Le risque du repli national(iste) edit
Les défis majeurs auxquels les Français et les Européens sont confrontés – incertitudes économiques et leurs conséquences sociales et politiques, terrorisme, gestion de la crise migratoire, montée des populismes et des extrémismes, etc. – mettent tous en jeu leur capacité à être unis face à la succession des crises qu’ils doivent affronter. Dans le même temps, partout, les partis populistes et extrémistes tentent d’exploiter ces fragilités pour les aggraver au lieu de les résoudre, en vue de favoriser le repli national.
Dans un tel contexte, à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle, les Français sont confrontés désormais à un choix clair : d’un côté, le projet du retour à l’ « Europe d’avant » et du repli national(iste) ; de l’autre, celui d’une France ouverte à l’Europe et au monde.
Le discours du repli national(iste) pourrait paraître tentant pour de nombreux citoyens qui formulent une attente légitime de protection dès lors qu’il donne le sentiment de retrouver une souveraineté dans les choix régaliens et de sécurité dans le cadre politique jugé le plus « naturel » et le plus protecteur : l’Etat national. Pourtant, cette option est extraordinairement risquée, à la fois économiquement et politiquement, avec la perspective d’une Europe fragmentée, divisée et affaiblie. En outre, ce repli national(iste) apportera à l’évidence plus de nouveaux problèmes que de réelles solutions. En particulier, la « renationalisation » ne saurait apporter en elle-même la solution à des phénomènes qui dépassent manifestement les nations : elle n’arrêterait pas l’afflux des migrants, elle ne répondrait pas aux fragilités économiques, elle ne rendrait pas la politique plus éthique, elle ne mettrait pas un terme aux menaces terroristes.
Prenons l’exemple d’un possible retour aux monnaies nationales et d’un éclatement de la zone euro, caractérisée par de fortes divergences mais aussi pas un degré très élevé d’interdépendance. Les conséquences en seraient d’abord catastrophiques à court terme pour les Etats les plus fragiles qui seraient exposés à une forte instabilité de leur monnaie et ainsi à une crise financière majeure. Pour éviter la fuite des capitaux (les investisseurs se retirant pour limiter leur exposition au risque monétaire), un contrôle des capitaux devrait être mis en place, lequel contraindrait à un brusque ajustement budgétaire (l’Etat n’accédant plus aux marchés internationaux) ou à demander l’assistance financière de la communauté internationale (les mécanismes d’assistance européen n’étant plus disponibles). Les bénéfices d’une dépréciation de la monnaie, souvent mis en avant, ne seraient ainsi pas disponibles immédiatement, mais uniquement à la suite d’un choc majeur, douloureux économiquement, financièrement et socialement, avec le risque non négligeable de conséquences politiques, dès lors que le retour aux monnaies nationales impliquerait le risque du « chacun pour soi ». Par ailleurs, pour les Etats moins fragiles, y compris ceux hors de la zone euro, il est illusoire de penser qu’ils ne seraient pas touchés s’ils laissaient à leur sort les Etats les plus fragiles. L’ensemble du système bancaire serait affaibli avec le risque d’une contagion de la crise financière et d’un recul sensible des échanges, et donc une récession économique.
S’agissant plus spécifiquement de la France, il faut souligner les bénéfices de l’euro pour la souveraineté française notamment vis-à-vis des autres Etats européens – dans le passé la Banque de France devait en effet essentiellement suivre la politique de la Bundesbank et de la Réserve fédérale américaine. Comme l’a montré récemment Mathilde Lemoine, « il est donc faux de laisser penser que le retour au franc permettrait à la France de retrouver sa souveraineté monétaire ». Le montant des actifs français détenus par des étrangers est très supérieur à celui des actifs étrangers détenus par des Français. Le reste du monde a donc une créance vis-à-vis de la France. Si ces investisseurs vendaient leurs créances, la monnaie se déprécierait et la simple perspective d’un retour au franc pourrait conduire à la mise en place d’un contrôle des capitaux et à une limitation des retraits de liquide (« Retour au franc, une perte de souveraineté », L’Agefi Hebdo, 9-15 mars 2017). Dans une telle perspective, ceux qui, en France, veulent emprunter massivement pour financer leurs pharaoniques promesses de campagne en cas de victoire à l’élection présidentielle doivent en tirer toutes les conséquences et répondre à la question suivante : à qui emprunteront-t-ils ? Aux créanciers internationaux qu’ils dénoncent et alors même qu’ils ont annoncé le contrôle des capitaux ? Aux Français qui leurs feraient un chèque en blanc et avec l’épargne desquels ils joueraient à la « roulette russe » ? Ces derniers ne sont d’ailleurs pas dupes : les enquêtes les plus récentes montrent que près des trois quarts des Français (72%) sont opposés au retour au franc, soit 10 points de plus qu’en 2010 (sondage Ifop : Le Figaro, Fondation Robert Schuman, 25 mars 2017).
Prenons un autre exemple, la lutte contre le terrorisme. Après les attentats dans plusieurs pays européens, ces événements peuvent soit unir soit diviser. La solidarité et l'unité doivent l’emporter mais il est à craindre que ces nouvelles tragédies accentuent encore davantage non seulement les divisions au sein de la société française mais aussi entre les Etats européens. La présence de djihadistes dans les groupes de demandeurs d'asile impacte ainsi le débat sur l’immigration. Entre les pays de première ligne qui sont accusés (notamment la Grèce mais aussi l’Italie) et les pays d’Europe centrale qui dénoncent le « danger » des sociétés multiculturelles, l'espace est rempli d'embuches. La question des politiques de sécurité n’est pas en reste non plus : les défaillances des services de sécurité des uns et des autres sont pointées du doigt. En somme, le retour sur le glacis national avec la frontière comme seule protection légitime risque de gagner encore du terrain. Dans ce contexte, la méfiance mutuelle ne peut que s’accroître et l'espace Schengen est soumis à une pression sans précédent avec le retour des contrôles aux frontières nationales et la construction de murs et clôtures de sécurité entre les Etat. Or qui ne voit pas la dimension transfrontalière du terrorisme actuel ? Si la sécurité relève incontestablement de la responsabilité essentielle des Etats, elle ne pourra, de plus en plus à l’avenir, être effectivement assurée qu’au travers d’une coopération au niveau européen à la fois structurée et systématique entre l’ensemble des acteurs étatiques (renseignement, police, justice), dont la qualité dépend en réalité, actuellement, de l’intérêt national de chaque Etat membre. Il ne faut pas confondre les mots « protection » et « fermeture » et prendre garde à la tentation illusoire de vouloir (re)construire une Ligne Maginot.
Dans le même temps, les défenseurs de la « société ouverte » doivent reconnaître les faiblesses de nos systèmes économiques et politiques et tout faire pour apporter des réponses concrètes et efficaces aux préoccupations et aux attentes formulées par les citoyens. La force de la démocratie libérale est d’être un régime par nature ouvert sur ses propres lacunes et ses propres insuffisances.
Face aux difficultés économiques et sociales de ceux qui se sentent marginalisés, exclus et oubliés des processus d’ouverture économique européen et internationaux, mais aussi des classes moyennes inquiètes pour leur avenir et celui de leurs enfants, les tenants de la « société ouverte » doivent reconnaître que la solidarité dans un monde ouvert aux échanges constitue une exigence fondamentale et est tout aussi légitime que les aspirations à la liberté. De la même façon, les libertés de circulation et d’établissement au sein du marché intérieur européen sont des principes fondamentaux de l’Union mais elles ne doivent pas conduire à ce que la prestation d’un service dans un même lieu puisse obéir à des règles sociales et fiscales différentes : c’est la condition d’une concurrence loyale et de la préservation des modèles sociaux.
De façon similaire, il s’agit sur le plan politique de reconnaître les limites respectives des exigences de sécurité et de liberté. Chacune est légitime jusqu’à un certain point. Vouloir une sécurité absolue, vouloir la disparition de l’incertitude ou du risque est éminemment dangereux pour la liberté, car la liberté implique une certaine indétermination, qui n’est pas compatible avec un contrôle total de l’action des citoyens. L’exigence de sécurité ne peut donc jamais être une exigence absolue, car elle conduirait alors à une société fermée et autoritaire. Inversement, la liberté n’est pas possible dans les faits sans ce degré minimal de la sécurité qu’est la sûreté, c’est-à-dire le fait de ne pas voir son intégrité physique mise en danger ou soumise à l’arbitraire du bon vouloir d’autrui, et sans une protection sociale, au moins minimale.
Si les réformes qui permettront de remédier à ces défaillances ne sont pas mises en oeuvre, l’ouverture européenne ne manquera pas de laisser la place au repli national. Or un tel repli ne remédierait en rien aux désaccords européens, au contraire. L’acrimonie à l’égard de « Bruxelles » se transformerait progressivement en rancœur à l’égard des Etats voisins, qui reprendraient le rôle de bouc-émissaire qu’ils avaient avant la construction européenne et qui resurgit déjà périodiquement. Ainsi, revenir à une Europe national(ist)e, et donc en définitive à l’ « Europe d’avant », serait renouer le fil d’une histoire de divisions politiques que la construction européenne n’a pas fait disparaître mais qu’elle a su entourer de garde-fous.
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