La crise du Rif comme analyseur de l’inaccomplissement des politiques publiques marocaines edit
Le mouvement social que connaît actuellement le Rif donne lieu à de multiples interprétations, parfois très à distance les unes des autres et non moins à distance des faits. De manière caricaturale, certains expliquent que les opérations de maintien de l’ordre ramèneraient le Maroc à l’époque de l’autocratie et d’autres, de manière tout aussi caricaturale, que les émeutes sont ourdies par des ennemis de l’extérieur, sans lien avec rien de réel dans la vie des gens.
L’idée selon laquelle les mouvements sociaux seraient des artefacts est probablement l’une des moins intéressantes à discuter. Bien sûr, on peut utiliser des idées ou des symboles dans un but de manipulation ou de déstabilisation politique, mais ceux-ci seraient sans effets si les idées, les symboles et les griefs auxquels ils sont connectés étaient dénués de sens auprès de ceux qui s’y réfèrent. De ce point de vue, un mouvement social n’est jamais une manipulation.
Dans l’état actuel des choses et des revendications caractérisant le mouvement rifain, il est clair que sont ciblées les carences économiques et sociales de la région : le mauvais état de l’hôpital d’oncologie, l’absence d’université, le faible développement, le chômage et donc l’insuffisance des activités comme celle des infrastructures, etc. C’est, du reste, cet aspect des choses qui avait justifié, le 22 mai dernier, le déplacement d’une délégation gouvernementale à El Hoceima, délégation conduite par le ministre de l’Intérieur. Plusieurs projets avaient été annoncés : la poursuite de la construction d’une voie rapide, l’extension du réseau électrique, la rénovation du réseau de distribution de l’eau potable, la construction d’un centre hospitalier régional et d’une usine de dessalement des eaux. Pour importantes que soient ces annonces, il est évident qu’elles ne suffiront pas – et de loin – à transformer substantiellement la donne économique et sociale de la province. Mais ce n’est pas tout, car la protestation des uns a, en quelque sorte, alimenté la protestation des autres.
Durant ce déplacement, le ministre de l’Intérieur s’est rendu dans une commune rurale, où il a dû faire face à des manifestants se plaignant d’avoir été spoliés de leurs terres. Le 13 juin, le président de la région Tanger-Tétouan-El Hoceima – qui n’a pas partie liée avec les protestataires – s’est plaint de ce que le programme de développement de la province – « El Hoceima, phare de la Méditerranée » – n’avait pas avancé et que les investissements promis n’avaient pas été effectués. Il a accusé le précédent gouvernement d’avoir voulu « punir » El Hoceima. On pourrait donner bien d’autres exemples de griefs.
Ce qui apparaît ici, c’est que la province ne souffre pas tout simplement de ce que l’hôpital d’oncologie fonctionne mal ou de ce que tel ou tel projet n’ait pas été menée à bien. La province souffre de tout à la fois, des retards pris dans le développement, de la faiblesse des structures de soins, des investissements promis mais jamais mis en œuvre pour des raisons indéterminables, du traitement incertain des propriétés collectives, des dysfonctionnements de l’administration, et de bien d’autres choses. Bref, elle souffre d’un développement insuffisant et, surtout, d’inégalités considérables, c’est-à-dire d’injustices en série qui ne cessent de fissurer la cohésion sociale, car il est impossible qu’une population ne qualifie pas en termes moraux – et donc politiques – les inégalités socio-économiques et territoriales qui constituent (avec, bien sûr, d’autres choses bien moins dramatiques) la substance de son quotidien.
C’est ici, pourtant, que le lieu compte et qu’une particularité du Rif apparaît malgré tout. Cette situation que je viens de décrire à propos d’El Hoceima, on la retrouve, en effet, presque partout au Maroc, du moins lorsqu’on considère les quintiles les moins favorisés de la population – les pauvres, les vulnérables, la partie inférieure des classes moyennes – et qu’on se déplace de l’espace urbain à l’espace rural. Le système de santé fonctionne plus ou moins bien, les hôpitaux sont mal équipés, les infrastructures ne sont pas suffisamment développées, le PIB par tête est faible, les économies se font en pièce d’un dirham, les classes sont trop nombreuses ; conséquence du chômage, l’informel l’emporte sur le formel, le formel est sous-déclaré, les filets sociaux continuent à impliquer majoritairement les économies, la famille et les proches plutôt qu’ils ne sont mis en place par l’État. Ceci est un portrait du Maroc. On pourrait, sans doute, en dresser un autre avec des réalisations, une meilleure prise en compte du citoyen, une volonté sincère de progrès et de développement, des classes moyennes bien loties et actives. Ces deux Maroc coexistent, car la part d’ombre ne régresse que lentement. Parfois, elle donne l’impression de ne pas bouger. On pourrait dire d’autres provinces du pays ce que l’on dit d’El Hoceima et, pourtant, ces autres provinces ne souffrent pas des mêmes troubles sociaux, ne fixent pas autant les regards et n’alimentent pas à ce point les peurs.
Une mémoire douloureuse
Faut-il pour autant en chercher une explication dans l’histoire, dans la guerre du Rif (1921-1927), dans ce qui serait une forme d’irrédentisme rifain ? Il n’est de pire explication en sciences sociales que celle qui substitue l’histoire aux déclarations et aux conduites explicite des acteurs. Ici, ce que les acteurs demandent, c’est du social à l’intérieur d’un ensemble national qu’ils ne remettent pas en cause. L’apparition de quelques drapeaux rifains, dans les manifestations d’El Hoceima, ne signifie pas plus la revivification d’un projet nationaliste local que les drapeaux rouges, dans les manifestations du Parti communiste français, ne signifiaient que les manifestants voulaient devenir soviétiques. En revanche, il y a un poids de la mémoire. Les habitants de la province ont le sentiment d’avoir été maltraités dans le passé, lors la guerre du Rif et durant le règne de Hassan II, et d’être frustrés de la réparation qu’ils avaient entrevue au début du règne actuel. La controverse sur l’hôpital d’oncologie installé à El Hoceima en offre une démonstration adéquate.
Les réseaux sociaux ont fait état, la dernière semaine de mai, de cet hôpital, qui « n’existerait pas », bien que tout ait été mis en place pour le bâtir et que le Roi « ait donné un terrain ». Pourtant, l’hôpital existe, même si c’est avec des dysfonctionnements, à l’instar toutes les structures de soins. Comme les autres rumeurs, cette rumeur permet d’exposer des griefs plus profonds. Elle raconte une histoire. La nécessité d’un tel hôpital est liée à une prévalence anormale de cancers dans la province, qui découlerait des bombardements chimiques espagnols durant la guerre du Rif. Ce qui est pointé, c’est que la situation actuelle serait la suite d’une injustice initiale. La rumeur de l’absence de l’hôpital dit ainsi que, pour une partie de la population, celle qui s’exprime actuellement dans les réseaux sociaux et dans la rue, cette injustice n’a pas été réparée. Que la réparation aurait, en quelque sorte, était volée. La région d’El Hoceima se caractérise ainsi par une mémoire douloureuse et cette mémoire agit comme un multiplicateur de la gravité des dysfonctionnements et des incidents. Ils prennent plus de relief ; ce relief mobilise.
Quelle sortie de crise?
Le gouvernement se trouve donc dans une situation problématique où, plus que d’habitude, les instruments de moyen ou de long terme peinent à rendre possible une sortie de crise, parce qu’ils laissent le présent en l’état et que la mémoire blessée des manifestants leur dit de ne pas se fier aux promesses. Le propre d’une crise sociale, lorsqu’elle est enclenchée est de brasser large, c’est-à-dire d’alourdir les demandes en incluant tout ce qui ne va pas et n’aurait, en d’autres circonstances, pas abouti à un tel mouvement. Du point de vue des gouvernants cette situation provoque une hésitation durant laquelle se repose l’éternelle alternative, qui caractérise aussi bien les démocraties que les autoritarismes, et sans doute davantage les démocraties : faut-il user ou non d’une répression vigoureuse ? La répression ordinaire, le maintien de l’ordre en d’autres termes, qui n’est pas imaginable sans moyens coercitifs, elle, va de soi dans tous les régimes. Elle répond à un risque immédiat, à la simple nécessité de préserver l’ordre public. La question de la répression vigoureuse est liée, en revanche, à des anticipations et donc à une crainte quasi existentielle : que la durée de la crise provoque une désectorisation de celle-ci, autrement dit son extension, de sorte qu’il devienne difficile, voire impossible, de ramener l’ordre. Trivialement, c’est l’argument de la pente glissante : « si l’on tolère ça, on ne pourra plus rien empêcher ». Malgré les meilleurs arguments du monde, cette idée simpliste continue à apparaître comme une idée de bon sens.
La gestion de la crise de Mai 68 par Georges Pompidou, en France, représente un cas d’école de la réfutation de cet argument. On sait qu’il a préféré limiter la répression, et notamment laisser occuper la Sorbonne, tout en négociant, par ailleurs, non pas avec les protestataires eux-mêmes, mais avec les syndicats. Pourquoi ? Tout d’abord pour une affaire temporelle : les réformes acceptées ou les promesses faites pour arrêter le mouvement social ne pourraient être effectives et donc efficaces que dans le futur ; il en découlait qu’elle devaient être gagées sur le présent. Ensuite pour une question de principe dont l’affirmation constituait précisément ce gage : une démocratie ne peut pas franchir un certain point dans la répression sans perdre sa légitimité et sa crédibilité. Pompidou s’en explique, au lendemain de la crise, dans une lettre envoyée à Raymond Aron, reproduite et commentée dans les Mémoires de ce dernier.
La sortie d’une crise doit donc articuler des réponses de fond, dont les effets prendront nécessairement un certain temps à se manifester, et une réponse à l’émoi des protestataires, qui, elle, doit être immédiate, et donc symbolique, car il n’y a que les symboles qui puissent avoir une efficacité dans le moment même de leur usage. Jusqu’à présent aucune réponse de ce type n’a été apportée. La crise dure parce que le gouvernement temporise et qu’il ne veut pas proportionner sa réponse à l’émoi de la population. Il serait faux de dire qu’il a choisi le tout-répressif ou qu’il a privilégié la répression sur toute autre solution. Le fait est plutôt qu’il n’a pas vraiment choisi, comme si personne n’avait pris la main sur la conduite des événements.
Au-delà de ces considérations tactiques, dont les jours et les semaines à venir nous diront ce qu’il en découlera, la crise du Rif nous met face à une pathologie préoccupante des politiques publiques marocaines : leur inaccomplissement. Il y a eu et il y a des investissements dans le Rif, il y a des projets, une agence de développement lui a été dédiée, il existe des rapports, des chiffres, des études et des données, un suivi pourrait-on croire ; et, plus largement dans le pays, il y des investissements, des projets, des plans, des agences dédiées, des rapports, des chiffres, des études et des données ; il y a même une sincère volonté d’apporter de résoudre les problèmes, de réformer, de développer ; il y a des entrepreneurs, des personnalités engagées, des fonctionnaires soucieux du bien commun – et, cependant, les politiques publiques peinent à atteindre les buts qu’elles se donnent. Présentées dans leur ensemble, elles entraînent l’adhésion ; considérées dans leur mise en œuvre, elles suscitent l’inquiétude par leurs innombrables dysfonctionnements et, surtout, par le temps que prend leur développement, leur réparation ou leur réforme. Elles semblent toujours en chantier. Il en résulte qu’une bonne partie d’entre elles sont, soit des échecs avérés – c’est le cas des politiques d’éducation – soit des échecs partiels ou de demi-accomplissements, c’est le cas du Régime d’assistance médicale, généralisé en 2011 sans son mécanisme de financement et toujours dans l’attente de celui-ci. Ce qui est le plus troublant, du reste, c’est cette forme de déni qui consiste à ne pas trop tenir compte des retours négatifs des usagers et de la frustration des citoyens, face à ces projets inaccomplis, comme s’il ne s’agissait que de l’écume des vagues. Ce que la crise actuelle du Rif tendrait à nous révéler, ce serait plutôt qu’il s’agit-là de la matière même des choses.
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