Poutine va-t-il renoncer à l'économie de marché? edit
L'accord signé entre Poutine et Bush sur l'accession de la Russie à l'OMC ne doit pas faire illusion, car à en juger par les dernières interventions du président russe, on peut craindre que l'économie russe ne retrouve les mauvaises habitudes des années Brejnev.
Comme au bon vieux temps, l'Etat patriarcal a autorité sur tout, mais n’est responsable de rien. En substance, le président a affirmé en octobre dernier sa préférence pour la discrimination ethnique, la réglementation du commerce et des prix, le protectionnisme, l'intervention publique, la politique industrielle, les subventions et, avant tout, un micro-management centralisé. Des idées comme la dérégulation, l’Etat de droit et les droits de propriété brillaient en revanche par leur absence.
Poutine s'est montré un fervent avocat de la réglementation des prix. L'été dernier, pour la première fois depuis la chute de communisme, les gens ont dû faire la queue pendant des heures pour acheter de l'alcool, et le coupable n’était autre que l’administration. L'introduction d’un nouveau timbre-taxe sur l'alcool, que l’administration a tardé à livrer, a provoqué une grave pénurie. Commentant cette calamité venue du Kremlin, Poutine a dit avec une certaine désinvolture que certains fonctionnaires s'étaient « avérés n’être pas prêts », tout en se défaussant sur les « producteurs malhonnêtes » qui en ont profité pour faire monter les prix. Et voici revenue la bonne vieille orthodoxie soviétique !
Dans la même veine, Poutine a donné la disparité des prix entre les produits agricoles et industriels comme le « problème le plus sérieux aujourd'hui ». Innocemment ou pas, il a ainsi repris l'argument bolchevik de la crise des « ciseaux » qui a mis brutalement fin, dans les années 1920, à la période heureuse de la Nouvelle Politique économique.
Pendant ce temps, les négociations russo-américaines continuent. Après l’accord survenu le 19 novembre sur l’adhésion future de la Russie à l’OMC, le ministre du Développement économique et du Commerce, German Gref, a évoqué des baisses de tarifs pour les importations de voitures, au grand dam du lobby protectionniste des industriels du secteur, emmenés par le bruyant Oleg Deripaska. Mais en réalité, alors même que le président Poutine s’était démarqué de ses prédécesseurs en revivifiant des négociations entamées en 1993, l’accord russo-américain ne préjuge en rien de l’issue des négociations.
Plusieurs études ont examiné les effets de l’adhésion à l’OMC sur l'économie russe. A moyen terme, on estime le gain potentiel à 3,3 points de PIB, et à long terme de 11 points. L'effet le plus significatif ne viendra pas de l'accès aux marchés mondiaux, mais de l’ouverture de la Russie aux investissements directs étrangers. Mais le boom des matières premières a contribué à faire passer l’adhésion à l’OMC au second plan. Le PIB de la Russie est passé de 200 milliards en 1999 à 960 milliards en 2006, une croissance due pour l’essentiel aux exportations. Avec un excédent commercial de 14 points de PIB et une balance des paiements positive de 11 points de PIB en 2005 (et sans doute plus en 2006), la Russie souffre peu des barrières aux exportations et l’utilité d’une adhésion à l’OMC est moins perceptible. Le pays exporte surtout du pétrole et du gaz, qui ne sont donc pas menacés de barrières à l’entrée. En 2004 pétrole et gaz représentaient déjà 45 % des exportations totales, et cette part s’est encore accrue avec la hausse des prix. Même si cela n’est pas forcément bon pour son économie à long terme, la Russie peut donc s’offrir le luxe de protéger ses marchés intérieurs sans craindre de rétorsions sur ses marchés extérieurs.
A la division internationale de travail, Poutine oppose donc des choix politiques en faveur de la politique industrielle, de la substitution d'importations et de subventions publiques aux industries prioritaires. Pour développer la sylviculture, il a certes suggéré l'importation d'équipements, mais aussi le développement des secteurs de fabrication de machines. Chaque industrie mentionnée par Poutine est ainsi associée à un projet national spécifique ou à un programme pour stimuler ce secteur, avec une attention marquée du gouvernement et des subventions publiques. Le président s’est félicité de la création d’un fonds d'investissements publics, bien qu’on sache parfaitement que le problème des investissements publics n’est pas leur insuffisance, mais leur inefficacité.
La seule doctrine économique soviétique qui manquait, c’est la nationalisation des moyens de production. Mais c’est que le projet est déjà bien avancé. Des entreprises publiques ou semi-publiques mal gérées ont récemment acquis des entreprises privées plutôt que de réaliser les investissements productifs nécessaires dans leurs propres structures, et les sociétés privées de leur côté ont peur d'investir, car les droits de propriété restent très mal protégés. Conséquence de la quasi-stagnation qui s’ensuit dans les secteurs du pétrole et du gaz, la production industrielle ne croît que de 4 % par an, un chiffre dont Poutine s’est d’ailleurs inquiété. Mais il n'a pas prononcé un seul mot pour rassurer les investisseurs privés.
Au contraire, Poutine a semblé déclarer que la saison de la chasse à l'entreprise privée était ouverte. Une actrice retraitée de Saint-Pétersbourg s'est plainte des conditions d’hébergement dans sa maison de retraite, qu’une grande entreprise souhaitait reprendre. Poutine a sans hésiter appelé la société en question, Sistema, pour lui demander de fournir 5 millions de dollars – « presque rien pour cette entreprise », a-t-il dit – pour résoudre la question du logement des retraités. Ce petit spectacle était conçu pour montrer le souci du président pour les personnes âgées. Mais ce qu'il a révélé était son irrespect pour le système juridique et les droits de propriété.
Poutine a également présenté au cours de cette émission une vision économique radicalement différente des premières déclarations. Sa nouvelle politique vise l'intervention publique illimitée, la micro-administration centralisée, l'investissement public, la régulation des prix, la hausse des tarifs douaniers, la taxation des exportations et la substitution des importations. Ce modèle bien connu a échoué partout dans le monde. Poutine n’est capable de tenir ce discours économiquement néfaste que grâce aux prix du pétrole et à son prédécesseur, Boris Eltsine, qui a créé une masse critique d'entreprises privées et une économie de marché.
A en juger par ses paroles, Poutine semble donc revenu à la tradition de Brejnev, qui a causé l'effondrement économique soviétique. Mais même Leonid Brejnev serait embarrassé par le nationalisme de Poutine. Le mieux que nous puissions espérer, c’est qu'il ne passera pas forcément à l’acte.
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