Le défi de la défiance edit
Dans les enquêtes d’opinion, les Français figurent bien souvent parmi les habitants des pays développés les plus défiants vis-à-vis des institutions, de la politique, de la mondialisation, de l’Union européenne, des médias, des vaccins ou, récemment, de la gestion de la crise de la Covid-19. Les élites, qu’elles soient politiques, administratives ou médiatiques, et les acteurs économiques en sont bien conscients. Et pourtant, la situation ne semble guère évoluer. En témoignent les résultats de la Vague 12 du Baromètre de la confiance politique divulgués en février 2021, les intentions de vote en faveur de Marine Le Pen pour la présidentielle de 2022 ou la récente radioscopie de l’électorat du Rassemblement national (Ifop).
On ne doit pas pour autant en conclure que les Français sont d’irréductibles « Gaulois réfractaires » ou « 66 millions de procureurs » comme le disait Emmanuel Macron. Il convient en premier lieu de reconnaître que ces différentes formes de défiance ou de contestation sont loin d’être uniformes. On peut ainsi distinguer assez schématiquement deux grands types de contestation. La première est de nature militante ou idéologique. Elle est véhiculée par des partis politiques, des syndicats, des organisations de la société civile (ONG, associations, collectifs), des médias et des journalistes engagés, des leaders d’opinion, mais aussi par des groupes minoritaires ou ultra-minoritaires souvent très actifs et très déterminés (LGBT+, féministes radicaux, végans/antispécistes, indigénistes/décoloniaux, écologistes radicaux/collapsologues…). Il s’agit d’une critique plutôt post-matérialiste d’abord au nom de valeurs, de convictions et de visions du monde. Elle vise notamment à dénoncer le système économique et social (capitalisme) et/ou à défendre des droits ou une identité spécifiques. Ce type de contestation est généralement le fait de personnes qui ont un capital culturel élevé. Elles correspondent aux Anywhere de David Goodhart et aux « 20 % » de Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, à savoir les diplômés de l’enseignement supérieur qui représentent environ 20 % de la population des pays développés et plus précisément à ce qu’ils qualifient d’alter-élite pour désigner les partisans du « changement socioculturel et environnemental ». Enfin, cette contestation est très souvent visible dans l’espace public (médias traditionnels, édition, réseaux sociaux numériques…).
Mais il existe aussi une autre forme de contestation qui est de nature plus « sociale ». Elle émane plutôt de catégories défavorisées : catégories populaires, individus peu ou pas diplômés, catégories pauvres et précaires, chômeurs… Ces personnes ont la plupart du temps un capital économique et culturel peu élevé. Ce sont les Somewhere de David Goodhart. Elles vont critiquer le système économique et social, mais aussi la démocratie représentative d’abord au nom de leurs intérêts matériels et d’un sentiment global d’insécurité (économique, physique, identitaire et culturel). Cette contestation, à l’instar de celles et de ceux qui la véhiculent, est généralement peu visible dans l’espace public, à l’exception d’irruptions soudaines et ponctuelles au moment d’élections (21 avril 2002) ou sous la forme de mouvements sociaux (Gilets jaunes).
Cette distinction est loin d’être nouvelle. On pouvait déjà l’observer il y a une vingtaine d’années à propos de la contestation de la mondialisation. La critique de nature idéologique de la « mondialisation libérale » était alors principalement portée en France par les mouvements altermondialistes qui étaient avant tout soutenus par des catégories relativement protégées vis-à-vis de de ce processus (cadres et professions intermédiaires des secteurs public et associatif), tandis que la contestation sociale de la mondialisation était, conformément aux prédictions de la théorie économique, d’abord le fait des catégories populaires et peu ou pas qualifiées.
Cette distinction entre contestation idéologique et sociale, ou post-matérialiste et matérialiste, est toujours d’actualité. Elle a été visible au moment du débat « fin du mois vs. fin du monde » opposant de façon un peu schématique en 2018-2019 les manifestants pour le climat aux « Gilets jaunes ». On la voit bien aussi, par exemple, à propos de la critique de certaines technologies et de la recherche scientifique appliquée (vaccins, pesticides…).
Il existe ainsi une critique de nature militante portée par deux types de courants. Le premier est un courant critique de la « technoscience », cette alliance supposée entre la science, la technique et le marché jugée pernicieuse par des ONG, des scientifiques critiques, certains journalistes, des lanceurs d’alerte, des écologistes ou des leaders d’opinion. Le second est un courant plus radical, critique de la technique en tant que telle, incarné par des intellectuels ou des écrivains anti-technique, des décroissants, des activistes recourant à des actions de désobéissance civile (ex. Faucheurs volontaires d’OGM) ou à des actions clandestines de sabotage (individus ou groupuscules qui dégradent ou détruisent par exemple des antennes-relais). Cette critique de nature militante est très présente dans l’espace public.
Mais les enquêtes montrent aussi l’existence d’une contestation de nature « sociale », peu visible dans l’espace public, qui est le fait de personnes exprimant des inquiétudes vis-à-vis de certaines technologies. Ce sont souvent des femmes, qui se montrent plus sensibles que les hommes aux risques technologiques et industriels et plus prudentes sur les questions de santé. Ce sont aussi des catégories défavorisées : catégories populaires, peu ou pas diplômées, sympathisants RN, voire LFI, soutiens des « gilets jaunes ». Deux enquêtes récentes – un Rapport d’étude de novembre 2020 pour l’Académie des technologies et une enquête de janvier 2021 de l’« Observatoire du rapport des Français à la science et aux nouvelles technologies » – indiquent ainsi que les catégories les plus inquiètes vis-à-vis des technologies et celles qui refusent à la fois la 5G et le vaccin Covid-19 sont à peu près les mêmes : femmes, employés, ouvriers, non diplômés (inférieur au bac), sympathisants RN, voire LFI. Ces dernières ne sont pas forcément des militants antiscience, antitechnologies ou antivax. Ce sont avant tout des individus socialement fragiles qui ne font plus confiance aux institutions et aux élites pour les protéger de risques par rapport auxquels ils se sentent plus vulnérables que les autres catégories.
Or, les élites et les acteurs économiques ont souvent pour réflexe (1) de s’en tenir à la contestation qui est visible dans l’espace public, (2) d’engager un combat idéologique, a fortiori lorsqu’ils ont le sentiment que les critiques sont émises par leurs vieux « ennemis héréditaires », (3) d’assimiler quelque peu toutes les formes de contestation à celle de nature idéologique (l’ensemble des critiques des vaccins pouvant être par exemple assimilé à des antivax qui rejettent les vaccins par principe) et (4) quelquefois de reprendre à leur compte quelques-unes des critiques militantes, soit pour ne pas faire de vagues, soit pour surfer sur la vague.
Dans tous les cas de figure, la contestation sociale n’est pas vraiment prise en compte. Les inquiétudes tendent à être ignorées en étant vues à travers le prisme d’une critique idéologique. Cela ne fait que conforter les catégories fragiles dans leur sentiment de ne pas être écoutées et protégées par les élites. Avec le risque que cette contestation sociale soit instrumentalisée par des mouvements politiques populistes ou des courants de pensée complotistes. Que ce ressentiment vis-à-vis des élites et que cette défiance vis-à-vis du « système » ne deviennent une adhésion proprement idéologique à ceux qui les pourfendent. En définitive, si l’on veut lutter efficacement contre la défiance de ces catégories fragiles et inquiètes, il faut à tout prix entendre leurs cris qui sont, d’une certaine manière, de véritables appels à l’aide.
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