Pour l’adoption d’un mode de scrutin proportionnel edit
Les élections législatives sous la Ve République ont toujours eu lieu au scrutin uninominal majoritaire à deux tours, à l’exception de celles de 1986. Ce choix initial traduisait la priorité donnée à la stabilité gouvernementale, indispensable pour mener une action durable et efficace. Longtemps cette option s’est révélée judicieuse, le président disposant à l’Assemblée nationale d’une majorité lui permettant d’utiliser tous les pouvoirs qui, dans l’esprit des institutions, faisaient de lui le véritable chef de l’exécutif. Dans cette conception, l’autre fonction importante qu’un mode de scrutin doit pouvoir remplir, c’est-à-dire une équitable représentation au Parlement des différentes sensibilités politiques, était considérée comme secondaire, d’autant que la pérennité du clivage gauche/droite permettait, grâce aux alliances passées dans chacun des deux camps, d’assurer une représentation acceptable des différents partis.
Pourtant, dès novembre 2015, nous écrivions sur Telos, Jean-Louis Bourlanges, Élie Cohen et moi-même : « Notre loi électorale doit être changée. Elle doit l’être pour deux raisons principales : elle assure une représentation de moins en moins équitable des sensibilités politiques réelles du pays ; elle n’offre pas aux gouvernements issus des élections législatives une assise politique suffisamment large et cohérente pour mener les politiques de réformes nécessaires et répondre aux grands défis auxquels la France est confrontée, même lorsqu’ils peuvent s’appuyer sur de prétendues majorités parlementaires ». De ce double point de vue, la situation s’est aggravée depuis lors. Dans ces conditions, il me semble qu’aujourd’hui, non seulement un changement s’impose, mais qu’il faudrait adopter un mode de scrutin proportionnel, l’impératif d’une représentation équitable s’imposant désormais de manière évidente.
Établir l’équité de la représentation
Lors des élections législatives de 2017, la République en marche (LRM) a obtenu avec le Modem 28% des voix au premier tour (suffrages exprimés) et 61% des sièges, les Républicains 16% des voix et 20% des sièges. En revanche, l’ensemble des partis de gauche et écologistes ont obtenu 27% des voix et 11,5% des sièges et le Rassemblement national avec debout la France 17% des voix et 2,5% des sièges. Ainsi, l’ensemble des partis sous-représentés ont rassemblé 44% des voix et obtenu 14% des sièges. Dans une période d’affaiblissement du système représentatif et de crise de confiance des électeurs à l’égard de leurs élus, un tel déficit de représentation pose à l’évidence un problème majeur, d’autant que l’éclatement et la fragmentation du système partisan ont créé une situation où des alliances partisanes passées avant les élections ou entre les deux tours de scrutin paraissent impossibles.
Or, dans l’hypothèse où les deux partis qui sont aujourd’hui en tête dans les sondages d’intentions de vote, LRM et RN, conserveraient ce net avantage sur les autres partis aux prochaines élections législatives, compte tenu de la règle des 12,5% des inscrits nécessaires pour être qualifié au second tour de scrutin – ce qui, si l’abstention était supérieure à 50% comme en 2017 exigerait d’obtenir au moins 25% des suffrage exprimés au premier tour – les seconds tours risquent, dans l’écrasante majorité des circonscriptions, de consister en des duels opposant ces deux partis, privant tous les autres partis de représentation alors que LRM et le RN ne représenteraient en réalité que la moitié des électeurs du premier tour. Le fait que les élections législatives soient devenues, après les réformes adoptées au début du siècle, la simple queue de comète de l’élection présidentielle, ayant pour principale fonction de confirmer les résultats de celle-ci, s’est traduit par une augmentation régulière des abstentionnistes (57% au second tour de 2017). Dans la mesure où il s’agit aujourd’hui de renforcer le lien entre les électeurs et les élus, l’introduction de la proportionnelle, en permettant une plus juste représentation des différentes sensibilités politiques à l’Assemblée, pourrait contribuer à accroître la mobilisation des électeurs et réduire ainsi la crise la confiance des électeurs à l’égard du régime représentatif.
Élargir l’assise politique du pouvoir
En l’absence d’un puissant parti de gouvernement ou d’une large coalition gouvernementale, le pouvoir actuel, malgré la majorité dont il dispose à l’Assemblée, est isolé dans le système partisan comme dans l’électorat. Bien qu’il puisse s’appuyer sur des institutions solides, il souffre cependant de deux fragilités. L’ensemble des partis, les partis extrêmes comme les anciens partis de gouvernement, se rejoignent dans leur opposition au président, ce qui contribue à expliquer qu’entre les deux tiers et les trois quarts des électeurs ne lui fassent pas confiance. En outre, le choix par Emmanuel Macron d’une présidence « jupitérienne », dans une période de forte angoisse des Français envers l’avenir et du fort sentiment de l’accroissement des inégalités, favorise, comme l’a montré le phénomène des Gilets jaunes, la réactivation d’un clivage ancien qui oppose non plus la droite à la gauche mais « le peuple » au « monarque ». Ce clivage est dangereux car il contribue à isoler plus encore le président.
Le problème central est donc l’insuffisante assise politique du pouvoir, qui, dans l’état actuel du système partisan et du mode de scrutin, paraît insoluble. D’où un second motif pour adopter la proportionnelle.
Le reproche fait au scrutin proportionnel est ancien : il crée l’instabilité et donc l’inefficacité gouvernementale. La Ve République a été conçue par le général de Gaulle pour instaurer la puissance et la durée du pouvoir exécutif et d’abord du président de la République. Les souvenirs de la IIIe et de la IVe Républiques sont encore assez vivaces pour perpétuer un rejet sans appel de ce mode de scrutin. La question qui se pose aujourd’hui est pourtant la suivante : le scrutin majoritaire, dans l’état actuel du système de partis et de l’opinion, conserve-t-il les vertus qu’on lui prêtait par le passé ? La stabilité du pouvoir en garantit-elle l’autorité et l’efficacité ?
Remarquons d’abord que la sacralisation du président de la République élu au suffrage universel s’est nettement affaiblie à partir de la crise de 1968 puis de la défaite référendaire du général de Gaulle en 1969, qui a eu pour conséquence de convaincre ses successeurs que l’utilisation du référendum-plébiscite pour réaffirmer la popularité et l’autorité du président n’était plus possible alors qu’elle constituait pour le général de Gaulle une arme essentielle aux mains du chef de l’État.
Depuis lors, les présidents ont vu s’effondrer de plus en plus rapidement leur popularité au cours de leur mandat, ce qui a eu des conséquences très négatives sur leur action. Nicolas Sarkozy, président sortant, a été battu à l’élection présidentielle de 2012 alors que son «hyperprésidence» avait été fort critiquée. François Hollande n’a même pas pu se représenter en 2017. Quant à Emmanuel Macron, outre qu’il pâtit lui aussi d’une faible popularité, sa vision gaullienne de l’exercice du pouvoir a focalisé la critique du pouvoir sur sa personne, son attitude monarchique ayant généré en retour un sentiment antimonarchique qui s’est largement exprimé dans la crise des Gilets jaunes. Dans ces conditions, l’absence d’une base partisane suffisamment large a accéléré et non limité son dangereux isolement dans l’opinion.
À l’avenir, la proportionnelle, en rendant peu probable l’obtention par le président d’une majorité absolue à l’Assemblée, l’obligerait à construire une majorité plus diversifiée et plus large politiquement qui redonnerait vie au Parlement et, en ouvrant des perspectives de participation au pouvoir à plusieurs partis politiques, empêcherait la structuration du système politique selon une opposition entre le parti au pouvoir et tous les autres. Le métier politique s’en trouverait revalorisé, le système partisan restructuré et la classe politique parlementaire redynamisée.
Certes, une telle réforme comporte le risque que le président, n’ayant pas de majorité parlementaire, soit empêché de gouverner. Rappelons cependant que le président sous la Ve République, élu au suffrage universel, dispose au lendemain de son élection d’une large capacité d’action. Il nomme le Premier ministre et il a de bonnes chances de pouvoir constituer une coalition gouvernementale qui lui convienne. En cas de désaccord entre les deux têtes de l’exécutif, il dispose à la fois de sa légitimité de président élu et du droit de dissolution de l’Assemblée. Une majorité pluraliste reposant sur un contrat de gouvernement permettrait d’éviter que la vie politique soit concentrée sur le seul président et, qu’ainsi, le caractère archaïque de la monarchie présidentielle de type gaullien s’efface au profit d’une conception plus contractualiste du pouvoir.
Les opposants à une telle réforme objecteront que seul le système actuel permet au président élu de disposer d’une majorité absolue, indispensable pour gouverner efficacement. Rappelons cependant que ce ne fut pas le cas en 1988, alors que François Mitterrand avait pourtant été réélu largement, et qu’une telle situation pourrait se reproduire dans l’avenir, mais d’une manière plus compliquée encore si l’opposition disposait d’une majorité unie, créant alors un blocage entre deux pouvoirs, l’Assemblée et le président, disposant l’un et l’autre de la pleine légitimité donnée au même moment par le suffrage universel. Les mêmes opposants souligneront le danger d’un retour à l’instabilité ministérielle que la proportionnelle ne manquerait, selon eux, de produire. Mais ce risque peut être évité.
Outre les armes que la Constitution donne au président, et d’abord le droit de dissolution, il suffirait d’opérer, comme dans plusieurs pays européens, tels l’Allemagne et l’Espagne, une révision limitée de la Constitution pour introduire le système de la motion de censure constructive, qui exige que la censure ne puisse être votée qu’accompagnée de la désignation de la personnalité chargée de former le futur gouvernement. Ce type de motion empêcherait toute coalition de circonstance entre des partis qui, une fois la censure votée, ne pourraient se mettre d'accord pour soutenir le nouveau gouvernement. La motion de censure constructive a déjà été utilisée deux fois en Allemagne (le 27 octobre 1972 et le 1er octobre 1982) et trois fois en Espagne (le 30 mai 1980, le 30 mars 1987 et le 1er juin 2018).
Une telle révision mineure de la Constitution, qui accompagnerait le changement du mode de scrutin (dont il faut rappeler qu’il ne nécessite que le vote d’une loi ordinaire) permettrait de conserver pour l’essentiel la Constitution de la Ve République qui a montré depuis soixante ans ses vertus et sa souplesse d’adaptation à des conjonctures politiques très différentes et souvent pleines de dangers.
Il s’agirait alors d’instaurer par le vote de cette loi ordinaire un système proportionnel. Afin de conserver une relation directe entre l’électeur et l’élu, le mode de scrutin utilisé en Allemagne paraît le mieux adapté. Dans ce système, « l’électeur a deux voix : la première sert à désigner la moitié des 656 députés élus au scrutin uninominal à un tour dans le cadre de 328 circonscriptions, et avec sa seconde voix, l’électeur choisit une liste de partis. C’est ce dernier vote qui est utilisé pour déterminer à la proportionnelle le nombre de députés fédéraux auquel le parti a droit dans le cadre de chaque Land. La moitié restante de sièges est utilisée pour atteindre cette proportionnalité. Si un parti obtient moins de sièges de circonscriptions que le nombre de sièges auquel la proportionnelle lui donne droit au niveau du Land, on comble cette différence en lui ajoutant un nombre suffisant de sièges de compensation »[1].
Alors que les défauts du mode de scrutin actuel apparaissent de plus en plus clairement tandis que ses qualités se font de moins en moins évidentes, le moment semble venu d’envisager sérieusement son remplacement par un tel système.
[1] Pierre Martin, Les Systèmes électoraux et les modes de scrutin, Montchrestien, 1997, p. 85.
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