Le président des riches edit
Emmanuel Macron est-il le président des riches ? C’est la question que se sont posés avec sérieux tous les éditorialistes de France il y a quelques semaines. À cette occasion, on a pu vérifier à quel point le thème de l’argent était à la fois récurrent et obsédant dans notre histoire politique. Et aussi comme il demeure transversal au clivage gauche/droite.
En 1979, Pierre Birnbaum, dans un excellent ouvrage intitulé Le Peuple et les gros, nous rappelait le caractère général et permanent de la condamnation de l’argent dans la culture française ; condamnation qui s’est d’autant plus facilement imposée historiquement qu’elle a été prononcée par presque tous les courants politiques, littéraires et religieux qui se sont développés en France depuis plusieurs siècles.
L’argent, l'ennemi de la nation
D’abord par le christianisme, et en particulier par l’Église catholique, qui a condamné l’argent à travers l’interdiction du prêt à intérêt, et, avec lui, le peuple juif déjà accusé d’être déicide. Encore au début du siècle dernier le journal La Croix pouvait écrire : « Ôtez le juif et le capital redeviendra un instrument de travail et non d’agio ».
La Révolution française a, elle aussi, contribué indirectement à perpétuer la condamnation des riches à travers celle des privilégiés. Le tiers état, rassemblant toute la nation contre les deux autres ordres, avait pour finalité d’absorber l’ensemble du peuple français, construit comme un ensemble uni et indivisible et muni d’une volonté générale. Mais comment traiter les divisions et oppositions réelles qui existaient au sein du peuple ? Le modèle du tiers état contre les ordres privilégiés fut dès lors appliqué à la nouvelle société : pour identifier qui appartenait à ce peuple sain et uni, la seule solution – puisque n’était pas reconnue la légitimité de la diversité des intérêts – ne pouvait s’opérer qu’en désignant ceux qui n’en faisaient pas partie, donc les ennemis du peuple. Le jacobinisme et le babouvisme transformèrent le principe de l’égalité des droits en principe de l’égalité réelle, ne pouvant dès lors considérer les riches que comme des accapareurs et des ennemis du peuple. Plus tard, le socialisme d’inspiration chrétienne et révolutionnaire reprit à son compte la condamnation morale de l’argent, et des riches qualifiés de parasites. Désormais les bastilles à prendre, les féodalités à renverser furent celles de l’argent. Dès la monarchie de Juillet, le banquier, et d’abord la famille Rothschild, devinrent la figure du mal. Des écrivains aussi différents que Balzac et Zola popularisèrent cette figure dans leurs romans. Ce dernier, dans son ouvrage l’Argent, écrivait : « Ah l’argent, horrible argent qui salit et dévore ». Les historiens de la nation française, y compris les plus grands, tel Michelet, reprirent ce thème pour défendre l’identité et l’unité du peuple français, s’en prenant ainsi aux juifs : « Ils sont maintenant libres, ils sont maîtres : de soufflets en soufflets, les voilà au trône du monde ».
Marx ne fut pas en reste. Derrière la condamnation économique du capitalisme, comme mode de production aliénant, était prononcée la condamnation morale de l’argent, facteur de corruption et de perversion l’humanité.
Après l’instauration de la Troisième République, le nouveau nationalisme, imprégné de christianisme, va inventer le terme de cosmopolitisme pour opposer, au peuple français sain et travailleur, le cosmopolite prédateur et spéculateur qui se nourrit du labeur du peuple. Ainsi, pour Péguy, les riches sont de « faux français ». Cette tradition marquera aussi bien le maréchal Pétain que le général de Gaulle. Le premier déclarera ainsi : « À la lumière de l’expérience, je corrigerai l’œuvre entreprise et je reprendrai contre un capitalisme égoïste et aveugle la lutte que les souverains de France ont engagée et gagnée contre la féodalité. J’entends que notre pays soit débarrassé de la tutelle la plus méprisable : celle de l’argent. » Pour Pétain, la terre ne ment pas contrairement à l’argent. Le second dira en 1969 à Malraux : « Mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’argent. » Dans la tradition française, la prouesse militaire occupe le pôle positif et l’argent et le commerce son contraire.
Les républicains, notamment les radicaux, inventeront et développeront jusqu’à plus soif le thème des 200 familles que Céline, dans L’École des cadavres, ira jusqu’à rejeter pour désigner le seul et véritable adversaire : « pas plus de 200 familles que de beurre au train, une seule omnipotente internationale famille : la famille juive, la grande féodalité internationale qui nous rançonne et nous détrousse, nous tyrannise. »
De leur côté, les communistes, dans leur propagande, privilégieront, au cours de l’entre-deux guerres, le thème des petits contre les gros plutôt que celui de la lutte des classes et de l’analyse du mode de production capitaliste. Le secrétaire général du Parti communiste, Maurice Thorez, traitera Blum le 16 février 1940 de « chacal », de « répugnant personnage, vil laquais des banquiers de Londres », dénonçant « sa puante hypocrisie » et « ses contorsions de reptile, ses mains aux doigts longs et crochus ». Plus tard, Georges Marchais et le PCF reprendront à leur compte le thème de l’union du peuple de France contre une poignée d’adversaires, les monopoles.
Sous la Ve République, les socialistes de gouvernement feront leur le thème de la condamnation de l’argent et de la finance. Ainsi François Mitterrand au congrès d’Épinay : « Le véritable ennemi, j’allais dire le seul, parce que tout passe par chez lui, le véritable ennemi si l’on est bien sur le terrain de la rupture initiale, des structures économiques, c’est celui qui tient les clefs… c’est celui qui est installé sur ce terrain-là, c’est celui qu’il faut déloger… c’est le monopole ! Terme extensif… pour signifier toutes les puissances de l’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ! » Et François Hollande dans son discours du Bourget déclarera : « Mon véritable adversaire, il n'a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera jamais élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c'est le monde de la finance. »
Une condamnation morale du libéralisme
Ainsi, malgré tout ce qui sépare les différents courants politiques français, tous, ou presque, se retrouvent, avec des formulations différentes, autour de cette condamnation de l’argent, une condamnation d’abord morale. La faiblesse historique du courant libéral en France s’explique largement par ce consensus très large. D’abord parce que la société française a été puissamment formatée par l’Église catholique mais aussi, par la Révolution. Notre société, constituée sous le principe de sa nécessaire unité, ressent les divisions qui pourraient la mettre en cause comme dangereuses et porteuses d’un sentiment d’insécurité. La diversité des intérêts, loin d’apparaître normale et gérable, voire positive, dans une vision clairement pluraliste et libérale, est lue au contraire comme un péril duquel il faut se prémunir. Dans cette optique l’argent ne peut être vu autrement que comme un facteur de division pour une société qui, depuis 1789, a mis le principe de l’égalité au fronton de ses édifices publics. D’où la valorisation très positive du « petit » opposé au « gros » ; de la petite entreprise saine, courageuse, productive et nationale, donc morale, opposée au grand capital apatride et spéculateur, donc immoral.
Du coup, à gauche comme à droite, l’argent ne peut être pris en compte positivement dans l’analyse économique et dans le fonctionnement de la société, tant du point de vue de la modernisation économique que de la libération des rapports sociaux par rapport aux sociétés pré-monétaires.
Pourtant, Marx voyait déjà dans l’émergence de la monnaie comme intermédiaire universel des échanges un progrès qui nous sort du troc et des pièges de l’échange en face à face. Rajan et Zingales, dans leur ouvrage Sauver le capitalisme des capitalistes, retrouvent spontanément un argument du même type quand ils établissent que le marché régulé et l’échange monétaire libèrent les individus des pièges de la dépendance individuelle et évoquent très concrètement les prêts usuraires par rapport au crédit. Les mécanismes de marché, l’échange monétaire, un État régulateur pourchassant les ententes, les abus de position dominante sont préférables aux marchés fermés, à l’échange asymétrique et aux relations de dépendance personnelle. Sans partager l’enthousiasme de Rajan et Zingales sur la finance qui libère, qui accompagne l’entreprise à tous les moments cruciaux de son cycle de vie, on peut au moins prendre la peine d’en comprendre les mécanismes.
La vertu de la monnaie n’est pas seulement de fournir un équivalent général, elle réside aussi dans l’arbitrage intertemporel qu’elle permet. La monnaie permet alors le détour de production, clé de la croissance. L’épargne puis l’investissement, c’est à dire l’argent qui n’est pas consommé, qui est avancé à l’entrepreneur contre la promesse d’un retour à moyen long terme avec une part du profit, sont l’autre figure de l’argent à mille lieux de l’enrichissement « en dormant » ou de la « corruption ».
La détention de l’argent, son accumulation au sommet de la distribution des revenus génère des inégalités que l’on peut souhaiter légitimement combattre – mais à une réserve, qui est de faire la distinction entre les inégalités qui appauvrissent et les inégalités qui enrichissent. Les premières renvoient à l’accumulation stérile et à la thésaurisation, les secondes aux actions qui enrichissent et contribuent à faire reculer la pauvreté.
Bref, à ne considérer l’argent que comme une richesse concentrée au sommet, un actif acquis sans mérites, un facteur d’égoïsme social et de corruption morale, on s’interdit de penser la différence entre l’économie productive et la spéculation financière ; entre le profit de l’entrepreneur et la rente de l’inactif ; entre une société condamnée à la reproduction et une société ouverte aux talents et à la mobilité sociale.
On comprend dès lors que les choix faits, tant pour stimuler l’offre productive que l’investissement, soient stigmatisés comme cadeaux aux patrons et assimilés à une politique en faveur des riches. On comprend que les mesures fiscales visant à améliorer l’attractivité du site France ne soient considérées que sous l’angle de la redistribution immédiate. On comprend que les problèmes que les Français ont avec l’argent finissent par produire des effets économiques tangibles.
La condamnation largement répandue du libéralisme économique s’explique largement ainsi. Dans ces conditions, le président des riches ne peut pas être légitimement le président du peuple !
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