Delors le stratège edit
Il n’était pas le candidat favori. Selon l’alchimie compliquée qui préside aux nominations européennes, à l’été 1984, il semblait certain que la présidence de la Commission de ce qui s’appelait encore la Communauté européenne reviendrait à un Français. Cependant, le candidat de Mitterrand n’était pas Jacques Delors mais Claude Cheysson, le ministre socialiste des Affaires étrangères le plus fiable et celui en lequel il avait le plus confiance. C’était ignorer l’opinion de plusieurs capitales, à commencer par Bonn et Londres, qui s’inquiétaient du tiers-mondisme trop marqué de Cheysson et de son atlantisme vraiment trop tiède, même pour un Français. Le nom de Delors, en revanche, recueillait une large approbation. Certes, il avait été l’artisan des nationalisations et d’autres décisions très contestées de la première phase du mandat de Mitterrand, mais ses réticences étaient aussi largement connues ; et après tout, il était surtout le principal artisan du redressement, de la fin de désinvolture budgétaire et du choix d’une politique de rigueur.
Une stratégie articulée
Hormis ceux qui l’avaient fréquenté pendant son mandat assez court au Parlement européen, rares étaient, hors de France, ceux qui le connaissent personnellement. Un simple coup d’œil à sa biographie, déjà riche, pouvait pourtant fournir des indications utiles. Issu du syndicalisme chrétien (la CFTC devenue CFDT), conseiller du « gaulliste éclairé » Chaban-Delmas, il avait finalement atterri au Parti socialiste, le tout sans jamais changer sa vision du monde. Ce parcours révélait le caractère d’un homme pour qui la cohérence des convictions personnelles comptait plus que le contexte politique particulier. Les premiers échanges firent apparaître à ses interlocuteurs européens certains traits d’un caractère qui n’était pas toujours commode, on comprit vite que le parcours du nouveau président ne serait pas un long fleuve tranquille. C’était vrai pour les responsables dans les capitales et pour ceux qui, comme moi, travaillaient à la Commission à Bruxelles. En effet, personne n’était habitué à ce qu’un Président commence son mandat avec une stratégie articulée. Celle de Delors n’avait pas mûri pendant ses années à Paris. Elle était le résultat réfléchi d’une tournée des capitales effectuée dans les mois précédant son entrée en fonction. La question à laquelle il se proposait de répondre était finalement simple : quel programme pouvait revitaliser des institutions européennes épuisées par de longues années passées à résoudre le problème de la contribution britannique au budget commun ?
Vers le marché unique
Beaucoup ont été surpris que le président désigné, de surcroît socialiste, soit revenu de son exploration convaincu que la stratégie gagnante consistait à achever le marché européen. Comme il le dirait lui-même des années plus tard (mais avec un succès déjà acquis), « personne ne tombe amoureux d’un marché ». En réalité, l’idée répondait à plusieurs impératifs du moment. Tout d’abord, elle permettait de redonner du dynamisme à une économie qui souffrait, selon la formule de l’époque, d’« eurosclérose ». Ensuite, elle ne rouvrait pas le débat douloureux sur les finances de la Communauté. Enfin, elle pouvait être le moyen de guérir définitivement la relation avec la Grande-Bretagne, qui n’était pas encore consolidée malgré le compromis laborieux obtenu quelques mois plus tôt. Les États membres approuvèrent ce choix, qui comportait un programme complexe de plusieurs centaines de décisions concrètes rapidement préparées par la Commission. Mais il s’avéra vite que les choses n’étaient pas si simples. Une chose est d’approuver un programme global, une autre d’en négocier de bonne foi les mesures individuelles. La bureaucratie de la Commission elle-même eut du mal à assimiler la nouvelle priorité. Enfin et surtout, le traité exigeait l’unanimité pour pratiquement toutes les décisions dont se tissait le programme.
Cela conduisit à une crise avec Margaret Thatcher, qui était a priori hostile à toute modification du traité. Après première confrontation au Conseil européen de Milan en juin 1985 et avec le soutien de presque tous les gouvernements, il fut possible de convaincre La Première ministre britannique que sans une réforme du traité, le programme resterait lettre morte. Le résultat fut l’« Acte unique », la réforme la plus importante avant Maastricht, sur la base de laquelle la majorité des décisions nécessaires à l’achèvement du programme pouvaient être prises à la majorité. Pour dynamiser politiquement l’opération, le soutien massif et décisif de l’industrie européenne fut déterminant, en convainquant les gouvernements que les bénéfices collectifs l’emporteraient sur le coût des inévitables compromis. Enfin, pour maintenir la Commission au centre des négociations et éviter la dispersion des énergies et les conflits bureaucratiques, Delors imposa une discipline interne, gérée au niveau politique par le vice-président britannique Lord Arthur Cockfield et au niveau administratif par une structure de coordination dont j’eus le privilège d’être responsable. En quelques mois, les acteurs internes et externes avaient appris à composer avec un homme politique parfois maladroit qui, chose extrêmement rare, parvenait à combiner vision et pragmatisme. Grâce à un climat économique favorable, ce qu’une commission du Congrès américain avait appelé « le plus programme de politique de l’offre jamais tenté » connut un succès plus grand qu’escompté. Delors avait proposé de donner au programme d’achèvement du marché intérieur un horizon de huit ans, en visant 1992. Le dynamisme acquis permit au Conseil européen de déclarer dès 1988 que le processus était devenu « irréversible ». Les initiatives visant à susciter l’adhésion des citoyens fleurirent, avec le programme Erasmus ou la décision de Delors de soutenir, malgré les réticences des juristes de la Commission, l’initiative de cinq pays de créer, en dehors du traité, l’accord de Schengen.
Le renforcement des politiques structurelles
Une ligne directrice imposée par Delors dès le départ était que, l’achèvement du marché intérieur étant dans l’intérêt de tous, le programme ne pouvait être soumis à d’autres conditions ou compensations. Bien que politiquement justifié, ce critère ne pouvait cependant pas faire oublier les inégalités qui existaient au sein de la Communauté. Si le programme convenait certainement à tous, il était tout aussi évident que certains en bénéficieraient plus que d’autres. Cette considération était d’autant plus importante que nous étions à la veille d’un nouvel élargissement à l’Espagne et au Portugal. Delors put ainsi négocier en parallèle un renforcement substantiel des programmes sociaux régionaux pour soutenir les régions les plus faibles ; une nouvelle dimension de la politique européenne, qui commençait à avoir une importance comparable à celle de la politique agricole.
Le saut vers la monnaie unique
Mais le pari le plus important et le plus difficile à tenir était l’étape suivante. En effet, l’achèvement du marché intérieur conduisait à un degré d’intégration des économies européennes incompatible avec la persistance des risques d’instabilité monétaire. Or, en raison d’une coordination insuffisante des politiques économiques et de la domination de fait de l’économie allemande, le risque auquel étaient confrontés de nombreux États membres était de devoir choisir entre s’aligner sur les décisions monétaires de la Bundesbank ou préserver une souveraineté monétaire illusoire en la payant par de dangereuses divergences économiques. Le dilemme fut résumé par Tommaso Padoa Schioppa, à l’époque proche collaborateur de Delors avant de devenir directeur de la Banque d’Italie puis ministre, comme un « triangle d'incompatibilité », selon une image empruntée à Robert Mundell : il est impossible de combiner la liberté totale de circulation des capitaux, la stabilité des taux de change, et l’indépendance des politiques monétaires nationales. Les solutions tentées jusqu’alors pour stabiliser les taux de change monétaires sans remettre en cause la souveraineté des États n’avaient pas donné de résultats satisfaisants. Delors décida donc de jouer la carte de l’union monétaire complète. Le problème est que les arguments en faveur d’une monnaie unique, aussi rationnels soient-ils sur le plan économique, impliquent un partage de souveraineté incomparablement plus important que tout ce qui avait été réalisé jusqu’alors. Sans parler des implications considérables en matière de politique économique. Il s’agissait essentiellement de créer une monnaie sans État, ou plutôt une monnaie gérée collectivement par un groupe d’États souverains. C’est toute la logique de la construction imaginée par Jean Monnet, fondée sur l’idée que le partage de souveraineté peut être progressif et partiel, qui était en jeu.
En un geste audacieux, Delors proposa de confier l’étude de la question à ceux qui en sont à la fois les principaux acteurs et les opposants potentiels : les banquiers centraux. À la surprise générale, un comité composé de ces derniers produisit un projet de monnaie unique. Restait à consolider le consensus politique et, surtout, à convaincre l’Allemagne d’abandonner le mark, symbole politique de sa souveraineté retrouvée et de sa prospérité économique. Au cours de ces délibérations, en novembre 1989, le mur de Berlin tomba, un événement qui a changé le cours de l’histoire mondiale. La question la plus immédiate était celle de l’unification allemande. Personne ne doit s’étonner si les premières réactions furent loin d’être unanimes en Europe, avec une opposition ouverte de la part de Thatcher et une réticence à peine déguisée de la part de la France et de l’Italie. Dans un remarquable geste de courage, Delors déclara très tôt que l’unification était nécessaire et inévitable. Après tout, à quoi bon promouvoir un processus d’intégration européenne pour résoudre définitivement la « question allemande » qui avait été à l’origine de deux guerres mondiales et de 100 millions de morts, principalement en Europe, si l’on refusait au peuple allemand le droit à l’unité ? C’est ce qui a valu à Delors la reconnaissance éternelle d’Helmut Kohl.
Les deux événements, les suites de l’effondrement du communisme et les négociations sur l’union monétaire, se sont inévitablement croisés. Il est bien connu que le résultat inscrit dans le traité de Maastricht n’est pas celui que Delors aurait souhaité. Le déséquilibre entre la complétude du volet monétaire et la faiblesse du volet économique a été trop analysé pour que nous nous y attardions ici. Il a fallu reconnaître que l’Europe n’était pas prête pour un saut plus ambitieux. En témoignent les clauses d’exception insérées pour la Grande-Bretagne, mais aussi l’échec du référendum de ratification au Danemark et le résultat mitigé du référendum français, où le oui ne l’emporta qu’à 55%.
La dimension sociale
Ce tour d’horizon ne peut éviter d’aborder une question importante pour la personnalité de Delors. L’un des plus importants représentants du socialisme européen risquait d’être identifié à deux réalisations majeures : un programme de libéralisation de la circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, et une union monétaire fondée sur la rigueur. En réalité, Delors n’a jamais renoncé à ajouter une forte dimension sociale à l’intégration européenne. Mais il s’est heurté à un paradoxe. L’Europe est certes la région du monde où les politiques de protection sociale sont les plus fortes, mais elles sont aussi le fruit d’histoires nationales différentes et complexes, avec des résultats qui rendent l’harmonisation très difficile. Ce que Delors a obtenu dans ce domaine, ce sont des exigences minimales, par exemple en matière de temps de travail et, ce qui n’est pas négligeable, des mécanismes de négociation collective au niveau européen. À la veille de la fin de son dernier mandat, il a voulu terminer en laissant à ses successeurs un « livre blanc » dans lequel sont abordées d’importantes questions de nature sociale, mais aussi liées à la compétitivité de l’économie européenne. C’est un document qui conserve sa valeur à ce jour. Mais il frappe aussi par son réalisme, car il ne contient rien de révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard si l’on se souvient surtout de sa proposition novatrice d’un emprunt européen, certes modeste, pour financer le développement industriel du continent.
Quelques conclusions
Comme tous les bilans importants, celui de Delors ne pouvait être que provisoire. Beaucoup d’éléments étaient incomplets, d’autres comportaient des lacunes flagrantes. À la fin de sa vie, il parlait plus volontiers de ses échecs que de ses réussites. Il n’en reste pas moins qu’il a laissé derrière lui une Europe meilleure et structurellement différente de ce qu’elle était au début de son mandat.
Beaucoup s’interrogent sur la nature du socialisme de Delors. Toute l’Europe, mais surtout ses proches, a été traumatisée par son refus de se présenter à l’élection présidentielle française de 1995, qu’il était susceptible de remporter. Les raisons de ce geste ont été largement débattues. Celle qui me semble la plus cohérente avec le personnage que j’ai connu est la crainte de se retrouver prisonnier d’un Parti socialiste français qui, après les années Mitterrand, basculait à gauche (Henri Emmanuelli était devenu premier secrétaire en 1994) et dans lequel le catholique progressiste et pragmatique qu’il n’avait jamais cessé d’être ne se reconnaissait pas. Ce n’est pas un hasard s’il a été sensible au concept allemand d’« économie sociale de marché ». Son œuvre est d’ailleurs le résultat emblématique d’un compromis fructueux entre les trois forces politiques qui ont historiquement fait l’Europe : les libéraux, les socialistes et les démocrates-chrétiens. Ce n’est pas un hasard si sa formule favorite était « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ».
Une manière intéressante d’analyser sa présidence est la « question britannique », illustrée par la relation complexe qu’il a entretenue avec Margaret Thatcher. En effet, pendant son mandat, la relation entre la Grande-Bretagne et le continent a connu son moment de collaboration le plus fort avec le programme d’achèvement du marché intérieur, mais aussi le début d’une crise peut-être irréversible avec le refus britannique d’accepter ne serait-ce que le principe de l’adhésion à l’euro. Contrairement aux problèmes de tous les autres États membres, la question britannique tournait déjà, alors, autour de la souveraineté ; elle était donc existentielle. Delors a laissé la question dans le contexte d’une fracture irrémédiable au sein du parti conservateur, accompagnée d’une ambiguïté persistante au sein du parti travailliste, que même l’arrivée, quelques années plus tard, de Tony Blair n’a pas pu guérir. Les prémisses de la catastrophe de 2016 étaient toutes là.
Une autre question qui se pose à propos de l’héritage de Delors est celle de la nature de « son » Europe. On lit toutes sortes de choses à son sujet. Qu’il était un fédéraliste centralisateur, qu’il était un technocrate insensible aux réalités politiques. Ces deux interprétations sont très éloignées de la réalité. C’est évident dans le cas de la seconde, mais tout aussi clair pour la première. Je me souviens de conversations à trois avec Tommaso Padoa Schioppa, au cours desquelles Delors admettait qu’il ne pouvait pas « être aussi fédéraliste que vous l’êtes souvent, vous les Italiens ». Après tout, son Europe était avant tout la vraie, différente de tous les modèles existants, qu’il a tenté de formuler avec sa définition aux allures d’un oxymore, une « fédération d’États-nations » ; ou, plus simplement, d’un Objet Politique Non Identifié (OPNI). Son action a toujours été guidée par une vision claire des objectifs, mais aussi par une utilisation pragmatique de tous les instruments disponibles. En particulier, Delors a toujours résisté à la tentation de poser le débat européen en termes idéologiques, par exemple sur la base de la dichotomie entre la méthode dite communautaire et la méthode intergouvernementale. Au contraire, il a toujours fait preuve d’une grande capacité à jouer sur les deux tableaux en fonction des circonstances. En substance, c’est l’Europe que nous connaissons encore aujourd’hui, qui progresse en s’attaquant à des problèmes concrets, qui nous fascine et nous déçoit, mais qui continue à démentir les prophètes de l’échec inévitable du modèle de Jean Monnet ; l’Europe du bourdon qui ne devrait pas voler et qui, au contraire, s’envole.
Une version italienne de cet article sera publiée dans revue MondoOperaio.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)