Le Liban pris au piège du confessionnalisme edit
Depuis près de quatre ans, une crise multifacettes sévit au Liban, avec des conséquences dévastatrices. Le système politique est inopérant et le système économique et financier a pris une courbe descendante à partir de 2019 à cause d’une défaillance du système bancaire, dans un contexte marqué par la présence d’environ 1,5 million de réfugiés syriens, par les effets de la pandémie de Covid-19 et l’explosion massive du port de Beyrouth en août 2020. Le pays est bloqué, tandis que plus de 80% de sa population est plongé dans la pauvreté[1].
Dans un rapport publié en novembre 2022, la Banque mondiale a recommandé au gouvernement libanais de prendre une série de mesures dans l’immédiat et d’autres à moyen terme en vue de sauver le pays d’un effondrement total. Outre la préconisation de programmes de restructuration de la dette et du secteur financier, le rapport souligne la nécessité de mettre en place de meilleures institutions, une bonne gouvernance englobant des réformes fiscales, financière et sociales. Sans ces réformes, le redressement de la situation sociale et économique sera presque impossible surtout que l’aide internationale et l’investissement privé essentiels pour la reprise économique ne s’achemineraient pas vers le pays[2]. Aucune mesure de reforme n’a pourtant été prise dans un temps où le pays vit une vacance présidentielle depuis la fin du mandat du Président Michel Aoun en octobre 2022. Or combler le vide présidentiel est impératif pour créer une certaine stabilité qui donnerait une bouffée d’oxygène dans l’économie. Cet objectif ne serait toutefois pas atteint qu’à travers un consensus interne sur une personnalité qui ne représente pas une menace aux intérêts des grands joueurs locaux et leurs alliés régionaux et internationaux.
Concrètement, la scène intérieure est partagée entre, d’un côté, les deux partis politiques chiites : Hezbollah et le Mouvement Amal et leurs alliés qui soutiennent la candidature de M Sleiman Frangié[3], et, de l’autre côté, les trois grands partis politiques chrétiens : les Forces libanaises, le Courant patriotique libre et les Kataëb avec leurs alliés qui se sont mis d’accord sur la candidature de M Jihad Azour[4] après une longue période de dures négociations. Il ne faut certainement pas oublier aussi les quelques blocs politiques et les députés indépendants de toutes les confessions mais surtout sunnites, qui se tiennent encore dans une zone grise. Quant aux facteurs externes qui influent sur le cours des événements locaux, il y a la République islamique d’Iran, allié indéfectible de Hezbollah, l’Arabie Saoudite qui a une influence considérable sur les milieux sunnites et entretient des bonnes relations avec quelques partis chrétiens notamment les Forces libanaises. Mais il y a aussi d’autres acteurs notamment les États-Unis et la France. Celle-ci semble depuis quelques mois en train de promouvoir une solution basée sur l’élection du candidat des deux grandes formations chiites Hezbollah et Mouvement Amal, en l’occurrence M Frangié, en échange d’un Premier ministre proche de l’opposition ; le nom de M Nawaf Salam[5] a ainsi circulé dans les médias durant des mois. Cette solution se heurte pourtant au refus de grands dirigeants chrétiens qui accusent la diplomatie française de cacher des intérêts économiques derrière cette initiative[6]. Quant au rôle des Etats-Unis dans la crise, il reste jusqu’à maintenant plutôt timide ; le Liban ne figure apparemment pas dans les priorités régionales de Washington.
Alors que les deux grands partis chiites et leurs alliés s’opposent à la candidature de M Azour et le considèrent comme le cheval de Troie des Etats-Unis, quelques partis chrétiens et leurs alliés refusent catégoriquement la candidature de M. Frangié, accusé d’être l’allié de l’axe de la résistance qui comprend le Hezbollah, la Syrie et l’Iran et qui affiche son hostilité non seulement à l’égard de l’Occident et d’Israël, mais aussi de l’Arabie Saoudite et d’autres pays arabes.
La situation semble donc vouée à la stagnation à moins que les initiatives étrangères n’arrivent à proposer aux dirigeants libanais un consensus acceptable. La France parait susceptible de jouer ce rôle suite à la désignation le 7 juin 2023 de l’ancien ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian comme « envoyé personnel pour le Liban » en vue de faciliter l’élection d’un président. Pourtant, l’objectif de cette initiative reste flou, on ignore si elle propose une nouvelle solution ou s’il s’agit de faire pression en faveur de celle déjà proposée par M Macron. Mais il y a encore deux autres acteurs majeurs qui ont aussi leur mot à dire à savoir l’Arabie Saoudite et la République islamique en Iran. Le rapprochement entre les deux pays en mars 2023, grâce aux bons offices de la Chine, semble calmer l’antagonisme politico-religieux farouche des deux pays qui avait longtemps contribué à attiser davantage les conflits au Yémen, en Iraq et au Liban. Mais jusqu’aujourd’hui, le renouement de leurs relations diplomatiques n’a influencé en rien le cours de la crise au Liban.
De toute façon, quelle que soit l’issue de la crise présidentielle, le Liban restera un pays fragile et c’est la nature de cette fragilité qu’il faudrait comprendre : le confessionnalisme. Celui-ci est au cœur même de l’Etat libanais la source de sa faiblesse permanente. Ce terme renvoie aux 18 confessions dûment reconnues par la Constitution libanaise (12 chrétiennes, 5 musulmanes et le judaïsme). À l’origine, ces confessions étaient des communautés religieuses actives qui ont évolué vers ce que les sociologues appellent aujourd’hui des groupes supra-fonctionnels, dans le sens où ils s’attribuent toutes les fonctions possibles et pas seulement des pratiques rituelles.
L’infrastructure du Liban est donc confessionnelle et elle est toujours liée à des confessions en concurrence l’une par rapport à l’autre pour le pouvoir et les privilèges. Ces confessions connaissent aussi, en même temps, une lutte interne pour la monopolisation de la représentativité de la confession. Quant à l’Etat, il représente les différentes volontés confessionnelles auxquelles il est soumis. D’ailleurs, les partis politiques qui font croire à une véritable démocratie dans la vie politique du pays, et dont le rôle était décisif pendant les guerres et l’est toujours dans les crises actuelles, ne sont en fait qu’un reflet – conscient ou inconscient – du confessionnalisme.
Maintenir la paix au Liban signifie donc suivre le principe en fonction depuis l’indépendance, à savoir la répartition de la vie politique, des emplois et charges publiques entre les grandes confessions. Mais c’est un principe vulnérable car, d’un côté, le moindre changement dans les données politiques, démographiques ou économiques de n’importe quelle confession est susceptible d’amener une crise et peut-être une guerre, et, de l’autre côté, ce principe laisse la porte ouverte aux interventions étrangères dans les affaires internes du pays dès lors que chaque confession cherche les appuis extérieurs qui lui sont indispensables pour garantir son existence et son pouvoir.
Le confessionnalisme apparaît donc comme un obstacle majeur pour l’application d’une politique responsable et morale en vue de l’édification d’un Etat démocratique moderne. Influencée par sa confession religieuse, le Libanais risque de ne regarder les affaires publiques qu’en fonction de son appartenance confessionnelle. Comment peut-il alors agir rationnellement et objectivement dans le respect de son bien personnel et du bien commun de l’ensemble de ses concitoyens ? Comment ne pas se trouver enfermé dans un cercle vicieux imposé par les impératifs des leaders de sa confession qui fixent les limites de sa pensée, de ses initiatives et de son indépendance ? Et au-delà de tout cela, comment définir le bien commun dans une ambiance confessionnelle ?
En d’autres termes, le confessionnalisme crée un cadre restreint, fermé et rigide dans lequel toute l’action politique se pense et se concrétise. Il empêche le bon fonctionnement du système politique et la construction d’une société où l’exercice du pouvoir respecte et réalise les intérêts personnels des citoyens ; il promeut par contre une situation qui ne génère que la féodalité politique, l’irresponsabilité, le clientélisme, le favoritisme et la corruption.
Le seul moyen qui pourrait faire avancer le pays sur la voie de la libération de la corruption et du confessionnalisme est la propagation de façon consciente et systématique de la culture démocratique. Ce n’est pourtant pas un objectif facile, mais n’est pas impossible, surtout que les semences de la démocratie existent bel et bien dans la société civile et notamment parmi la jeunesse. Avec une aide des pays démocratiques aux programmes de la formation à la démocratie aux écoles et universités, ainsi que leur soutien aux ONG qui s’intéressent aux droits de l’homme, la surveillance des administrations publiques et les exactions des responsables, le passage à la démocratie pourra évidemment s’accélérer. Et vu la soumission de la justice locale aux influences politiques, le recours aux cours pénales internationales pour sanctionner les responsables de la spoliation des ressources de l’Etat et les grands crimes commis surtout celui de l’explosion du Port de Beyrouth, aidera aussi à atteindre la transformation démocratique souhaitée.
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[1] Cf. www.hrw.org/fr/world-report/2023/country-chapters/lebanon
[2] Cf. www.worldbank.org/en/country/lebanon/overview
[3] Le nom de Frangié est depuis longtemps synonyme de la scène politique libanaise et de la confession chrétienne maronite. La famille est originaire de la ville de Zgharta, dans le nord du Liban.
[4] Jihad Azour est directeur du département Moyen-Orient et Asie centrale du FMI, où il supervise les activités du Fonds au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Asie centrale et dans le Caucase.
[5] Ambassadeur et représentant permanent du Liban auprès des Nations unies à New York, de juillet 2007 à décembre 2017.
[6] Voir par exemple la déclaration de M Geagea, le chef des Forces libanaises, le 24 avril 2023.