Le « Printemps arabe » après les élections tunisiennes edit
Les récentes élections tunisiennes ont donné le pouvoir à des gouvernants différents de ceux qui avaient été désignés consécutivement aux élections du 23 octobre 2011. Beïji Caïd Essebsi a été élu président, le 21 décembre 2014, avec 55, 68 % des voix. Il a succédé à Moncef Marzouki, candidat à un deuxième mandat, qui n’en a recueilli que 44, 32 %. Lors des élections législatives du 26 octobre dernier, le parti du nouveau président, Nidaa Tounes, avait remporté 86 sièges sur 217, ce qui en faisait la formation majoritaire du Parlement, Ennahda, le parti islamo-conservateur jusqu’alors dominant, n’en conservant que 69, alors qu’il en détenait 89 dans l’assemblée précédente. Ce changement consécutif à l’élection est conforme à un mécanisme souvent décrit à propos des transitions vers la démocratie : la réitération d’élections compétitives. Le fait important est là et non dans la défaite, au demeurant toute relative, d’Ennahda. En effet, la question n’est pas de savoir si Nidaa Tounes est un parti libéral ou non et si Ennahda poursuit ou ne poursuit pas un projet de réislamisation liberticide ; la question est de savoir si, oui ou non, les gouvernants sont soumis à la sanction des gouvernés suivant la procédure pacifiée de l’élection. De ce point de vue, même un parti illibéral qui accepte cette procédure est un parti illibéral démocrate, puisque ce qu’il convient de considérer c’est l’adhésion à la procédure et non les sentiments profonds des acteurs, par définition inaccessibles.
La réitération d’une élection démocratique en Tunisie ne peut pas ne pas évoquer, par contraste, la situation des autres pays touchés par ce que l’on appelait le « printemps arabe », dans lequel on a voulu voir une nouvelle vague de démocratisation nous entraînant à repenser radicalement la sociologie politique de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Faisons rapidement le tour des pays plus ou moins concernés, c’est-à-dire des pays ayant connu, durant cette période, une crise ou un changement politique ou les deux à la fois. Au Maroc, un changement politique important a eu lieu avec l’adoption d’une nouvelle Constitution, en juillet 2011. Ce changement politique n’a pas fait suite à une situation révolutionnaire ni même à une crise. Il s’est inscrit dans une politique de réformes entreprises dans les années quatre-vingt-dix et renforcée lors de l’accession au trône de Mohammed VI. Le « Mouvement du 20 février » a ainsi permis à la monarchie de progresser dans celles-ci contre le conservatisme d’une partie de ses soutiens plutôt qu’elle ne l’a contraint à aller au-delà de ce qu’elle voulait faire. La Lybie a été précipitée dans le chaos, de sorte qu’il faut faire preuve d’un aveuglement opiniâtre pour considérer que les choses s’y sont un tant soit peu améliorées. Par ailleurs, ce chaos a eu et continue d’avoir un impact négatif sur l’Afrique saharienne et sahélienne. En Egypte, tout ce que l’on peut constater, c’est qu’un maréchal de l’armée de terre a remplacé un maréchal de l’armée de l’air et que les libertés ont été restreintes par rapport à la dernière décennie de la présidence d’Hosni Moubarak. Ce ne sont pas simplement les Frères musulmans qui subissent une vigoureuse répression mais la majorité de ceux qui ont adopté une position critique. Il n’en découle pas qu’il faille considérer que les Frères musulmans étaient le moins du monde des démocrates à qui l’Armée n’aurait laissé aucune chance. Le président Morsi a accumulé les coups d’Etat d’intensité moyenne, ce qui a conduit les libéraux à se rapprocher de l’Armée. La situation syrienne est bien pire : un moment ébranlés, les gouvernants ont réassurés leur pouvoir ; la situation initialement révolutionnaire s’est rapidement transformée en guerre civile – ce qui implique que les gouvernants bénéficient de soutiens qui ne se limitent pas à leurs affidés – et la guerre civile s’est inscrite dans une crise régionale de plus en plus aigüe. Cette crise protège le régime syrien. Ainsi, si l’on voulait décrire l’ensemble de ce mouvement commencé en Tunisie et des espoirs qui s’ensuivirent au fur et à mesure qu’il gagnait d’autres pays, on ne pourrait, aujourd’hui, faire autre chose que constater qu’il n’a abouti (du moins dans l’état actuel des choses) que dans le pays où il avait commencé. De ce point de vue, parler de « révolutions arabes » est un abus de langage, relevant de l’illusion héroïque selon laquelle les idées libérales échapperaient aux déterminismes sociaux.
Si l’on considère, en effet, les conditions posées par Theda Skocpol (States and Social Revolutions : A Comparative Analysis of France, Russia, and China, 1979) pour que l’on puisse parler de « révolutions » au sens plein du terme – une transformation fondamentale de la structure de l’Etat et de l’ordre social initialement provoquée par une révolte des classes subalternes – il est évident que le terme « révolution » ne se justifie dans aucun des cas de figure évoqués. Au Maroc, le changement politique a été réformiste et n’a pas été provoqué par une révolte des classes populaires, lesquelles se sont, au contraire, montrées distantes vis-à-vis du Mouvement du 20 février. En Tunisie, la révolte d’une partie des classes populaires n’a pas provoqué une transformation fondamentale de la structure de l’Etat et encore moins de l’ordre social. En Lybie, aucune des deux conditions n’est satisfaite. C’est aussi le cas, en Egypte, puisque la « Révolution du 25 janvier » a été initiée par de jeunes libéraux appartenant plutôt aux classes aisées et n’a abouti qu’à la confirmation de l’ordre politique et social. En Syrie, la première condition n’est pas satisfaite et la seconde ne l’a été que partiellement. Ce qui permet d’apparenter ces différents cas, ce n’est donc pas le même mouvement profond de révolte contre l’autoritarisme, c’est la manière dont ils ont été successivement considérés, par des groupes initialement plutôt restreints, comme la démonstration que l’on pouvait renverser un régime autoritaire. Le même point de vue s’est simultanément imposé aux dirigeants autoritaires, aux dirigeants démocratiques, à l’opinion publique internationale et aux commentateurs. Tout le monde, après le départ de Ben Ali, le 14 janvier 2011, a pensé que la « Révolution de jasmin » était reproductible en tant que mouvement antiautoritaire, sans considérer les spécificités tunisiennes et celles des autres pays concernés. S’agissant de l’Egypte, par exemple, l’assimilation de Moubarak à Ben Ali a conduit à oublier le fait que l’armée égyptienne était un acteur politique avec des préférences et des intérêts, de sorte que, si le départ de Ben Ali, marquait effectivement la fin de son régime dictatorial, le départ de Moubarak ne marquait pas la fin du régime. Le coup d’Etat de l’Armée contre Moubarak était une concession tactique de celle-ci en situation d’incertitude ; ce n’était nullement le ralliement de l’Armée à la démocratie. Plus largement, du reste, les vastes mouvements de foule caractéristiques de la place Tahrir donnèrent à tort à penser que la population était entièrement acquise à la « Révolution du 25 janvier ». Il est notable que, lors des élections présidentielles de 2012, le candidat des Frères musulmans, Mohammed Morsi, n’a obtenu que 24, 78% des voix au premier tour et seulement 51,73% au second, contre 48, 27% pour Ahmed Chakif, qui avait été le dernier premier ministre d’Hosni Moubarak. Une si faible différence n’indiquait pas un rejet massif de « l’ancien régime ». S’agissant, maintenant, du Maroc, il est remarquable que les manifestants rassemblés à Rabat, le 20 février 2011, étaient loin d’être nombreux et de représenter l’ensemble de la société marocaine. Les organisateurs ont commis l’erreur de croire (ou de vouloir croire) que leur point de vue sur le régime était partagé par une majorité de la population et que les exemples tunisien et égyptien allaient conduire celle-ci à révéler ses préférences. Mais les situations étaient (et demeurent) objectivement différentes sur deux points essentiels : (1) à partir de 1997, l’opposition marocaine a été incluse dans le cycle de formation des majorités et des gouvernements, de sorte que, désormais, la posture oppositionnelle s’entend seulement comme « ne pas être (provisoirement) dans la majorité gouvernementale » ; (2) la monarchie est populaire et l’image du souverain largement positive, alors que l’image de Ben Ali était déclinante et que Moubarak peinait à faire entrevoir l’avenir du régime en ne se décidant pour aucun scénario de succession, que ce soit en faveur de son fils ou d’une personnalité ayant l’aval de l’Armée. En Syrie, enfin, on a négligé le fait que le régime n’était pas un homme mais un appareil sécuritaire établi sur un système communautaire allant au-delà des Alaouites. La focalisation, à un moment donné de la crise, sur le départ de Bachar El Assad illustre cette erreur. Au moment du déclenchement du « Printemps arabe », ni Bachar El Assad, ni Hosni Moubarak, ni Ben Ali, ni Kadhafi ne tenaient au pouvoir de la même manière : ils étaient inscrits dans des dispositifs sociaux différents ; c’est la nature et la robustesse de ces dispositifs sociaux qui expliquent la réussite ou l’échec des idées libérales. Dit autrement, les idées libérales défendues par une partie des promoteurs du « Printemps arabe » n’étaient pas nécessairement soutenues par la réalité sociale complexe des différents pays où ils espéraient les voir triompher. Ceci n’est pas sans évoquer le titre de l’ouvrage dirigé par Ghassan Salamé en 1994 : Démocraties sans démocrates, mais l’on serait tenté de l’inverser et de parler de démocrates sans démocraties ou, plus exactement, de démocrates sans dispositifs démocratiques ou de démocrates aux prises avec des dispositifs autoritaires résistants. Ce n’était pas le cas de la Tunisie où la dérive dictatoriale du régime le détachait des dispositifs sociaux qui auraient pu le soutenir, de sorte que la dictature pouvait partir avec Ben Ali. Ce n’est tout simplement pas le cas du Maroc où le régime a travaillé depuis longtemps à s’établir sur des dispositifs démocratiques. La première ouverture libérale y remonte à 1972, quand, à la suite d’une deuxième tentative de coup d’Etat provenant de l’armée, le roi a commencé à renouer avec les partis politiques, se rendant compte que la monarchie ne pouvait survivre, dans le contexte troublé de l’époque, qu’en cumulant les soutiens, ceux relevant de l’autoritarisme et ceux relevant de la démocratie.
Ce bilan très contrasté du « Printemps arabe » suggère que l’enthousiasme ne suffit pas à précipiter l’histoire. La possibilité du changement dépend d’abord de la structure des contextes. Là où les contextes étaient le moins favorables – en Lybie et en Syrie – les révoltes contre l’autoritarisme ont engendré des guerres civiles. Dans un contexte moins défavorable, en Egypte, la guerre civile a été évitée même si l’autoritarisme s’est renforcé. En Tunisie, une transition démocratique est en cours. Au Maroc, elle continue. Ceci ne veut pas dire que les espoirs de 2011 se sont tout simplement dissipés. Tant de bouleversements ne peuvent pas ne pas laisser de traces. Peut-être celles-ci contribueront-elles à façonner les contextes de futures transitions démocratiques – même si, pour l’instant, on ne saurait distinguer le moindre signe avant-coureur de l’une d’elles.
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