La psychologie des foules à l’heure des Gilets jaunes edit
L’on a mis, à juste titre, sur le compte des réseaux sociaux le caractère insaisissable de la révolte des Gilets jaunes, première mobilisation en France de l’ère numérique. Dans d’autres contextes, on l’avait dit, il y a près de dix ans, du printemps arabe. Il est certain que les réseaux sociaux ont permis à des gens qui ne se connaissaient pas de se reconnaître, de s’assembler, de partager des mots d’ordre. Mais les nouvelles techniques de communication ont-elles ainsi créé un phénomène inédit, ou facilité et accéléré la constitution d’un phénomène social bien connu, à savoir une foule ?
Sans prétendre trancher un débat qui appartient aux sociologues de profession, on peut relever, à la lecture de l’ouvrage précurseur de Gustave Le Bon, La Psychologie des foules, paru en 1895, des similitudes troublantes entre les foules telles qu’il les analyse et le mouvement social actuel. Sa lecture incite à regarder ce mouvement sous son aspect immédiatement visible qui est celui de la foule. Elle incite aussi à s’interroger sur la tactique choisie pour en venir à bout et sortir de la crise.
Foule, on peut d’une certaine façon que ce mouvement l’est à l’état chimiquement pur, puisqu’il consiste en une occupation collective et spontanée de l’espace public, réfractaire à tout mode de représentation et vide de tout débouché politique réellement partagé ; l’objectif est de se rassembler, en réalité et en images (les Gilets jaunes passent une bonne partie de leur temps à faire des selfies) et de le demeurer aussi longtemps que possible.
Pour les Gilets jaunes, il s’agit avant tout de « faire foule », comme l’on dit aujourd’hui, ou plus simplement d’être ensemble et d’être vus ensemble en colère : ce but premier du mouvement, être ensemble, le demeure ; on a d’ailleurs relevé que le rond-point, substitué au bistrot du village qui avait fermé, devenait un lieu de sociabilité pour ses occupants. Être ensemble est d’ailleurs la seule chose que le mouvement partage vraiment, et tend à reléguer tout le reste : en particulier ses motivations et sa coloration politique, comme ses objectifs susceptibles de retomber dans le réel, sur lesquels il est tout-à-fait incapable de s’unir.
Disons au passage que le choix du mot colère s’est avéré très judicieux sur le plan tactique. Il a permis en effet au mouvement de fédérer les oppositions, les insatisfactions et les ressentiments les plus divers, cependant que l’ensemble des forces politiques s’inclinait devant lui, y compris le principal objet de ladite colère, Emmanuel Macron, qui a dit qu’elle était « légitime ».
La lecture de La Psychologie des foules nous confirme d’abord que, si divisé, inorganisé et géographiquement dispersé soit-il, ce mouvement est bien une foule. Car, dans la définition étonnamment actuelle qu’il en donne, Le Bon estime qu’il n’est pas nécessaire d’être physiquement rassemblé pour être une foule ; il suffit de partager une même émotion : « L’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers traits de la foule en voie de s’organiser, n’impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d’individus séparés peuvent à certains moments, sous l’influence de certaines émotions violentes, un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d’une foule psychologique. Il suffira alors qu’un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules. À certains moments, une demi-douzaine d’hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d’hommes réunis par hasard peuvent ne pas la constituer. »
L’on trouve ensuite dans La Psychologie des foules une description des ressorts des foules qui expliquent certains caractères contradictoires et souvent relevés des Gilets jaunes: d’un côté l’irresponsabilité et un sentiment d’impunité, combinés avec la propension à la violence ; de l’autre, des manifestations d’altruisme et de désintéressement qui ont contribué à leur popularité. Or, pour Le Bon, ces contradictions n’ont rien qui doive surprendre et sont inhérentes aux foules ; il les explique de la façon suivante :
« L’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d’autant moins porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement. Une seconde cause, la contagion, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation. (…) Dans une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif. C’est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l’homme n’est guère capable que lorsqu’il fait partie d’une foule. »
Une autre étrangeté du mouvement des Gilets jaunes est le caractère à la fois immédiat, extravagant et intransigeant de leurs revendications. Ils demandent, comme la chose la plus naturelle du monde, que le président démissionne, dissolve l’Assemblée nationale, ou qu’on change la Constitution. Là encore, l’on peut s’en rapporter à Le Bon : « La foule n’est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle n’admet pas que quelque chose puisse s’interposer entre son désir et la réalisation de ce désir. Elle le comprend d’autant moins que le nombre lui donne le sentiment d’une puissance irrésistible. Pour l’individu en foule, la notion d’impossibilité disparaît. »
La propension des gilets jaunes à accepter et amplifier les fake news (les infox dans l’heureuse trouvaille de la commission d’enrichissement de la langue française) ? L’exagération manifeste de leurs affirmations ? Leur rejet intolérant de toute opinion contraire ? Sur ces trois points encore, l’on verra les Gilets jaunes correspondre aux foules de Le Bon : « La création des légendes qui circulent si aisément dans les foules n’est pas déterminée seulement par une crédulité complète. Elle l’est encore par les déformations prodigieuses que subissent les événements dans l’imagination de gens assemblés. (…) Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une foule, ils présentent ce double caractère d’être très simples et très exagérés. (…) N’ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d’autre part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire qu’intolérante. L’individu peut supporter la contradiction et la discussion, la foule ne les supporte jamais. Dans les réunions publiques, la plus légère contradiction de la part d’un orateur est immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes invectives, bientôt suivis de voies de fait et d’expulsion pour peu que l’orateur insiste. »
Enfin, les Gilets jaunes se sont fixés sur quelques idées simples : par exemple que les radars automatiques sont là pour remplir les caisses de l’État et non pour sauver des vies, qu’il faut rétablir l’ISF, que les hommes politiques vivent dans l’opulence, ou qu’Emmanuel Macron ayant eu 23% des voix n’a pas été légitimement élu. Là encore, lisons Le Bon : « Quelles que soient les idées suggérées aux foules, elles ne peuvent devenir dominantes qu’à la condition de revêtir une forme très absolue, et très simple. Elles se présentent alors sous l’aspect d’images, et ne sont accessibles aux masses que sous cette forme. Ces idées-images ne sont attachées entre elles par aucun lien logique d’analogie ou de succession, et peuvent se substituer l’une à l’autre comme les verres de la lanterne magique que l’opérateur retire de la boîte où ils étaient superposés. Et c’est pourquoi on peut voir dans les foules se maintenir côte à côte les idées les plus contradictoires. »
La mobilité et la diversité des idées de la foule, remarque Le Bon à ce point, peuvent dans une certaine mesure protéger de ses excès. De fait, un mouvement qui promeut à la fois l’abrogation de la loi Taubira, le référendum d’initiative citoyenne, la haine des banques, la retraite à 60 ans, la baisse des impôts et la hausse des prestations, doit normalement échouer, à raison de la multiplicité et de la contradiction de ses objectifs.
Cependant, pourra-t-on dialoguer avec le peuple des Gilets jaunes, canaliser le mouvement et influencer ses convictions, tout en répondant aux moins excessives ? À l’heure où s’ouvre le grand débat national, qu’est-ce que la lecture de Le Bon nous dit de ses chances de succès ? Rien de très encourageant, à vrai dire : pour lui, l’ère des foules se signale en effet par trois données, l’incapacité du gouvernement à diriger l’opinion, l’impuissance du discours raisonnable face aux convictions des foules, et leur attrait pour les chefs charismatiques et dangereux.
« De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus grande qu’elle ne le fut jamais ; et cela, pour trois raisons différentes : la première est que les anciennes croyances perdant de plus en plus leur empire, n’agissent plus comme jadis sur les opinions passagères pour leur donner une certaine orientation. L’effacement des croyances générales laisse place à une foule d’opinions particulières sans passé ni avenir. La seconde raison est que la puissance des foules devenant de plus en plus grande et ayant de moins en moins de contrepoids, la mobilité extrême d’idées que nous avons constatée chez elles peut se manifester librement. La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse qui met sans cesse sous les yeux des foules les opinions les plus contraires. Les suggestions que chacune d’elles pourrait engendrer sont bientôt détruites par des suggestions opposées. Il en résulte que chaque opinion n’arrive pas à s’étendre et est vouée à une existence très éphémère. Elle est morte avant d’avoir pu se répandre assez pour devenir générale. De ces causes diverses est résulté un phénomène très nouveau dans l’histoire du monde, et tout à fait caractéristique de l’âge actuel, je veux parler de l’impuissance des gouvernements à diriger l’opinion. »
Il faut, dans ce passage, remplacer le mot « presse » par les mots « internet » et « réseaux sociaux », et l’on y est. Et voici le résultat : « Cette absence totale de direction de l’opinion, et en même temps la dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un émiettement complet de toutes les convictions, et l’indifférence croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts immédiats. »
Une deuxième idée est qu’une fois les convictions de la foule faites, il est quasiment impossible de lui en faire changer ; en tout cas, il est tout-à-fait vain d’essayer de les ébranler par une démonstration logique, et on ne peut guère le faire qu’en rentrant dans son jeu : « Association de choses dissemblables, n’ayant entre elles que des rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers, telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui savent les manier ; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux foules, et c’est pourquoi il est permis de dire qu’elles ne raisonnent pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un raisonnement. »
Et le Bon d’illustrer son propos par l’épisode suivant auquel il avait assisté pendant le siège de Paris : la foule accusait un général d’avoir vendu les plans des défenses de Paris aux Prussiens et voulait l’écharper. Un orateur s’interpose, et le jeune Le Bon pense qu’il va expliquer l’absurdité de l’accusation portée contre ce héros de guerre et patriote irréprochable ; mais à sa grande surprise, il l’entend dire : « Citoyens, ce traître n’échappera pas à son châtiment, nous allons l’arrêter pour qu’il soit jugé et réponde de ses crimes » ; ce qui fut fait aussitôt et, quelques minutes après, le général put repartir sain et sauf par la porte de derrière.
La tactique de cet orateur est assez analogue au raisonnement qui a pu conduire à décider du grand débat : ceux qui l’ont organisé, en choisissant quatre thèmes qui répondent à ceux de la contestation, sont rentrés dans son jeu. Mais il sera difficile d’en sortir, et la manœuvre d’évasion sera plus compliquée que dans l’anecdote car, à la différence de la foule parisienne de 1870, les Gilets jaunes l’anticipent.
De plus, une partie de la majorité présidentielle ne voit pas seulement dans le Grand Débat un exutoire et le moyen de faire rentrer la contestation dans le lit de la politique normale et des institutions ; elle y retrouve l’esprit des marcheurs anti-système de la campagne de 2017, eux-mêmes appelés alors à une grande consultation, et aspirant à de nouvelles formes de démocratie directe. Après tout, LREM a été au départ une sorte de foule, numérique et urbaine. Elle s’oppose aux Gilets jaunes, qui la haïssent mais qui lui ressemblent néanmoins, dans son rejet des intermédiaires et des formes politiques établies ; ils lui renvoient son image déformée, comme le ferait un miroir de sorcière. Le Grand Débat, tactique pour certains, en attire sincèrement d’autres, y compris dans la majorité ; il va acquérir une vie propre. Il peut canaliser les émotions ou en susciter de nouvelles ; aider à disperser la foule ou en agglomérer une autre.
Certes, avec la lettre du président de la République, le registre change et les arguments raisonnables réapparaissent, par exemple : si l’on veut moins d’impôts, quelles dépenses faut-il diminuer ? C’est une approche logique et irréprochable ; mais la politique, en France, dédaigne déjà par temps calme ce b.a.- ba de la raison budgétaire. Dans les circonstances du moment, Le Bon aurait sans doute déconseillé d’y recourir : « Dans l’énumération des facteurs capables d’impressionner l’âme des foules, on pourrait se dispenser entièrement de mentionner la raison, s’il n’était nécessaire d’indiquer la valeur négative de son influence. »
C’est que le problème n’est pas de convaincre la foule, mais de la mener. C’est l’aspect le plus prophétique et le plus connu de La Psychologie des foules, qui a anticipé sur l’émergence des leaders charismatiques des années 20 et 30, au premier chef de Mussolini, qui l’avait lue. « Lorsqu’il s’agit d’entraîner une foule pour un instant, et de la déterminer à commettre un acte quelconque piller un palais, se faire massacrer pour défendre une place forte ou une barricade, il faut agir sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore l’exemple (…) Mais quand il s’agit de faire pénétrer des idées et des croyances dans l’esprit des foules les procédés des meneurs sont différents. Ils ont principalement recours à trois procédés très nets : l’affirmation, la répétition, la contagion. L’action en est assez lente, mais les effets de cette action une fois produits sont fort durables. L’affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans l’esprit des foules. Plus l’affirmation est concise, plus elle est dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle a d’autorité. »
La rencontre de la foule et de son leader charismatique ne s’est pas produite dans la crise des Gilets jaunes. Jean-Luc Mélenchon y a échoué malgré ses efforts. Marine Le Pen est celle qui a le plus profité du mouvement, mais sans parvenir à le récupérer.
Dans la stratégie d’Emmanuel Macron, la présence sur le terrain et sa participation personnelle au débat ont une place importante. On le voit renouer avec ce goût de l’échange, du parler-vrai, un don d’empathie et même un courage dans les face-à-face, qui avaient marqué sa campagne de 2017. Pourra-t-il ainsi se faire entendre, sinon des Gilets jaunes, d’une partie au moins de ceux qui les soutiennent ?
Qu’en aurait pensé Gustave Le Bon ? Il aurait sans doute relevé la virulence et la fixité des sentiments exprimés dans la crise à l’encontre du président : de tels sentiments, dans son analyse, ne sont pas de ceux qu’on fait changer aisément à la foule (leur injustice et leur déraison contribueraient plutôt à les y ancrer davantage). Et il aurait sans doute craint qu’à la parole présidentielle, parole de raison, complexe et prolixe, ne risque de manquer cet art de la simplification, des formules-choc, de la répétition emphatique des mêmes choses, qui sont la condition de l’ascendant sur les foules.
« On s’étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme sur les foules qui les écoutaient ; mais on oublie qu’ils furent faits pour entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes. »
Décidément, il faut lire La Psychologie des foules.
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