Le groupe de Visegrád: un pôle de puissance souverainiste en Europe edit
Dans quelques jours, le 16 septembre 2016, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne se réuniront à Bratislava sous présidence slovaque pour définir l’avenir de l’Union européenne après le Brexit. Dans cette perspective, plusieurs coalitions d’Etats se préparent. Ainsi, le groupe des pays d’Europe méditerranéenne a été réuni par Alexis Tsipras à Athènes le 9 septembre pour dessiner une alternative à l’austérité prônée par l’Allemagne et les Etats du nord du continent.
Le groupe de Visegrád, ou V4, se signale aujourd’hui par son activisme. Rassemblant, depuis la fin du bloc soviétique, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, le V4 vient de définir une position commune qu’il a rendue publique lors de sa réunion du 6 septembre à Krynice.
Le V4 est-il une alliance des « démocraties illibérales », un cartel conservateur chrétien ou encore un pôle anti-fédéraliste en Europe ? Est-il le porte-parole de la Russie au cœur même du continent ? Et peut-il influencer durablement le destin tumultueux de la construction européenne ? En d’autres termes, le V4 peut-il remettre en cause les solidarités entre États membres, la dynamique de l’intégration et le projet libéral du continent ?
Un agenda politique commun
À la suite des âpres négociations de l’hiver dernier, les États du V4 entendent rappeler leur opposition à la politique d’accueil des réfugiés promue par l’Allemagne et organisée par la décision du 22 septembre 2015 du Conseil de l’Union européenne sur la base de quotas répartissant les migrants par pays. Ils veulent explicitement fermer les frontières pour protéger l’emploi national et empêcher l’implantation de communautés musulmanes.
En outre, le V4 reprend le flambeau souverainiste. Il souhaite un rééquilibrage au profit du Conseil de l’Union, qui réunit les États membres, au détriment de la Commission, dépositaire de l’intérêt général transcontinental.
Cette double orientation du V4 tient bien évidemment à l’orientation politique conservatrice et nationaliste commune aux partis au pouvoir dans ces États, notamment le PiS en Pologne et le Fidesz en Hongrie. Mais cette position s’inscrit plus généralement dans l’histoire longue de ces États. Leurs indépendances ont été victimes des différents impérialismes tsariste, austro-hongrois et soviétique. Ayant recouvré leur pleine souveraineté il y a peu, ces États ne souhaitent pas s’orienter vers une fédéralisation de leurs prérogatives.
Par ce programme politique, le V4 entend représenter à Bratislava toute l’Europe centrale et orientale. Mais est-il en mesure d’influencer durablement la construction européenne ?
À l’Est aussi, l’union fait la force
Bruxelles, Paris et Berlin ne peuvent sous-estimer la portée de la montée en puissance du groupe de Visegrád sur la scène politique continentale. Le groupe de Visegrád est plus qu’une alliance conjoncturelle entre dirigeants conservateurs. Il constitue aujourd’hui un nouveau pôle de solidarité régionale.
Directement issu de la disparition de l’URSS, du bloc soviétique et du Pacte de Varsovie en 1991, il est initialement fortement encouragé par les institutions européennes, soucieuses de pouvoir négocier « en bloc » les perspectives d’adhésion avec ces anciennes démocraties populaires. Le V4 souffrait alors d’une certaine méfiance de la part de ses États membres : ceux-ci se défiaient de la constitution d’une « deuxième division européenne » qui pérenniserait le rideau de fer.
L’entrée dans l’OTAN en 1999 pour la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie, ainsi que l’adhésion à l’Union européenne en 2004, a fait provisoirement perdre au V4 son utilité. De fait, ses réalisations sont restées limitées : des échanges universitaires ont été réalisés et un groupe de travail sur l’énergie a été constitué.
Depuis un an, le V4 change de statut politique. Désormais, ce sont les États membres du groupe qui s’unissent pour peser dans le débat européen. En effet, si leur poids institutionnel est significatif (ils disposent à eux quatre de 106 eurodéputés contre 96 pour l’Allemagne et de 59 voix au Conseil de l’Union européenne), leur statut historique (ils sont encore appelés les « nouveaux États-membres ») et leur poids économique limitent la portée de leurs initiatives politiques.
La nouveauté politique des derniers mois est que les États du V4 sont soudés contre Bruxelles par la question migratoire. Toutefois, le groupe ne constitue pas un monolithe politique.
Un groupe hétérogène
Un passé commun sert de ciment, parfois mythifié, entre les États du V4. Pays héritiers de Bohème, Pologne et Hongrie dont les rois se retrouvèrent en 1335 au château de Visegrád. La date paraît lointaine mais le souvenir est cultivé dans ces pays unis par le sentiment continu d'une menace commune : être pris entre les puissances de l'Est et celles de l'Ouest.
Pourtant, les situations des membres du V4 sont aujourd’hui très différentes et leurs intérêts par toujours compatibles.
La première ligne de fracture est celle de la monnaie commune que seule la Slovaquie possède. Elle n'a pas empêché l'expression de critiques parfois très vigoureuses de l'Europe par les plus hautes figure politiques slovaques. Mais elle force la politique budgétaire à se coordonner à la donne monétaire de la BCE. Si la Slovaquie a pu en souffrir en terme de croissance, les gains ont été réels en matière de contrôle de l’inflation. Le pouvoir d'achat des ménages slovaques a été mieux préservé que celui de leurs voisins. Ceux-ci n'hésitent d'ailleurs pas à user de leur discrétion en matière de politique monétaire, l'indépendance des banques centrales de Hongrie et de Pologne ayant été bien mise à mal. Le prix à payer pourrait être lourd ces prochaines années pour des pays dont la gestion des réserves, des mécanismes de décision et de la crédibilité des institutions a mauvaise presse. La facture se présente d'abord sous forme de difficulté pour l'État à se financer, et par ricochet, en coût du crédit pour les ménages et en déficit d’investissement pour les entreprises. Les systèmes financiers du V4, enfin, sont tous intimement liés à l'euro (et parfois au franc suisse) mais les banques hors Slovaquie ne bénéficient pas de la protection de la BCE. La solidarité du V4 peut donc être vite mise a mal par un élément extérieur aux agendas politiques : une mauvaise passe financière ou économique.
Deuxième ligne de tension, l'attitude vis-à-vis de la Russie est elle aussi contrastée au sein du groupe, avec des conséquences sensibles tant dans le secteur industriel que dans le positionnement politique. Les projets de réacteurs nucléaires russes en Hongrie sont le symbole le plus massif d’une amitié magyare-russe dans les sphères politiques, qui se traduit par une présence des investisseurs et des hommes d'affaires russes en Hongrie. La Pologne est, elle, plutôt hostile aux immixtions russes comme l’a rappelé le sommet de Varsovie en juillet dernier. La dépendance énergétique au gaz russe est elle aussi plus marquée pour la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie que pour la Pologne tournée encore majoritairement vers le charbon.
Enfin, la contribution nette au budget de l'Union dessine encore une ligne de partage, presque de fracture, au sein du V4. Pologne et Hongrie sont parmi les plus grands bénéficiaires nets du budget commun. La Hongrie reçoit plus, par habitant (600 € par an) ou en proportion de son PIB (presque 6 %), que des pays bien plus pauvres tels que Bulgarie, Roumanie ou Croatie. La Pologne, par sa taille, reçoit la plus grande manne en taille absolue, 14 milliards d'euros, près de trois fois plus que le deuxième pays… la Hongrie justement. Slovaquie et République tchèque sont bien moins choyées par le budget commun. Par-delà les affichages politiques face aux opinions publiques nationales, leur intérêt à la perpétuation du statu quo est en réalité bien plus faible que celui d’un Viktor Orbán ou d’une Beata Szydło.
Soudés par des objectifs communs à Bratislava mais divisés par des positions stratégiques et économiques différentes, les membres du V4 peuvent-ils peser sur le destin post-Brexit de l’Europe ?
Vers un cartel des démocraties illibérales en Europe ? Pas seulement…
À Bruxelles, à Berlin et à Paris, les craintes sont nombreuses à l’égard de la reviviscence du V4. La proximité affichée avec la Russie de Vladimir Poutine fait redouter que certains de ses membres ne cherchent à l’Est une alliance de revers ou du moins un levier d’action en Russie.
Par exemple, le Premier ministre slovaque, Robert Fico, a tenu à rencontrer le président de la Fédération de Russie pour préparer le sommet de Bratislava, le 25 août 2016. Certains redoutent que le Premier ministre slovaque ne se fasse le porte-parole de la Russie dans l’Union tant les leviers d’action de la Russie en Slovaquie sont importants : ainsi, le projet Nord Stream 2, faisant transiter le gaz russe par la Baltique et non plus par l’Europe continentale, risque-t-il de priver la Slovaquie d’un demi-milliard d’euros par an de frais de transit.
Les convergences sont encore plus grandes entre la Hongrie et la Russie. En l’espèce, les affinités idéologiques sont évidentes : le concept de « démocratie souveraine », l’affaiblissement drastique imposé aux contre-pouvoirs médiatiques, judiciaires, politiques et parlementaires, la dépendance énergétique avérée de la Hongrie, l’hostilité hongroise aux sanctions contre la Russie, etc.
De manière générale, le V4 d’aujourd’hui promeut une conception de la démocratie rognant les contrepouvoirs. Si tous les États du V4 tiennent régulièrement des élections, ils affaiblissent les mécanismes de protection des minorités politiques, sexuelles, ethniques, linguistiques, etc. Ainsi l’indépendance de la Cour constitutionnelle, l’autonomie de la Banque centrale, la place laissée à l’opposition dans les médias publics ont été mises en cause par le PiS en Pologne et par le Fidesz en Hongrie. C’est ce qui a valu au nouveau gouvernement de Pologne les critiques des institutions européennes notamment en juin dernier.
La puissance du V4 tient au fait qu’il s’agit d’un club de conservateurs d’Europe centrale capable de mobiliser au-delà des limites de la sous-région. En l’absence du Royaume-Uni au sein de l’Union, le V4 reprend le flambeau de la critique du fédéralisme et des élites bruxelloises. Et son effet d’entraînement peut être assez large : il compte plus de 64 millions d’habitants, peut rallier à ses positions anti-migrations et anti-islam d’autres États importants comme l’Autriche, le Danemark… et même l’Allemagne. À l’approche du scrutin présidentiel en Autriche, des élections fédérales en Allemagne et des élections présidentielles en France, le V4 élabore une offre politique largement exportable.
Le V4 n’est pas seulement un club des démocraties illibérales, un cartel d’ « anciens nouveaux » États membres ou encore un lobby régional. C’est un pôle de puissance naissant en Europe capable de remplacer le Royaume-Unis dans la critique de Bruxelles et de mobiliser dans une large partie de l’Europe autour d’un souverainisme de ressentiment. Plus que jamais une grande partie de la politique européenne se joue en Mitteleuropa.
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