qu’il faut les analyser avec une grande prudence.

Quoi qu’il en soit, alors que la qualification pour le second tour pourrait être très serrée entre Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Eric Zemmour, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle le vote agricole pourrait contribuer à faire pencher la balance en faveur de l’un(e) ou de l’autre de ces candidat(e)s. Ainsi que l’affirmait François Purseigle en 2017, « une élection présidentielle ne se gagne pas avec les voix des agriculteurs, mais elle peut se perdre avec les voix des agriculteurs et de leurs collatéraux ou des gens avec qui ils travaillent ». Cela tend à signifier que les différent(e)s candidat(e)s ne doivent en aucun cas négliger les enjeux agricoles et alimentaires et que c’est peut-être dans les campagnes que se jouera la campagne.