Le mégaphone de l’AfD edit

30 janvier 2025

TikTok est devenu un outil de communication essentiel des partis politiques. Impossible pour eux de ne pas miser sur le réseau social s’ils veulent séduire les jeunes. Focus sur la stratégie de l’AfD.

La caméra montre un jeune homme en train de préparer des spaghettis à la carbonara dans sa cuisine. On suit chacun de ses gestes. Ce qui au départ semble être une vidéo on ne peut plus ordinaire, est en fait partie intégrante d’une stratégie politique très élaborée. Le cuisinier est membre de l’AfD et pendant que les pâtes cuisent, il fait subtilement passer des messages pour son parti. Bienvenue dans le monde de la communication à l’heure de TikTok, un monde dans lequel l’AfD s’est taillé la part du lion. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : neuf vidéos en lien avec le parti apparaissent en moyenne chaque semaine dans les feeds des jeunes utilisateurs. Leur portée et avec elle, celle du parti, est deux fois plus importante que celle de tous les autres partis réunis. Un succès qui, on s’en doute, n’est pas dû au hasard.

Sous toutes ses facettes

On y voit par exemple Enrico Schult, député au Landtag de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, parler de l’Euro de foot et au passage commenter la politique d’immigration du gouvernement. Il sait parfaitement jouer du potentiel viral de la plateforme pour placer ses messages. Il y a aussi ces influenceurs de droite qui sous couvert d’une compétition de danse, distillent habilement des slogans politiques. De nombreux membres de l’AfD sont actifs sur la plateforme. Même chose pour la direction fédérale du parti : 12 d’entre eux (sur 15) apparaissent régulièrement sur TikTok. Trois éléments permettent de comprendre les raisons du succès que le parti y enregistre : des dizaines de groupes au niveau des districts et des Länder ont leur propre compte, certains d’entre eux ont une portée considérable ; les contenus ont une forte dimension émotionnelle : ils proposent des réponses simples à des questions complexes. C’est par exemple le cas des questions migratoires résumées en seulement quelques chiffres ; un branding savamment construit. Les vidéos postées combinent habilement messages politiques et formats à succès : musique accrocheuse, sous-titrage en continu et activités d’apparence secondaire invitant à s’attarder sur le site.

Le mélange politique-divertissement fait que le contenu est très accessible aux jeunes et parfaitement adapté à l’algorithme de TikTok. Lorsqu’on ouvre la plateforme, on est de suite happé par un flux ininterrompu de courtes vidéos. L’algorithme apprend à la vitesse de l’éclair : chaque swipe, chaque like, chaque seconde passée devant l’écran compte. Tout ce qui suscite des émotions est récompensé – c’est là que réside la force de la stratégie de l’AfD. Les messages postés par le parti sont formulés de sorte qu’ils provoquent des réactions, positives ou négatives. Car pour l’algorithme, la seule qui compte est que les utilisateurs continuent à faire défiler la page, qu’ils commentent, partagent.

Un groupe de chercheurs de l’université de Potsdam vient de publier une étude analysant la stratégie numérique du parti d’extrême droite dans le contexte des élections de l’automne dernier en Thuringe, Saxe et dans le Brandebourg. Grâce à des Social Research Bots automatisés, l’équipe est parvenue à simuler le comportement de jeunes utilisateurs. Après trois semaines, les Bots avaient collecté plus de 75 000 vidéos dont environ 2 000 politiquement marquées. Le résultat a de quoi attirer l’attention : 71% d’entre elles avaient un lien direct avec l’AfD et ce alors même que les profils simulés n’avaient pas activement recherché des contenus à caractère politique. Les autres partis obtiennent 29% de visibilité, la CDU et le BSW étant les mieux représentés avec un score de 8% (identique pour les deux partis).

Des effets indiscutables

L’AfD a obtenu des scores records auprès des primo-votants lors des élections en Thuringe, Saxe et dans le Brandebourg. TikTok n’y est pas pour rien : parmi les jeunes, 30% déclarent l’utiliser pour s’informer. Ils y passent en moyenne 43 minutes par jour. Une aubaine pour les partis politiques qui peuvent ainsi s’adresser directement à eux, sans filtre, comme c’est le cas dans les médias classiques. L’AfD sait parfaitement comment en jouer. Les chaînes du parti rassemblent plus de 730.000 followers, bien plus que tous les autres. Ce chiffre, l’AfD est parvenu à l’atteindre avec peu de contenu, du moins bien moins que ses concurrents : alors que le SPD, les Verts et la gauche ont beaucoup posté durant les semaines précédant les élections, l’AfD, elle, est restée quelque peu en retrait – ce qui ne l’a pourtant pas empêchée d’accroître sa visibilité.

Le réseau de comptes non officiels soutenant le parti est lui aussi d’une densité particulièrement remarquable. On évoquera à cet endroit le compte dieausderafd, un compte mettant régulièrement en scène la présidente du parti Alice Weidel dans des vidéos courtes et dynamiques. On peut y voir des extraits d’interview ou de discours au Bundestag, le tout accompagné d’une musique dramatique, d’images défilant rapidement et de sous-titres brefs et concis – un concept bien adapté aux habitudes de la génération TikTok. Avec plus de 238.000 followers et plus de 76 millions de vidéos vues, dieausderafd est l’un des comptes les plus influents de la plateforme. Son impact, et de manière plus générale, l’impact de ces soutiens décentralisés est considérable : à eux seuls, ils ont permis au parti d’augmenter de plus de 85% sa visibilité. Il n’est du reste pas rare que les vidéos postées déclenchent une myriade de réactions. Dans les faits, elles sont plus souvent likées, partagées et commentées que d’autres contenus politiques.

Un immense défi pour les autres partis

Les autres partis sont confrontés à un dilemme : il leur faut rattraper leur retard sans pour autant compromettre le sérieux avec lequel ils veulent se présenter aux électeurs. Le succès de l’AfD tient en effet pour beaucoup à la manière dont le parti simplifie des sujets complexes et les émotionnalise. Alors que les partis « traditionnels » misent sur une « communication objective », l’AfD, elle, exploite à fond les possibilités offertes par la plateforme – une stratégie qui s’avère particulièrement efficace pour atteindre les jeunes dans leur environnement numérique.

Cette situation pose de nombreux défis à notre culture du débat, l’AfD ayant compris les besoins d’une génération qui n’utilise pratiquement plus les médias classiques. Alors qu’une réglementation de TikTok est en cours de discussions, le parti, lui, poursuit son offensive numérique faisant de la plateforme un véritable champ de bataille politique – avec tout ce que cela comporte comme risque pour le jeu démocratique.

Cet article a d'abord été publié (en allemand et en français) par notre partenaire Dokdoc