Qu’est-ce que le rocardisme? edit
Qu’est-ce que le rocardisme ? Aussi curieux que cela puisse paraître, si nous possédons de nombreuses études sur Michel Rocard et sur la Deuxième Gauche, Alain Bergounioux et Jean-François Merle nous donnent ici le premier ouvrage sur le phénomène du rocardisme, ensemble constitué par Michel Rocard et par ceux qui l’ont suivi dans son aventure politique. Les deux auteurs ont été des « rocardiens » et ont donc une connaissance intime du phénomène étudié. Mais, en même temps, ces deux intellectuels ont réussi à porter sur leur objet d’étude un regard suffisamment distancié et informé pour que la lecture de leur livre nous incite, tout en revisitant cette histoire, à nous réinterroger sur ce qu’a été le phénomène rocardien et à croiser notre interprétation avec la leur.
Il n’est pas question ici de résumer un ouvrage qui analyse dans le détail les multiples dimensions du rocardisme. Nous nous limiterons à discuter quatre de ses principaux développements : Rocard et les rocardiens, continuités et ruptures du rocardisme, le socialisme de Michel Rocard et enfin le rapport du rocardisme au macronisme.
Alain Bergounioux et Jean-François Merle rappellent à juste titre qu’il n’y aurait pas eu de rocardisme sans rocardiens. Et l’une des richesses du rocardisme a été, en effet, la multiplicité et la diversité des réseaux qui ont concouru à son développement ainsi que la fidélité des individus qui ont accompagné Michel Rocard. La proposition peut cependant s’inverser : il n’y aurait pas eu de rocardisme sans Rocard. Cela paraît si évident aux auteurs qu’ils insistent peu sur la personnalité de Rocard lui-même, sur son charisme si particulier qui a attiré à lui nombre d’individus appartenant à plusieurs générations, qui ont trouvé chez lui les qualités qu’ils recherchaient chez un leader politique, un homme jeune, intelligent, ouvert, agissant au nom de valeurs morales et de fortes convictions personnelles, d’un abord facile, peu autoritaire, avide de comprendre notre monde et paraissant capable de rassembler les contraires, utopiste et réaliste, haut fonctionnaire de l’Etat et partisan de autonomie de la société, indépendant de caractère mais attaché à l’action collective, et, surtout incarnant l’espoir de faire échapper la gauche aussi bien à la menace du communisme stalinien encore dominant qu’au déclin d’une SFIO tachée de manière indélébile par la guerre d’Algérie. Bref un homme engagé dont la petite musique tranchait avec le discours politique habituel à gauche.
Alain Bergounioux et Jean-François Merle s’attachent à faire ressortir ce qui, tout au long de son histoire, a fait la continuité du rocardisme. Cette continuité s’est manifestée à différents niveaux, et d’abord chez Rocard lui-même : le respect des faits, le rejet constant de l’orthodoxie et la remise en cause permanente des certitudes, l’ouverture sur le monde, l’envie de faire et pas seulement de discourir, la volonté de moderniser le pays et la croyance dans l’importance de l’analyse économique, l’absence enfin de sectarisme. Cette juste analyse aurait pu être davantage contrebalancée par la mise en lumière des ruptures et des discontinuités qui ont marqué le rocardisme même si le livre en donne de nombreux exemples. En réalité il y a eu, deux rocardismes : celui du PSU et celui du PS. Le premier fut sur le plan politique et électoral un grave échec. En 1973, le pari de faire du PSU le noyau de la refondation du socialisme français était définitivement perdu. Deux années auparavant, François Mitterrand avait réussi le sien à Epinay. 1974 marque une double rupture dans l’histoire du rocardisme, d’une part la décision de Michel Rocard de relancer sa carrière politique avec comme objectif de remporter une élection présidentielle et, pour y parvenir, de quitter le PSU et d’intégrer le PS en passant sous les fourches caudines des mitterrandistes, acceptant le cadre institutionnel de la Ve République, d’autre part le renouvellement partiel des rocardiens, conséquence de ce choix stratégique, les uns regrettant l’abandon de la dimension utopique du projet autogestionnaire tandis que d’autres adhéraient résolument au projet présidentiel de Michel Rocard. Cette réorientation signait l’abandon d’un projet révolutionnaire qui, pour la dernière fois, s’exprima fortement en mai 1968.
À partir de 1974 et surtout après l’alternance de 1981, le rocardisme est devenu idéologiquement un réformisme. Quelles ruptures se sont alors opérées avec le socialisme du « premier Rocard » ? Les auteurs s’attachent à faire la part de la continuité et de la rupture. La part de la continuité est indéniable. Ils rappellent ce premier texte important de Rocard qui date de 1959 : « Je tiens pour nécessaire d’abandonner un langage dépourvu de toute signification concrète (…) et surtout de définir et de traduite dans les faits les structures et les méthodes nécessaires à un regroupement socialiste en prise directe avec le monde moderne ». Le « Faire » et le « parler vrai » sont déjà présents. Peut-on pour autant aller jusqu'à voir dans cette vision du socialisme, dès cette époque, une adhésion au révisionnisme bernsteinien, comme le suggèrent les auteurs ? Il est permis d’en douter. La perspective autogestionnaire était révolutionnaire, dans la tradition utopique du socialisme français et il est probable que Rocard, à l’époque, comme Jaurès et Blum avant lui, n’aurait pas accepté cette affirmation de Bernstein selon laquelle « le mouvement est tout et ce qu’on appelle le but final du socialisme n’est rien ». Le révisionnisme comportait le rejet clair du marxisme, la priorité donnée à la démocratie pluraliste sur la lutte anticapitaliste, et après 1917, lorsque Karl Kautski s’engagera à son tour dans cette voie, la manifestation d’un attachement profond au parlementarisme et à la démocratie représentative. Le PSU, et Rocard lui-même, étaient loin de tout cela. L’anticapitalisme demeurait central même s’il était redéfini en insistant sur les libertés et le contrat. Il s’agissait d’inventer de nouvelles voies de passage au socialisme. La planification comme moyen central de gouvernement provenait en ligne directe des planistes de l’entre-deux guerre de la SFIO. Rocard n’avait pas rejeté totalement le marxisme de son parti même s’il le critiquait déjà fortement. La conquête du pouvoir était pour le PSU l’affaire de la société elle-même. Le pouvoir dans l’entreprise serait exercé par des conseils de producteurs. En 1968, le pouvoir politique, s’il était conquis, devait être exercé par des comités populaires. Les 17 thèses du PSU, adoptées en 1969, appelaient à la destruction du système capitaliste, à la relativisation du suffrage universel et à ne pas se laisser enfermer dans le jeu parlementaire. Comme le rappellent les auteurs eux-mêmes, Michel Rocard pouvait encore, en 1970, condamner la social-démocratie, estimant qu’elle « fait perdre son temps au socialisme ». Il condamna ainsi le tournant opéré par la social-démocratie allemande en 1959 à Bad-Godesberg. Il demeurait fidèle en cela à la dimension prophétique du socialisme français.
Le tournant de 1974
Alain Bergounioux et Jean-François Merle montrent bien d’ailleurs l’importance et la netteté du tournant opéré par Rocard vers la social-démocratie après son entrée au Parti socialiste. C’est dans le cadre de ce parti et dans son engagement dans ses conflits internes que le rocardisme se redéfinira. La deuxième gauche y mènera contre la première un combat qui la rapprochera de plus en plus de la social-démocratie de l’époque, avec en particulier la pleine reconnaissance de l’économie de marché et la condamnation des nationalisations. « On ne biaise pas avec le marché », affirmait alors courageusement Rocard. L’anticapitalisme sera redéfini, la régulation, le contrat et le compromis seront privilégiés comme méthodes de gouvernement. L’autonomie et la responsabilité individuelles remplaceront l’autogestion. Rocard était bien alors à la recherche d’une voie social-démocrate à la française, voulant faire du Parti socialiste une force de gouvernement efficace.
Les auteurs ont raison d’écrire que, du coup, « l’adaptation au réel a paru l’emporter sur la capacité à conduire une réflexion et à inspirer une action à l’égard d’un nouveau type de croissance économique dans une phase nouvelle de l’histoire du capitalisme ». « Le rocardisme n’a pas su inspirer une nouvelle vision face à l’offensive néo-libérale », ajoutent-ils. En réalité, l’apport notable du rocardisme au socialisme de gouvernement a été une opération réussie de rattrapage par rapport à l’évolution de la social-démocratie européenne produite dans la période précédente plutôt qu’une contribution innovante à la crise dans laquelle celle-ci commençait à s’enfoncer. Dès ce moment, en effet, les mutations de l’environnement international et l’évolution des sociétés européennes avaient commencé à saper ses bases. Le rocardisme ne put fournir de concepts et d’outils pour adapter le mouvement socialiste à cette nouvelle période historique. Les auteurs écrivent très justement que « Michel Rocard et les rocardiens se sont donc trouvés entre deux périodes, presque entre deux mondes ».
Générations politiques
Ceci nous amène au quatrième point : le rapport du macronisme au rocardisme. Les auteurs refusent de faire de Macron l’héritier de Rocard, ce que d’ailleurs leur concèdent volontiers l’un et l’autre. On est en droit de partager un tel refus lorsque l’on compare terme à terme leurs positionnements dans leurs systèmes politiques et leurs projets politiques respectifs. Mais en ne traitant la question du rapport entre rocardisme et macronisme que sous le seul angle de l’héritage on court le risque de négliger la dimension temporelle qu’il est nécessaire de prendre en compte pour l’analyser correctement. Il convient alors de replacer les acteurs et leurs actions dans leurs époques respectives.
Pierre Mendès-France, auquel Michel Rocard voua toujours une réelle admiration, est né en 1907, Michel Rocard en 1930 et Emmanuel Macron, qui a témoigné de sa fidélité à ce dernier, en 1977. Ces trois hommes politiques sont liés entre eux par certaines valeurs communes mais séparés les uns des autres par le temps qui s’est écoulé entre les différentes époques dans lesquelles ils ont vécu. Les différents systèmes politiques qui ont constitué le cadre de leur action les ont conduits à faire des choix et à suivre des chemins différents. Mendès-France, attaché à la démocratie parlementaire, n’a jamais accepté la Ve République et l’élection du président de la République au suffrage universel. Il a préféré demeurer à l’écart du pouvoir après 1958. Rocard a fini par accepter ce cadre institutionnel et s’est donné une ambition présidentielle. Il a échoué et n’a dû de devenir Premier ministre qu’a la décision de François Mitterrand qui a tenu dans sa main son destin politique. Ayant refusé de quitter un parti qu’il n’a cessé de critiquer férocement, comme le rappellent les auteurs, il n’a pu finalement le transformer suffisamment pour en faire un parti de gouvernement solide et efficace. Ce parti, confronté à ses contradictions internes et profondément divisé, n’a plus été en état, au terme du quinquennat de François Hollande, de gagner des élections et de demeurer un grand parti de gouvernement. La gauche est dominée désormais par l’extrême-gauche et les critiques à l’égard du régime de la Ve République s’y développent à nouveau. Plus généralement, la social-démocratie est en déclin partout en Europe. La tentative révisionnisme de Tony blair, qui avait permis un temps aux socialistes anglais de revenir pour une longue période au pouvoir en rejetant le clivage gauche/droite et en opposant les progressistes aux conservateurs, opérant une redéfinition de l’action gouvernementale adaptée aux contraintes de la mondialisation, n’avait pu transformer profondément le socialisme européen. Le social-libéralisme, comme modèle d’adaptation du socialisme démocratique, avait été finalement rejeté, au moins idéologiquement, par les partis socialistes. Si un tel modèle devait survivre, ce ne serait plus à gauche. En France, le parti d’Epinay avait vécu. S’il voulait conquérir le pouvoir et moderniser l’économie et la société françaises, Emmanuel Macron devait donc emprunter une autre voie. C’est ce qu’il fit et il fut élu président de la République. Il n’est donc pas question ici de nier les profondes différences qui séparent le macronisme du rocardisme mais simplement de replacer chacune de ces trois personnalités ainsi que leurs projets dans leurs époques respectives, seule manière de comprendre les choix qu’ils ont faits. Macron n’est pas l’héritier de Rocard mais, d’une certaine manière, celui-ci a pavé la route de celui-là à la fois en modernisant le Parti socialiste pour un faire un temps un parti de gouvernement capable de gouverner efficacement dans un monde en rapide changement, et aussi, paradoxalement, en échouant à le transformer suffisamment. On peut comprendre alors que le rocardisme n’ait pas survécu à Rocard et que certains rocardiens aient pu rejoindre l’aventure macroniste. Certes, cette aventure est d’abord une aventure individuelle, mais Rocard avait fait lui-même la démonstration que sa propre aventure individuelle au sein de l’aventure collective du socialisme français n’avait pu aboutir.
Le rocardisme peut alors être lu comme un jalon important dans l’histoire du socialisme français, intermédiaire entre le socialisme de la SFIO et le macronisme, aussi éloigné de l’une que de l’autre.
Alain Bergounioux et Jean-François Merle, Le Rocardisme. Devoir d’inventaire, Seuil, 2018
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