Les accusations de fraude électorale, une habitude très américaine edit
Pour un observateur français ou européen, les élections présidentielles américaines ne manquent pas de surprendre. En plus d’un système de grands électeurs et d’« Etats-clés » inconnu en France, le fait de pouvoir voter par correspondance ou sans présenter de carte d’identité semble la porte ouverte aux dérives. En fait, les accusations de fraudes et de dérives remontent presqu’aussi loin que la démocratie américaine, et traduisent le rapport conflictuel de nombreux électeurs à l’immigration et aux minorités. La forte hétérogénéité entre États s’explique par le fédéralisme, qui empêche toute harmonisation.
Deux « particularités » observées lors de ces dernières élections américaines ont nourri beaucoup de fantasmes, y compris en France. Dans la plupart des États-clés, Donald Trump avait une avance notable au soir de l’élection, qui s’est évaporée à mesure que les votes par correspondance, notamment des grandes villes, étaient comptabilisés. Ce qui a pu donner l’illusion que les grandes villes, très largement démocrates, attendaient que les comtés ruraux publient leurs résultats pour savoir de combien de votes ils auraient besoin pour les neutraliser – comme dans une mauvaise élection interne Aubry-Royal au PS en 2008, ou Copé-Fillon à l’UMP en 2012. Pourtant s’il y a des coupables, ce sont les parlements (à majorité républicaine) de ces Etats-clés, qui ont refusé que les votes par correspondance commencent à être décomptés avant l’élection[1], et ont réduit le nombre de bureaux de vote dans les agglomérations. Il était inévitable que les comtés ruraux comptent plus vite que les villes, et que les citadins privilégient le vote par correspondance, plutôt que d’attendre des heures ou de risquer une contamination. Il faut s’imaginer une élection régionale française – disons l’Île-de-France, où on connaîtrait les résultats des Hauts-de-Seine bien avant ceux de Seine-Saint-Denis : forcément, le suivi chronologique du total donnerait des résultats absurdes et fluctuants. C’est pour cela que les sondeurs recherchent en général des bureaux de vote « représentatifs », sans forcément prendre en compte les premiers résultats de bureaux trop peu représentatifs. Simplement, avec l’explosion du vote par correspondance – qui devait être décompté après le vote normal, difficile de faire des sondages fiables.
L’autre bizarrerie est liée à une certaine illusion statistique électorale. Quand on regarde les élections sur longue période, il est facile de trouver des États ou des comtés – les bellwether states ou bellwether counties – qui votent quasi-systématiquement comme le reste des Etats-Unis. En effet, par leur sociologie, ils sont proches de l’électeur médian américain, et auront tendance à voter comme lui. Ce n’est pas seulement que l’Iowa ou de l’Ohio étaient des États-clés ; en les gagnant, on était quasi-assuré d’emporter le vote populaire, ainsi qu’une majorité des autres États-clés. Gagner l’Iowa indique une bonne performance auprès des agriculteurs, et l’Ohio représente bien le Midwest industriel entre les grands lacs et la Pennsylvanie. Ce ne sont que des probabilités conditionnelles, mais certains Américains en ont une vision presque superstitieuse. Que Trump perde l’élection alors qu’il a gagné l’Ohio et l’Iowa sans difficulté serait une preuve supplémentaire de « fraude ». En fait, cette théorie des bellwether states n’est qu’une illusion statistique. Si la sociologie d’un de ces États finit par diverger de celle de l’électeur médian américain, cet Etat n’est plus représentatif. Le Missouri a ainsi perdu en 2008 son titre d’État-indicateur qu’il détenait jusqu’alors : malgré la forte victoire nationale d’Obama, le Missouri était resté républicain, et il est depuis beaucoup plus à droite que la moyenne américaine. L’Iowa et l’Ohio ne sont plus des bons indicateurs depuis 2020, parce qu’ils sont beaucoup trop blancs, agricoles et industriels pour bien représenter une Amérique multiraciale, suburbaine et tertiarisée. Cela n’arrive pas qu’aux États-Unis : en France, Sarkozy a gagné en 2007 avec un score moindre à Paris que Chirac à son époque, et Hollande en 2012 malgré une baisse du vote ouvrier. La géographie électorale, et donc les électeurs les plus médians et représentatifs, ne sont jamais durablement figés.
En fait, le système électoral américain est toujours très surprenant pour un Français. Dans de nombreux États, on peut voter dans le bureau de vote de son choix, sans forcément montrer une pièce d’identité avec une photo. Comment alors empêcher les gens de voter plusieurs fois, ou pour autrui ? Si cela nourrit de nombreux soupçons, les fraudes avérées sont extrêmement rares[2]. Les sanctions – à la fois fédérales et étatiques – sont en effet très lourdes, avec au moins cinq ans de prison. En fait, plus que le vote illégal, ce sont les restrictions contestables du vote qui sont beaucoup plus répandues. Certains États interdisent aux felons – c’est-à-dire les anciens condamnés – de voter, ce qui représente une population substantielle, vu la sévérité du système judiciaire américain. En Floride, alors que les habitants avaient décidé par référendum de leur rendre ce droit, le Parlement a presque réduit à néant cette avancée, en exigeant que l’intégralité des amendes ait été préalablement payée. Il n’est pas forcément illégal, aux États-Unis, de patrouiller en armes les quartiers noirs ou latinos pour intimider et décourager leur vote, sous couvert de chasse à la fraude électorale[3]. Il n’est pas forcément interdit non plus d’envoyer des courriers ayant une apparence officielle pour induire les électeurs en erreur. Faire cela dans une optique raciale serait illégal, mais si l’on prétend lutter contre une fraude – même inexistante – ou viser un avantage électoral, la Constitution ne l’interdit pas expressément.
Plus que la fraude elle-même, ce sont les accusations de fraude et de manipulation qui sont une tradition américaine bien établie. Certes la fraude était bien réelle dans le Sud des États-Unis jusque dans les années 1960. Alors que les amendements de la Reconstruction donnaient aux noirs la citoyenneté et les droits politiques, les Blancs – à l’époque démocrates – utilisèrent la violence et l’intimidation (le Ku Klux Klan) pour reprendre le pouvoir, pour ensuite exclure les non-Blancs. Les lois dites de Jim Crow nécessitaient par exemple de savoir lire, ou de payer un montant d’impôt minimal – tout en en dispensant ceux dont les grands-parents pouvaient déjà voter, c’est-à-dire les Blancs. Évidemment, dans le discours officiel, il s’agissait d’empêcher les Noirs d’être manipulés par les Yankees du Nord, et de maintenir le droit de vote uniquement pour ceux qui en seraient dignes… il a fallu attendre les années 60 pour que le Congrès y mette enfin un terme.
Dès le début du XIXe siècle, dans les grandes villes du Nord des Etats-Unis, les accusations de fraude électorale ont aussi été longtemps légion. Les démocrates – qui au Nord étaient beaucoup plus progressistes qu’au Sud – étaient accusés de bourrer les urnes ou de contrôler le vote immigré (italien, irlandais, etc). Les political machines démocrates, notamment Tamany Hall à New York, étaient réputées pour leur efficacité et leur corruption : elles formaient un écosystème complet entre businessmen, politiciens et électeurs. Écosystème qui se confondait d’ailleurs avec la logique du spoil system, oÙ un homme politique élu pouvait faire main basse sur les marchés et les emplois publics, et les attribuer à ses amis contre contribution politique, et mobilisation de toute une clientèle d’obligés au moment des élections. Ce clientélisme était évidemment détestable, mais partiellement admis à l’époque.
Les opposants préféraient donc mobiliser leurs électeurs en parlant de fraude pure – comme le bourrage d’urnes – ce qui était beaucoup moins courant. Pour empêcher ces fraudes ils auraient bien aimé retirer le droit de vote aux pauvres et aux immigrés, bien trop illettrés ou manipulables pour être « dignes de voter ». Les accusations de fraude ou de manipulation ne datent pas d’hier et sont très ancrées aux États-Unis : pour beaucoup d’Américains « de souche » (donc en majorité blancs), il reste difficile à admettre que le vote des minorités et des immigrés puisse être décisif dans une élection, et les « dépossède de leur pays ».
Pourquoi les règles varient-elles tant d’un État à l’autre ? Pourquoi est-il impossible de se mettre d’accord une fois pour toutes ? Cela tient au rapport des Américains avec le fait majoritaire, qu’ils appliquent aussi aux règles électorales. En Europe les partis se battent pour le pouvoir, mais ils respectent les règles et ne cherchent pas vraiment à les changer à leur avantage. Aux États-Unis, gagner une élection permet de nommer et révoquer les hauts fonctionnaires (le spoil system), de redécouper de façon outrageusement partisane les circonscriptions (le gerrymandering) et de changer les règles électorales. C’est le fait majoritaire : les vainqueurs décident et peuvent biaiser un peu les règles à leur avantage. Les vaincus n’auront qu’à mieux réussir la fois suivante.
Ce fait majoritaire, qui existe surtout au niveau des États, n’a pas d’équivalent au niveau fédéral. En effet, pour les Pères Fondateurs, la souveraineté populaire résidait dans les États. Le gouverneur ou le Parlement de Virginie a un mandat pour gouverner à sa guise, car il représente le « peuple virginien ». La constitution des États peut d’ailleurs être facilement modifiée par leur Parlement ou par référendum.
Au contraire, au niveau fédéral, les Pères Fondateurs craignaient que la majorité opprime la minorité : pour eux il n’y avait pas vraiment de « peuple américain » souverain par lui-même, seulement via les États. Les petits États sont surreprésentés, les règles de l’obstruction parlementaire ont longtemps obligé à trouver des consensus entre les deux partis, et il est quasiment impossible de modifier la constitution fédérale sur un sujet aussi polémique. Ainsi, si le fait majoritaire local permet les manœuvres électorales les plus grossières, la nécessité de consensus au niveau fédéral empêche de créer un cadre national homogène s’imposant partout. Depuis les années 1960 et le mouvement des droits civiques, la seule limite au fait majoritaire local est de ne pas trop maltraiter les minorités, ou de le faire indirectement, sous couvert d’un autre prétexte. Tant qu’un parti considérera qu’il est dans son intérêt de faciliter le vote le plus large possible, et que l’autre cherchera à le restreindre par tous les moyens, ces manœuvres locales resteront légion.
Dans l’Arizona au contraire, les votes par correspondance avaient été décomptés avant l’élection, ce qui a donné immédiatement une forte marge à Biden, avant que les votes reçus le jour même ne réduisent son avance. Le fait que Fox News, pourtant très à droite, « attribue » très tôt l’Arizona à Biden malgré les votes restants à décompter a d’ailleurs limité la capacité de Trump à crier victoire trop vite, l’obligeant à appeler à la prudence et à la patience.
[1]. Dans l’Arizona au contraire, les votes par correspondance avaient été décomptés avant l’élection, ce qui a donné immédiatement une forte marge à Biden, avant que les votes reçus le jour même ne réduisent son avance. Le fait que Fox News, pourtant très à droite, « attribue » très tôt l’Arizona à Biden malgré les votes restants à décompter a d’ailleurs limité la capacité de Trump à crier victoire trop vite, l’obligeant à appeler à la prudence et à la patience avec les résultats en Arizona, alors qu’il réclamait au contraire l’arrêt des décomptes ailleurs.
[2] Malgré la possibilité de voter par correspondance ou dans le bureau de vote de son choix, il est évidemment interdit de voter plusieurs fois, et les commissions électorales peuvent comparer la liste des votants à celle des électeurs. La fraude étant un délit local et fédéral, n’importe quel procureur local, étatique ou fédéral peut se saisir de soupçons ou de plaintes de fraude, individuelle ou généralisée. Au final, si certaines irrégularités sont courantes (par exemple John Smith Jr qui émargerait par erreur à la place de son père John Smith Sr décédé), la fraude intentionnelle est très rare : entre 2000 et 2014, seules 31 usurpations d'identité auraient été recensées.
[3] Avant de devenir juge à la Cour suprême fédérale, le républicain William Rehnquist avait participé à l’opération Eagle Eye dans l’Arizona des années 60. Elle visait à réduire le vote des minorités par intimidation, en « vérifiant » leur citoyenneté et leur alphabétisation – les Etats du Sud permettaient alors d’interdire aux illettrés de voter.
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