La Pologne, un nouveau leader en Europe? edit
La Pologne vient de marquer les opinions publiques par une série de décisions et d’annonces tonitruantes : annulation des commandes d’hélicoptères Airbus, montée en puissance dans l’OTAN, limogeages à la Cour suprême et dans l’audiovisuel public, projet de suppression totale du droit à l’avortement, campagnes anti-Juncker, etc. Depuis le début de l’année, le parti nationaliste et conservateur, le PiS, positionne la Pologne comme l’avant-garde de l’atlantisme, du souverainisme et de l’anti-fédéralisme en Europe. La Pologne semble aujourd’hui donner le ton sur le continent face au couple franco-allemand. Mais peut-elle prendre un véritable leadership en Europe, par-delà ses succès de scandales ?
Aujourd’hui, la Pologne a assurément quitté le statut de « bon élève économique » et cherche à devenir un poids lourd politique, dans le domaine militaire, dans le domaine diplomatique, en matière idéologique et institutionnelle. Toutefois, les orientations idéologiques du PiS entravent sa capacité à mobiliser sa propre population et ses alliés. La Pologne acquiert un certain leadership à l’est du continent. Mais sa capacité de rayonnement transcontinentale reste à démontrer.
La Pologne, principale puissance militaire à l’est de l’Europe
Appuyées sur une croissance économique durable et soutenue, les autorités polonaises sont engagées dans un effort de modernisation militaire unique en Europe. La décennie 2000 a été, pour le pays, celle de la modernisation et de la croissance économique malgré la crise de 2001 : la Pologne fait figure d’exception en Europe aujourd'hui, avec des taux de croissance du PIB à 3,5% en 2015 et 2016. Ces performances tiennent à ses 39 millions d’habitants rompus à la mondialisation économique ainsi qu’à une gouvernance de haut niveau, surtout à l’échelle de l’Europe centrale et orientale. En conséquence, les finances publiques sont dans une situation favorable (déficit de 3% du PIB et dette publique de 50% du PIB) et permettent au pays d’engager un effort de défense à hauteur de la norme otanienne de 2% du PIB dès 2016.
Ainsi, le pays s’est engagé, depuis 2013, dans un vaste programme d’investissements militaires, à hauteur de 35 milliards d’euros sur 10 ans. La Pologne fait ainsi figure d’exception dans une Europe qui coupe dans ses dépenses militaires et dont les capacités sont en réduction. Pour 5 milliards d’euros, elle a passé commande de missiles anti-missile Patriot à l’américain Raytheon. Et, jusqu’à il y a peu, elle entendait acquérir 50 hélicoptères H225 Caracal auprès d’Airbus Helicopters, pour plus de 3 milliards d’euro. Le revirement récent n’entravera pas cet effort : un constructeur américain en bénéficiera à la place d’Airbus.
La Pologne reconstruit son hard power aussi sur le plan doctrinal. Elle a en effet régulièrement actualisé son « livre blanc » ou National Security Strategy of the Republic of Poland. Son édition 2014 affirme des ambitions très nettes pour contribuer activement à la sécurité de l’Europe et à la paix dans le monde. Ainsi, la Pologne s’applique à participer aux opérations extérieures, même de façon symbolique, pour s’aguerrir et pour se rendre visible.
En outre, la Pologne est désormais centrale dans les réseaux d’alliance militaires en Europe orientale. Déjà proche de la France et de l’Allemagne à l’intérieur du Triangle de Weimar, la Pologne a acquis une nouvelle dimension militaire au printemps dernier : pivot des exercices militaires conduits par l’OTAN, la Pologne est une des nations cadres de la défense des Etats baltes contre les menaces russes. En outre, la traditionnelle proximité avec les Etats-Unis s’est concrétisée une nouvelle fois cette année, avec l’annonce de l’implantation de dix batteries de missiles anti-missiles SM3-IIA en Pologne même.
Enfin, la Pologne entend faire évoluer le format de ses forces armées. Le ministre de la Défense polonais, Antoni Macierewicz, vient de déposer au Parlement une loi créant une Force territoriale de défense autrement dit une réserve active de militaires non professionnels mais équipés et entraînés pour résister à une occupation.
Appuyée sur un effort budgétaire important, sur une doctrine renouvelée, sur un atlantisme sans complexes et sur un réseau d’alliances solide, la Pologne est en passe de devenir la puissance militaire de l’Europe orientale et ainsi la sentinelle contre les risques géopolitiques en provenance de Russie.
À l’avant-garde des souverainismes en Europe
En deux ans, la Pologne est passée du statut de partenaire de l’Allemagne à celui de leader des souverainistes européens. La Pologne de Donald Tusk et de Radoslaw Sikorski, dirigée par des libéraux, avait élevé les relations avec l’Allemagne à un plus haut niveau historique. La Pologne du président Duda et du Premier ministre Szydlo est aux antipodes de cette tendance. Elle cherche davantage à jouer sa partition souverainiste qu’à harmoniser ses positions avec son voisin. Avec le Brexit, forte de sa croissance économique, de sa taille démographique et de son positionnement central dans la géographie de l’Europe, la Pologne se taille un statut de leader.
Sous l’égide de Jaroslaw Kaczynski, omnipotent président du parti, ils ont repris les thèmes anti-fédéralistes, anti-bruxellois, anti-islam et anti-élites de la première mandature PiS (2005-2007). En particulier, à la faveur du Brexit, la Pologne a repris le flambeau de l’euroscepticisme en Europe sur tous les plans. Varsovie se pose ainsi en alternative au moteur franco-allemand. Le groupe de Visegrad (V4) est son canal d’action privilégié. L’accueil des migrants par l’Allemagne est rejeté des autorités polonaises, sur fond de défiance des capacités d’intégration des populations originaires du Moyen-Orient et de refus des quotas de répartition des migrants. Ainsi, pour préparer le sommet de Bratislava du 16 septembre 2016, la Pologne a poussé ses alliés du V4 (Hongrie, Slovaquie, République Tchèque) à adopter une déclaration commune rejetant la répartition des migrants par quota entre les pays de l’Union et appelant au renforcement des instances intergouvernementales en Europe.
En outre, les institutions européennes et leurs titulaires ont été la cible des autorités polonaises. Depuis janvier dernier, Frank Timmermans, premier vice-président de la Commission en charge de l’Etat de droit, porte une attention particulière à l’évolution de la situation politique en Pologne, plus précisément sur le sujet de l’indépendance de la magistrature et de celle des médias. En retour, à la faveur du Brexit, le gouvernement polonais a travaillé tout l’été pour appeler ouvertement à la remise en cause des pouvoirs de la Commission et au rapatriement des pouvoirs vers les capitales nationales, ainsi qu’à la démission de Jean-Claude Juncker. Donald Tusk, le Président du Conseil, a également été l’objet de la défiance des autorités polonaises, qui ont affirmé ne pas être certaines de vouloir soutenir sa prolongation à ce poste.
Au fond, le paradoxe de la Pologne du PiS est de se poser en rempart du régime de Vladimir Poutine tout en partageant un certain nombre de ses présupposés : volonté d’un Etat fort, défense des valeurs conservatrices, critique des institutions bruxelloises.
C’est le paradoxe illibéral.
Le laboratoire de l’illibéralisme et du révisionnisme historique
La visibilité polonaise doit actuellement beaucoup au tournant illibéral que le PiS a fait prendre au pays depuis un an. Le rejet du libéralisme politique par la Pologne fracture l’Europe mais également le pays lui-même. En effet, la Pologne du PiS a tant attaqué les droits fondamentaux qu’elle a fait l’objet d’une procédure de la part de la Commission européenne.
Ainsi, le PiS a manifesté la volonté de placer des juges proches à la Cour Suprême, au détriment de ceux nommés par la Plateforme civique. L’organisation américaine Freedom House a constaté un recul de l’Etat de droit en 2015, avec une dégradation des résultats sur trois critères : la gouvernance démocratique nationale, l’indépendance des médias et le cadre judiciaire, avec des perspectives négatives pour 2016. En outre, de nombreux autres hauts fonctionnaires des ministères et des institutions publiques centrales ont été limogés.
Les médias publics ont également fait l’objet d’une reprise en main, car considérés comme acquis aux thèses des progressistes pro-européens. La loi adoptée le 31 décembre 2015 a changé la manière dont sont nommés les directoires et les conseils de surveillance de la télévision et de la radio publiques, ce pouvoir de nomination revenant au Ministre du Trésor public. En un an, la Pologne a très notamment reculé dans le classement de Reporters sans frontières, passant de la 18e place à la 47e place mondiale.
Le PiS a également porté le débat sur le plan des valeurs et de la mémoire collective.
Le révisionnisme l’égard des massacres de juifs s’est manifesté avec la nomination de Jaroslaw Szarek à la tête de l’Institut de la mémoire nationale. Dans ce cadre, la Pologne est de manière présentée comme une victime du cynisme des grandes puissances, et n’aurait aucune responsabilité de civils polonais, par exemple dans le pogrom de Jedwabne de juillet 1941. Les grandes figures de l’après 1989, Lech Walesa et Bronislaw Geremek, voient également leur réputation attaquées.
Cette révolution conservatrice passe également par une diminution des droits des femmes, en projetant de revenir sur la loi sur l’avortement de 1993, et ce contre la grande majorité de l’opinion publique polonaise.
Enfin, le PiS accrédite une lecture complotiste du crash de l’avion présidentiel à Smolensk. L’opinion publique adhère massivement à la thèse de l’accident à propos du crash de l’avion présidentiel polonais du 10 avril 2010. Toutefois, on observe la diffusion d’une théorie du complot, portée notamment par l’actuel ministre de la Défense Antoni Macierewicz, selon laquelle il s’agit d’un attentat contre Lech Kaczynski, circule, soit pour dénoncer une implication russe – bien que Moscou ait très vite coopéré – soit pour attaquer indirectement le Premier ministre de l’époque, Donald Tusk.
Pour répondre à ces évolutions, un Comité de défense de la démocratie (KOD) réunit depuis décembre 2015 un nombre important de citoyens polonais dans la rue, sous la houlette de Mateuz Kijowski. Il a par exemple eu gain de cause au sujet de la loi interdisant l’avortement même en cas de viol, de danger pour la mère ou de malformation grave du fœtus, dans un pays où les conditions sont déjà très restrictives. La réaction de la population montre que le PiS ne peut s’appuyer sur une unanimité populaire depuis que cette réforme a été écartée.
Les limites du renouveau de la puissance polonaise
En dépit de son dynamisme économique, de son leadership militaire en Europe centrale et de son positionnement souverainiste, la Pologne se retrouve incontestablement limitée dans ses ambitions. Et l’idéologie du PiS, qui fait aujourd’hui son succès de scandale, fera demain la limite de son rayonnement.
Ainsi, malgré la très large majorité du PiS au Parlement, la société polonaise reste traversée par des tensions, schématiquement entre des populations urbaines largement pro-européennes et des citoyens ruraux déclassés. Aux premiers s’ajoutent également les Polonais de Bruxelles et ceux de la diaspora, nombreux et dont les orientations sont à rebours de celles des conservateurs au pouvoir à Varsovie. Le manque de consensus en matière de politique étrangère et de politique intérieure peut engendrer à terme des difficultés croissantes, se traduisant par de grandes manifestations.
Outre cette division interne, la Pologne actuelle risque de se priver de nombreux soutiens en Europe. Son modèle de croissance dépend beaucoup de l’économie allemande, des transferts de fond de la diaspora et des subventions européennes. Elle n’est pas encore tirée par l’innovation. Elle fait l’objet d’une surveillance attentive de la part de l’Union européenne, en particulier dans le domaine de l’Etat de droit, avec lequel Bruxelles n’est pas prêt à transiger, et ses relations avec l’Allemagne sont dorénavant beaucoup plus tendues. En annulant cavalièrement la commande des hélicoptères Caracal d’Airbus Helicopter, elle instaure une ère de tension avec la France. Son alliance au sein des institutions européennes avec la Grande-Bretagne sur de nombreux sujets se trouve caduque avec le Brexit.
Enfin, le conflit ukrainien illustre fort bien les limites actuelles de l’influence polonaise. En dépit d’une forte présence sur cette question et d’une expertise sur ce sujet, la Pologne ne participe pas aux négociations selon le « format Normandie », la France et l’Allemagne se joignant à l’Ukraine et à la Russie. L’Allemagne a donc remplacé la Pologne comme principal interlocuteur de Kiev au sein de l’Union. Elle n’a pas réussi non plus à faire se rallier le V4 à ses positions en faveur d’un soutien militaire aux troupes ukrainiennes, avec des positions considérées comme trop anti-russes.
La Pologne du PiS jouit aujourd’hui d’une exposition médiatique et politique à la mesure de sa puissance économique et militaire. Elle exploite cette position pour endosser la fonction tribunicienne du populisme. Mais ses ambitions en matière de leadership butteront sous peu contre son incapacité à mobiliser autour d’un projet autre qu’étroitement souverainiste et illibéral.
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