Maroc: les leçons d’une élection edit
Les élections régionales et municipales du 4 septembre dernier, au Maroc, ont donné des résultats assez prévisibles suggérant deux évolutions possibles : une en faveur du PJD (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur) et une autre en faveur du PAM (Parti authenticité et modernité, centriste et modernisateur). Les résultats des élections régionales ont ainsi apporté 25,6 % des voix au PJD, suivi par le PAM avec 19,4 % des voix, par l’Istiqlal (Parti de l’Indépendance, conservateur) avec 17,55 % des voix et par le RNI (Rassemblement national des indépendants, centriste et libéral) avec 13,27 % des voix. Le premier parti de gauche, l’USFP (Union socialiste des forces populaires) n’arrive qu’en sixième position avec 7,08 % des voix. Aux élections communales, c’est le PAM, qui arrive à la première place, avec 21,12 % des voix, suivi par l’Istiqlal avec 16,22 % des voix, par le PJD avec 15,94 % des voix et par le RNI avec 13,99 % des voix. Ici aussi, le premier parti de gauche est l’USPF avec seulement 8,43% des voix. Si, de prime abord, on pourrait tenté d’avancer que le PJD a remporté les élections régionales et le PAM, les élections municipales, deux correctifs doivent être apportés : premièrement, le PJD a seulement remporté la présidence de 2 régions sur 12, 5 allant au PAM ; deuxièmement, et inversement, le PJD a remporté la direction des principales villes du pays, et notamment de Tanger, Rabat, Casablanca, Fès, Meknès et Marrakech.
Pour le dire vite, il est clair que nous avons affaire à deux types de sociologies électorales. Le PJD a tendance à gagner là où l’appartenance partisane l’emporte suffisamment sur les réseaux clientélaires, et donc notamment en milieu urbain. En revanche, le PAM remporte les élections en dehors des grandes villes, en milieu rural, et contrebalance l’avantage du PJD aux élections régionales en négociant des coalitions lui permettant de remporter la présidence de 5 régions, bien qu’il n’arrive en tête que dans 2. Ces victoires représentent ainsi bien moins le choix des électeurs que le produit des stratégies des partis. Il en découle le constat qu’après avoir dirigé le gouvernement depuis bientôt quatre ans, le PJD conserve, auprès de citoyens, une attractivité certaine, même si son score ne montre pas, à proprement parler, une progression par rapport aux législatives marocaines du 25 novembre 2011, où il obtenait 27,08 % des voix. On peut, toutefois, penser que celui-ci serait relativement supérieur si les motivations et les conditions de vote prévalant dans les grands centres urbains étaient étendues à l’ensemble du territoire. A ceci s’ajoute l’évidence de la cohérence politique du PJD, cohérence entre sa sociologie électorale et son positionnement politique. Parti de militants porteur d’une ligne politique claire (sinon d’un programme élaboré), il remporte les élections là où l’on vote préférentiellement pour un parti, c’est-à-dire pour des idées et des valeurs. C’est l’essence du vote « moderne ». Paradoxalement, le PAM, qui se présente, non sans raisons, comme un parti modernisateur, n’offre pas la même cohérence entre sa sociologie électorale et son positionnement politique. En effet, quoiqu’il se veuille un promoteur de la modernité politique et sociale, il a tendance à s’appuyer sur des pratiques électorales traditionnelles comme à représenter davantage le monde rural que le monde urbain.
Quoiqu’il en soit, le PJD et le PAM apparaissent d’ores et déjà comme les deux principaux protagonistes des élections législatives de 2016, poursuivant la lente mais constante reconfiguration du système partisan marocains débutée à la fin des années 1990. Le premier trait remarquable de cette reconfiguration est le déclin continu des partis de gauche. Alors que l’USFP avait remporté les élections législatives de 1997 avec 17,53 % des voix, elle n’atteint au mieux, aujourd’hui, que 8,43 % des voix (aux communales), après avoir fait 9,87 % aux législatives de 2011. Cette chute s’explique par de nombreuses raisons, dont deux quasiment structurelles :
1. Jusqu’aux élections de 1997, l’USFP représentait une alternative aux politiques conduites et, notamment, à l’orientation générale portée par la monarchie. Elle attirait les mécontentements et les espoirs. En acceptant d’entrer dans le cycle consensuel de formation des gouvernements marocains, à la fin des années 1990 et en dirigeant l’un d’eux entre 1998 et 2002, elle a clairement perdu une partie de sa crédibilité à gauche – entrainant ainsi plusieurs scissions – sans, pour autant, attirer les électeurs centristes ou conservateurs.
2. L’USFP, de parti de militants s’est transformé en parti de notables. Sans doute est-ce la conséquence du point précédent. Toutefois, cette mutation n’a pu que contribuer à miner encore sa crédibilité. Le Maroc est, en effet, entré depuis une vingtaine d’années dans un processus de dépolitisation de la vie publique et de discrédit des partis politiques, comme le montre la baisse constante du taux de participation (1993 : 62,7% ; 1997 : 58,3% ; 2002 : 52% ; 2007 : 37%), même si celui-ci est quelque peu remonté en 2011 (45,40%). Dans un tel contexte, la notabilisation et la participation indiscriminée aux gouvernements ne peuvent avoir qu’un impact négatif sur l’électorat.
Le Maroc électoral oscille ainsi entre le centrisme modernisateur et le conservatisme. Aucune force politique n’apparaît donc porteuse d’une alternative. De fait, la pratique continue des coalitions politiques et du consensus ont fait que la plupart des partis sont devenus globalement compatibles les uns avec les autres une fois les petites rivalités apaisées. C’est ainsi que le PJD gouverne actuellement grâce au RNI, parti centriste, qui, alors allié au PAM, avait mené une campagne acharnée contre lui lors des législatives de 2011. D’un certain point de vue, cette situation possède l’indéniable avantage, dans une région tourmentée, de favoriser la stabilité du système politique. Ce n’est donc pas sans raisons que le Maroc se présente comme « modéré ». Toutefois, cet avantage – comme tous les avantages – possède quelques inconvénients, le principal étant que la stabilité provient, d’abord, du délaissement du politique par les citoyens. Il en découle que les enjeux de société ne sont pas principalement portés par le débat politique, mais par les acteurs de la société civile ou par des institutions constitutionnelles mises en place afin d’opérer une médiation entre la société civile et le pouvoir politique (le Conseil national des droits de l’homme est probablement la plus active de celles-ci). Cette catégorie d’acteurs ne représente pas l’électeur médian. De ce point de vue, la stabilité dissimule donc une tension, parcourant la société marocaine, entre les partisans minoritaires de la modernité des mœurs, des références et de la gouvernance et ceux qui, sans pour autant être des ennemis du monde moderne, ne veulent pas que les choses aillent au-delà d’un certain point. C’est ainsi que le ministre PJD de la Justice a pu récemment proposer la reconduction, dans son projet de réforme du code pénal, de la criminalisation des relations sexuelles en dehors du mariage.
Par ailleurs, ce concours des centrismes et des conservatismes ne suffit pas à assurer la stabilité à plus long terme du système politique marocain. On sait que celui-ci est fondé sur un dispositif hybride partageant l’exercice du pouvoir entre une « monarchie exécutive » (ainsi qu’elle s’est définie elle-même) et un parlementarisme rationalisé, où la conduite du gouvernement est confiée au dirigeant du parti arrivé en tête aux élections. Cette caractéristique a, du reste, été constitutionnalisée en 2011. La compétence du roi est liée pour la nomination du chef du Gouvernement et il ne peut le démettre. Ici, la clef de l’équilibre tient à ce que ce dernier n’a encore jamais disposé d’une majorité cohérente au Parlement, soit que son parti soit majoritaire, soit que la coalition qui le soutient soit restreinte, cohérente et fondée sur un programme électoral plutôt que sur une négociation post-électorale. C’est ainsi que le parti (PJD) du chef actuel du gouvernement ne dispose que de 107 sièges à la Chambre des Représentants pour un total de 395. Dans ce contexte, il ne peut remettre en cause la primauté du chef de l’Etat. En d’autres termes, les institutions ne sont viables que parce que la sociologie électorale soutient leur fonctionnement actuel. De même que le présidentialisme français n’est viable que parce que le système électoral le soutient. Un changement net de la sociologie électorale entraînerait ainsi un rééquilibrage des pouvoirs au plus proche des institutions constitutionnelles marocaines, qui sont parlementaires et concentrent donc le pouvoir sur chef du gouvernement. Nous n’en sommes pas là. Toutefois, cette faiblesse potentielle du système politique, tel qu’il fonctionne, est probablement de nature à provoquer une certaine inquiétude, lorsqu’on considère la bonne tenue du PJD, après quatre années de pouvoir, et ses succès en milieu urbain. Il est crédible de penser qu’il pourrait encore se renforcer, remporter les élections législatives de 2016 et conduire le gouvernement durant la prochaine législature. Jusqu’à présent aucun parti n’y était parvenu.
Quelque chose changerait alors radicalement dans le système politique : il y aurait un parti dominant, de sorte que le point d’équilibre du pouvoir se décentrerait. Les partisans de la monarchie exécutive ne peuvent le souhaiter, les autres grands partis politiques non plus, puisque le succès du PJD se ferait forcément à leur détriment. Les libéraux, quant à eux, ne devraient pas le souhaiter davantage – même si la perspective d’un rééquilibrage du pouvoir pourrait leur plaire –, car pour être un parti de militants, dont on n’a aucune raison de douter qu’ils soient démocrates, le PJD n’en est pas moins un parti foncièrement conservateur. C’est dire que la prochaine compétition électorale sera rude.
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