Le Parlement européen, un ODNI edit
Pourquoi culpabiliser ceux qui se sont abstenus ? L’institution qui a le plus de pouvoir de décision et de législation, aujourd’hui, c’est le conseil des ministres de l’Union Européenne. Le Parlement est un objet démocratique non identifié, sur lequel on ne saurait plaquer les schémas des démocraties et des institutions parlementaires nationales.
Durant la campagne, on n’a eu de cesse de culpabiliser les citoyens-électeurs songeant à s’abstenir aux élections des 4 au 7 juin. Les élections passées, le taux d’abstention est l’objet de toutes les lamentations. D’aucuns vont jusqu’à y décoder une crise de la démocratie. S’abstenir à ces élections n’a pourtant rien d’irrationnel. Les compétences de l’Union Européenne, librement mutualisées par les États qui la composent, sont rigoureusement circonscrites. Tous pour un, un pour tous. Mais dans quelques domaines bien délimités seulement : le marché intérieur, la politique commerciale extérieure et la politique agricole commune. Progressivement, les États membres de l’association européenne ont, tout aussi librement, mutualisé leur politique monétaire et, de plus en plus, la police et la justice. Et aussi, un petit peu, la politique étrangère.
Et le Parlement dans tout ça ? Ses pouvoirs ne s’appliquent qu’à une fraction elle-même soigneusement délimitée des domaines que les États et leurs ministres pilotent ensemble au niveau de l’UE. Par exemple, le PE n’est pas (encore) compétent sur la PAC. Il ne l’est sur aucune des compétences régaliennes : monnaie, police, justice, diplomatie, défense. Il n’a pas non plus son mot à dire sur les modifications des Traités, c'est-à-dire les institutions et les pouvoirs de l’UE. Ni sur les recettes budgétaires. Et, pour l’instant, il n’est pas compétent sur les dépenses agricoles, la rubrique la plus importante. Bref, le Parlement européen n’est pas un Parlement comme les autres. Pourquoi donc culpabiliser ceux qui se sont abstenus ? L’institution qui a le plus de pouvoir de décision et de législation, c’est encore le Conseil des ministres de l’UE. Ces ministres représentent des gouvernements qui ont été investis par les majorités parlementaires issues des élections législatives nationales. Le Conseil des ministres , c’est un peu une assemblée désignée au second degré par un suffrage universel indirect. Dans ce contexte, 45% de votants aux élections européennes, n’est-ce pas un taux de participation encourageant et signifiant ? Objectivement, il y a un décalage entre le caractère solennel et sacré que donne aux élus du peuple, dans nos démocraties laïques, le suffrage universel, et les domaines de compétence comme les prérogatives qui sont ceux du Parlement européen.
La première élection au suffrage universelle du PE, au scrutin proportionnel, eut lieu il y a juste trente ans. En France, on a surtout retenu que Valéry Giscard d’Estaing, authentique pro-européen, fut l’initiateur de cette réforme alors que la France présidait la CEE de juillet à décembre 1974. On a oublié en revanche que cette évolution fut d’autant plus promue par le président fraîchement élu qu’il abandonnait dans le même temps deux promesses importantes de sa campagne : substituer au scrutin majoritaire uninominal un scrutin proportionnel pour les élections législatives en France ; substituer le quinquennat au septennat. Approfondir la dimension démocratique de la construction européenne aurait mérité plus d’imagination et moins d’opportunisme. L’UE n’est ni un Etat fédéral ni un Etat-nation. C’est pourquoi plaquer sur le Parlement européen le schéma des démocraties et des institutions parlementaires classiques et nationales, c’est, pour tout partisan de la construction européenne, scier naïvement ou cyniquement la branche sur laquelle on est assis.
Voyez : on instaura l’élection du PE au suffrage universel au nom du dépassement d’une construction européenne diplomatique et technocratique. Le taux d’abstention plutôt élevé est maintenant utilisé avec constance par les souverainistes et les contempteurs de la philosophie politique libérale et du gouvernement représentatif pour dénigrer la construction européenne et sa légitimité. Sur la défensive, eux-mêmes touchés par la mauvaise conscience, les familles politiques et les médias qui soutiennent la construction européenne comme la démocratie représentative se retournent vers les électeurs pour les culpabiliser.
Pour sortir de ce cercle vicieux, les mêmes, prônant la « politisation » de l’UE, ne cessent de tenter d’obtenir une « parlementarisation » de la construction européenne. Les députés européens ne sont pas en reste. C’est oublier que la fonction du PE est de fabriquer de l’intérêt général européen. C’est également la fonction de la Commission européenne. Celle-ci n’étant pas un gouvernement, il est tout à fait logique et sain que le Parlement européen ne dégage pas une majorité et une opposition parlementaire dont la Commission serait l’émanation. Depuis une dizaine d’années (Traités d’Amsterdam et de Nice) les députés européens tombent progressivement dans le panneau tendu par les gouvernements nationaux : une alliance objective du Conseil et du Parlement pour affaiblir progressivement la Commission. Si chaque État est dans son rôle en essayant d’alléger pour lui-même le poids de l’intérêt général communautaire autant que possible, le PE n’est pas dans le sien en affaiblissant la Commission. Le rôle de la CE est, à la demande des États concepteurs et signataires des Traités, de rappeler en permanence les gouvernements nationaux à leurs engagements librement consentis et ratifiés par voie parlementaire ou référendaire.
Ce n’est pas en donnant sans cesse plus de pouvoirs au PE que l’abstention baissera. Chercher à faire de cet ODNI, Objet Démocratique Non-Identifié, un Parlement comme les autres reste le meilleur moyen de voiler les roues du système et de la vie politiques communautaires. Si on veut que l’accroissement de ses pouvoirs influe sur la participation aux élections, il convient tout d’abord d’élargir les domaines dans lesquels l’UE et le PE sont compétents. À court terme, l’augmentation des prérogatives du PE, ce qui sera le cas si le Traité de Lisbonne entre en vigueur, ne dispense pas de répondre à la demande citoyenne et sociale : donner aux Européens davantage de prise sur les délibérations européennes. On pourrait déjà doter chaque eurodéputé de 15 collaborateurs dont la mission permanente serait de relayer et de décliner sur le terrain en circonscription les débats du PE et les tenants et les aboutissants de la vie politique communautaire européenne. Avec compte-rendu de mandat. Il conviendrait aussi d’organiser le renouvellement des élus au PE par tiers ou par quart à l’échelle de l’UE : les élections au PE seraient ainsi banalisées et ne pourraient être plus être instrumentalisées aux échelles nationales. Ces modalités correspondraient bien à la plasticité et à la discrétion qui caractérisent le Parlement européen et ses députés, dont le travail et l’influence, dans les limites du terrain de jeu qui sont les leurs, sont parmi les plus efficaces et les plus intenses de tous les parlements démocratiques.
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