Le retour de l’intellectuel de gauche edit
Dans une tribune du journal Le Monde, publiée le 11 mai, un collectif d’universitaires en sciences sociales s’interroge sur les divisions qui traversent la gauche. Ils reconnaissent certes leur existence. « Elles concernent principalement, écrivent-ils, leur rapport à l’Europe, les questions internationales (exacerbées par la guerre en Ukraine), leur conception de la République, les droits des minorités ethniques et religieuses, la prééminence des questions écologiques sur tout autre impératif, mais aussi le rôle de l’État, le nucléaire ou la croissance économique. » Mais ces divisions, s’interrogent-ils, correspondent-elles à des désaccords réels sur l’offre politique et programmatique ? Non, affirment-ils, car en réalité il existe aujourd’hui « une immense convergence au sein de l’ensemble de la gauche et de la composante de l’écologie politique qui s’en revendique. »
Par quel tour de magie passent-ils de la juste reconnaissance des divisions existantes à cet acte de foi en l’unité véritable de la gauche ?
Passons rapidement sur leur premier argument, qui relève du vœux pieux : « Ne peut-on admettre que des échanges approfondis permettraient de lever bien des oppositions apparemment irréductibles ? » Comment des divisions qui existent pour la plupart depuis plusieurs décennies voire davantage pourraient disparaître subitement par de simples échanges ? En outre, ces divisions recoupent assez largement la distinction entre une gauche de gouvernement qui, après s’être heurtée au réel, a appris à écouter les experts, et une gauche radicale qui s’en tient à l’idéologie. L’intellectuel de gauche prophétique interroge peu les impasses de cette gauche radicale. Il n’aime guère s’encombrer d’évaluations savantes et contradictoires, notamment en matière économique et financière. Il adhère sans recul ni évaluation à des programmes économiques et sociaux ambitieux, pour ne pas dire aventureux, au nom des valeurs de l’égalité, de la solidarité et de la redistribution.
Examinons le second argument : « En outre, si l’on se tourne vers l’histoire, que sont ces divisions au regard de celles qui séparaient les forces de gauche du Front populaire ou, plus récemment, celles en 1981 entre le PS de François Mitterrand et le Parti communiste d’alors, ne serait-ce que sur les questions internationales ? » Il n’est pas certain, d’abord, que les divisions soient moindres aujourd’hui que celles d’hier, notamment celles qui portent sur ces questions internationales. Il existe un gouffre entre la position de Jean-Luc Mélenchon, favorable avant l’invasion de l’Ukraine à un changement d’alliances et à la signature d’un partenariat avec Poutine, et qui affirmait récemment : « Les Russes sont des partenaires fiables, alors que les États-Unis ne le sont pas », et qui demeure favorable à la sortie de l’OTAN et qui refuse la livraison d’armes à l’Ukraine, et les candidats écologiste et socialiste qui ont défendu des positions opposées au cours de la campagne présidentielle. Il s’agit ici de désaccords majeurs puisqu’ils concernent, au-delà même de l’Ukraine, la question de la démocratie en Europe. Le désaccord est à ce point profond et central que le texte des accords entre LFI et le PS n’en fait tout simplement pas mention. L’intellectuel de gauche néglige les contingences géopolitiques et le sens qu’il y a à soutenir un candidat Premier ministre ami de Poutine et partisan de la sortie de l’OTAN.
Ensuite, même en admettant que les désaccords soient moins importants aujourd’hui qu’en 1972, ce qui est fort contestable, remarquons que le programme commun cachait lui aussi des désaccords de fond qui n’ont guère permis à la gauche de gouverner plus de trois années après l’élection de François Mitterrand. On ne voit pas comment il pourrait en aller autrement dans l’avenir.
Le programme de 1981 comme celui de 2022 sont déclarés comparables sans que le statut même du programme soit discuté dans un cas sous l’autorité de Mitterrand et dans l’autre de Mélenchon. Le programme de Mitterrand, fondé sur le triptyque nationalisation –planification – autogestion, était sans doute aussi radical que sur celui de 2022, mais il n’a duré que deux ans. 1981 a vite été suivi par 1983, et toute l’histoire subséquente du Parti socialiste est fidèle à 1983 bien davantage qu’à 1981. Le gouvernement Jospin a défait l’édifice des nationalisations érigé par Mitterrand. L’autogestion a disparu rapidement. Et la planification écologique n’a que peu à voir avec celle de 1981, qui se référait au Gosplan.
Venons-en aux points d’accord ou de semi-accord actés entre LFI et le PS. Trois d’entre eux nous paraissent porter sur des points particulièrement importants : la construction européenne, la Ve République et la politique économique.
S’agissant de l’Union européenne le texte admet d’emblée l’existence de divergences à propos du respect des règles européennes : « Du fait de nos histoires, nous parlons de désobéir pour les uns, de déroger de manière transitoire pour les autres, mais nous visons le même objectif : être en capacité d’appliquer pleinement le programme partagé de gouvernement et respecter ainsi le mandat que nous auront donné les Français. » Le dépassement des blocages ne paraît pourtant pas aller de soi puisque le PS a fait ajouter un paragraphe censé en atténuer la portée : « le gouvernement que nous formerons pour cette législature ne pourra avoir pour politique la sortie de l’Union, ni sa désagrégation, ni la fin de la monnaie unique ». Or en réalité ce paragraphe annule la proposition précédente. Comment d’ailleurs envisager que Mélenchon, éternel adversaire de la construction européenne et du couple franco-allemand, et le Parti socialiste, défenseur de longue date de la construction européenne, puissent appliquer une politique commune sur cette question centrale ? Pourtant, les auteurs de la tribune, avec la foi du charbonnier, se montrent confiants : « depuis les dernières élections européennes, une grande partie du fossé n’a-t-elle pas été comblée, dès lors que tous s’accordent désormais à dire que les traités actuels ne sont pas acceptables et récusent le libéralisme économique européen, quand symétriquement plus personne ne demande aujourd’hui un Frexit ? »
Ce qui nous amène à la politique économique. Ici, les socialistes ont clairement accepté les positions mélenchonistes que leurs négociateurs partageaient eux-mêmes largement, il est vrai. Il s’agit d’un projet de « transformation radicale des modes de production, de consommation et des modes de vie, pour réduire les inégalités et les injustices et faire face aux urgences écologiques. Le but est de rompre avec le « néo-libéralisme macronien », le président étant considéré « désormais sans ambiguïté » comme « incarnant la droite ». A cela on peut répondre que les socialistes dans l’opposition ont toujours clamé leur objectif de rompre avec le libéralisme économique mais ont toujours fait des compromis avec lui une fois au pouvoir. Pourquoi en irait-il demain différemment, sauf à abandonner définitivement leur vocation de parti de gouvernement ? Mais alors, il ne s’agirait plus d’une alliance mais d’une simple absorption du socialisme démocratique par l’extrême-gauche, ce qui pourrait provoquer une scission au sein de ce qui reste du PS. L’intellectuel de gauche ne se soucie pas du rapport de forces politique.
L’appel des intellectuels de gauche constitue bien une immense régression : tout ce qui avait été gagné par la réflexion sur l’expérience totalitaire en matière géopolitique, l’ancrage européen, le gradualisme en matière de réforme économique, et qui constituait au total une pratique de gouvernement réformiste, est jeté par dessus bord par les amis de Luc Boltanski.
On pourra dire la même chose à propos des institutions. Le PS a accepté la proposition suivante : « La fin de la monarchie présidentielle avec la VIe République et le référendum d’initiative citoyenne », c’est-à-dire la position de Mélenchon alors que jusqu’ici le PS avait refusé ces deux propositions capitales. Les auteurs eux-mêmes limitent la portée de l’accord dans ce domaine, estimant qu’il ne s’agit là que d’un accord « sur la nécessité de sortir urgemment de l’hyper-présidentialisation d’une Ve République à bout de souffle et de mettre en place des modes de fonctionnement démocratique renouvelés ». Cette interprétation pourrait convenir aux deux partis car elle est beaucoup plus vague que le texte de l’accord lui-même.
A aucun moment, les auteurs ne se demandent ce que vaut un accord signé sous un rapport de forces aussi déséquilibré et dont l’objectif principal était en réalité non pas l’élaboration en commun d’un programme de gouvernement, mais la soumission idéologique du PS à LFI, en échange de quelques circonscriptions.
Les auteurs y voient la fin de la fragmentation des « trois blocs de gauche : une gauche sociale-démocrate, une écologie politique et une gauche radicale ». Nous y voyons plutôt la fin du PS, le début de la fin d’EELV et la domination de LFI sur une gauche amputée de toute sa culture de gouvernement, et avec elle d’une partie de son électorat.
Il ne s’agit plus en réalité d’union de la gauche mais de la constitution d’un pôle unique d’extrême-gauche dirigé par Jean-Luc Mélenchon. Mais alors, la question que ne se posent pas les auteurs, mais qu’ils devraient pourtant se poser, est de savoir si un tel programme, porté par un tel personnage, pourrait être majoritaire en France. Or, cette gauche, malgré l’« immense convergence » qu’ils croient voir se dessiner, ne semble pas pouvoir dépasser actuellement un tiers des suffrages, concentrés sur un nombre limité de circonscription. La question de l’application d’un tel programme risque donc de ne pas se poser de sitôt. La vérification de « l’immense convergence » des co-contractants diagnostiquée par nos intellectuels de gauche n’aura donc probablement pas lieu.
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