Que s’est-il passé à Madrid? edit

14 mai 2021

L’éclatante victoire du Parti Populaire (PP) et de la présidente Isabel Diaz Ayuso au scrutin régional de Madrid du 4 mai dernier semble avoir complètement bouleversé la donne politique en Espagne. La résurrection de la droite de gouvernement annoncerait un changement de cycle politique. Pour la première fois depuis juin 2018, le Premier ministre socialiste Pedro Sánchez est en difficulté et des questions sur l’achèvement de la législature (novembre 2023) commencent à être posées à haute voix.

Convoquées alors que l’épidémie liée au coronavirus bat son plein, ces élections et leur résultat disent à quelle vitesse et à quelles perspectives changeantes est soumise la politique espagnole. Dans notre dernière livraison ici même (Le verrou catalan), nous avions signalé combien les résultats électoraux du PP en Catalogne – 3,8%, le 14 février dernier – accentuaient la crise de la droite. Deux mois et demi plus tard, la voilà qui se rêve reconquérante et se projette avec confiance dans l’avenir. Devra-t-on, dans quelques mois, entamer une nouvelle palinodie ? La bataille politique qui s’est livrée à Madrid donne-t-elle des clefs de lecture de l’avenir ou s’agit-il d’un vote isolé, strictement régional ?

Victoire de la droite et victoire d’une leader

Quand, le 10 mars dernier, Isabel Diaz Ayuso, la jeune présidente de la Communauté Autonome de Madrid, annonce la dissolution du Parlement régional et convoque des élections pour le 4 mai, rares sont ceux qui applaudissent sa décision. Celle-ci est motivée par des raisons politiciennes. Une motion de censure est en cours d’élaboration dans la région de Murcie. Le Parti Socialiste (PSOE) entend négocier avec les centristes de Ciudadanos (C’s) qu’ils abandonnent leur soutien au PP. Le gouvernement de Murcie a été frappé par un scandale : le conseiller (ministre régional) en charge de la santé a profité de sa position pour se faire vacciner contre la Covid-19 en passant allègrement sur les conditions d’âge. Alertée, Isabel Diaz Ayuso, qui gouverne en coalition avec les centristes à Madrid, craint d’être la victime d’une manœuvre semblable. Aussi prend-elle les devants en dissolvant son parlement et en rompant avec son partenaire centriste. Il est vrai que la relation avec son vice-président Ignacio Aguado était notoirement mauvaise.

Il ne s’agissait pas là d’histoires de Clochemerle. Un enjeu national se cachait derrière ces tentatives socialistes de renversement des gouvernements conservateurs régionaux. Outre qu’il s’agissait de mordre sur le pouvoir territorial du PP et de faire apparaître sa solitude sur le plan politique, le PSOE – et entendons Pedro Sánchez – espérait dessiner l’évolution de sa stratégie politique. En offrant aux centristes des accords locaux, il les invitaient à devenir un partenaire pour achever une législature compliquée. Pedro Sánchez ne voulait pas rompre avec Podemos. Mais il souhaitait pouvoir conjurer la tension probable entre son gouvernement et les députés indépendantistes catalans[1]. La réussite d’une telle opération eût été un succès politique considérable pour Pedro Sánchez.

Mais Isabel Diaz Ayuso, avec son audace, a détruit ce plan et fragilisé d’un coup la position jusqu’ici dominante de Sánchez. D’une part, elle a sacrifié délibérément son alliance avec les centristes. D’autre part, elle a, en prenant de vitesse ses adversaires, empêcher le renouvellement de la fédération socialiste de Madrid, vrai caillou dans la chaussure de Pedro Sánchez.

Isabel Diaz Ayuso est un personnage nouveau dans la politique espagnole. Désignée par Pablo Casado en 2019 pour tenter de protéger le joyau des bastions territoriaux du PP – Madrid est gouverné par le PP depuis 1995 ! –, elle est une parfaite inconnue. Les barons du parti furent consternés de ce choix d’une spécialiste des réseaux sociaux qui avait commencé son militantisme en tenant le compte Twitter de la chienne de la présidente de la région de Madrid, Esperanza Aguirre… Et d’ailleurs les résultats furent consternants : le PP n’obtenait que 22,2% des voix contre 27,3% pour le PSOE et ne conservait le gouvernement régional que grâce à l’alliance avec les centristes (19,4%) et la bienveillance de la droite radicale de Vox (8,9%)[2]. Mais Diaz Ayuso, secondée de manière très efficace par son directeur de cabinet, Miguel Ángel Rodríguez, ancien secrétaire d’État à la Communication dans le premier gouvernement Aznar, a su mettre à profit son affrontement avec le gouvernement central dans la gestion de la pandémie pour devenir une personnalité médiatique et charismatique. Cette campagne de 2021 a achevé de la consacrer et de l’établir parmi les poids lourds de la droite espagnole.

Est-elle une « trumpiste espagnole » ? Une populiste ? La gauche l’a dit et redit pendant la campagne… en vain. En réalité, elle incarne une double réalité. La première est la marque d’identité du PP à Madrid. Depuis qu’il gouverne, le PP a fait de Madrid la vitrine de sa politique libérale. La ville a été transformée et modernisée en profondeur par ses maires (Álvarez del Manzano, Gallardón, Botella et maintenant Almeida, après quatre ans de municipalité de gauche entre 2015 et 2019). La région a été le laboratoire des politiques de privatisation et de baisse des impôts (présidences de Alberto Ruiz Gallardón et Esperanza Aguirre). C’est là sans doute que la gauche social-démocrate a été la plus contestée, enregistrant échec électoral sur échec électoral de 1995 à 2021… Isabel Diaz Ayuso a assumé cet héritage. L’inauguration, en pleine pandémie, de l’hôpital Isabel Zendal, est le marqueur de ce volontarisme. La deuxième réalité est le personnage qu’elle a créé : celui de la jeune femme sympathique, spontanée, volontaire, décomplexée… Bien installée dans ses convictions conservatrices, elle évite d’insulter non seulement les électeurs de Vox mais aussi ses dirigeants et invite, au contraire, son parti à s’allier avec eux. Femme de droite et heureuse de l’être, Isabel Diaz Ayuso est le contraire de la génération Rajoy qui évitait la politique pour ne se concentrer que sur la gestion gouvernementale. Ayuso est l’héritière politique d’Esperanza Aguirre[3].

Et qu’a réussi, ce 4 mai, Isabel Diaz Ayuso ? À faire revenir les électeurs vers le PP. Le 4 mai, avec une participation historique de 76,25% (+12 par rapport à 2019), le PP rassemble 1,6 million de voix (44,7%). Mieux même, les centristes sont laminés (130 000 voix et 3,5%, sans aucun député…). Leurs électeurs sont rentrés à la maison commune de la droite. Mieux même, elle se paye le luxe de ne pas dépendre de l’extrême droite. Avec 65 députés, elle dépasse le nombre de députés élus à gauche (58 en trois groupes parlementaires) et les 13 députés de Vox ne sont ni nécessaires ni indispensables… On ne pouvait démonstration plus éclatante que le rassemblement des électeurs sur une seule liste de droite qui assure son succès. Le message est arrivé dans toute l’Espagne. Cela explique l’euphorie du PP.

La division passe à gauche

Pedro Sánchez avait fait un calcul simple et juste. Tant que l’électorat de droite se divise sur trois offres – PP, C’s, Vox –, le PSOE est assuré de gagner toutes les élections… Mais à Madrid, ce pari s’est littéralement évaporé. Il faut dire que Pablo Iglesias a mis du sien dans cet échec spectaculaire des gauches espagnoles. Le leader de Podemos et vice-président du gouvernement de coalition a choisi de se lancer dans la campagne de Madrid. Démissionnant avec fracas du gouvernement, il entend remobiliser la gauche et surtout redonner à Podemos une position plus solide pour peser sur les arbitrages gouvernementaux. Voilà donc Iglesias dénonçant, en Isabel Diaz Ayuso, la droite la plus dangereuse d’Espagne. Il y va de la lutte contre le fascisme… et avec le romantisme historique qui caractérise la manière de faire d’Iglesias, une nouvelle bataille de Madrid s’engageait. Ayuso releva le défi et proposa l’alternative « communisme ou liberté ». Ce faisant, et en simplifiant à l’extrême le débat politique, elle piégea Iglesias qui voyait son thème de campagne se limiter à la dénonciation d’un danger fasciste, largement fantasmé.

Pablo Iglesias commit une deuxième faute : il avait sous-estimé l’implantation du parti Mas Madrid fondé par son ancien complice, Iñigo Errejón, lorsque celui-ci, battu au sein de Podemos, choisit la sécession. Or, Mas Madrid qui avait en 2019 obtenu un meilleur score que Podemos (14,7% contre 5,6%), disposait en Monica García d’une excellente candidate, médecin urgentiste ! Quelle meilleur tête de liste pour mener une campagne après un an d’une épidémie brutale qui a endeuillé nombre de familles madrilènes ! Et en effet, les électeurs à gauche ont récompensé une campagne de proximité. Mas Madrid est devenu, le 4 mai, le premier parti de gauche de la région (614 000 voix contre 610 000 pour le PSOE et 261 000 pour Podemos). Pablo Iglesias en a tiré une conclusion immédiate en se retirant de la vie politique. Et si on peut légitimement se demander s’il traversera le désert ou plutôt le bac à sable, toujours est-il qu’il est momentanément sorti du jeu électoral.

La gauche reste certes minoritaire à Madrid (autour de 40% des voix) mais elle a surtout étalé au grand jour ses divisions. Le PSOE, emmené par Ángel Gabilondo, un universitaire engagé en politique depuis trois législatures, n’a pas réussi à dépasser ses divisions internes. Gabilondo représentait le pari de la modération et de la raison. En 2015, il échoua à battre le PP. En 2019, il virait en tête mais restait dans l’opposition. En 2021, il aspirait à être nommé Défenseur des Droits… Faire campagne avec un candidat aussi peu motivé fut difficile pour les socialistes. En outre, la liste fut complètement montée par les bureaux du Président du gouvernement, avec son conseiller omnipotent, Iván Redondo. Les socialistes de Madrid ont payé assez cher une mauvaise humeur de l’électorat à l’égard du gouvernement.

Le 4 mai, tel un boomerang, l’arme de la division s’est retournée contre Pedro Sánchez et la droite semblait, enfin, caresser l’espoir de se regrouper autour du PP. C’est ce changement de perspectives et d’ambiances qui donne au scrutin sa signification politique nationale.

Un chemin semé d’embûches

Le PP est-il sorti de la crise identitaire, politique et électorale dans laquelle il était entré depuis 2015 et qui s’était approfondie avec la perte du gouvernement en juin 2018 ? Le spectre de la division entre trois droites – libérale, conservatrice et radicale – est-il vaincu ?

Les populaires se réjouissent que les centristes de C’s aient accumulé depuis avril 2019 des fautes politiques d’une telle ampleur qui ont conduit à la dissipation du rêve qu’ils ont brièvement incarné. En avril 2019, avec 57 députés au Cortés, C’s aurait pu devenir le partenaire du PSOE et garantir à l’Espagne un gouvernement centriste, européen et stable. Son leader d’alors, Albert Rivera, pris d’une hybris aussi dangereuse qu’incompréhensible, préféra une tactique d’opposition dans l’espoir de devenir le renouveau de la droite. En novembre 2019, les centristes perdaient 47 députés et Rivera se retirait de la vie politique, laissant le PSOE faire alliance avec la gauche radicale et bénéficier de la bienveillance intéressée des indépendantistes catalans et basques (Bildu). Un bilan si calamiteux que C’s ne s’est jamais remis de cette situation[4]. La droite libérale n’a pas d’autre maison que le PP.

Mais il reste à reconquérir l’électorat de Vox qui se consolide. Cette droite radicale et radicalisée n’a, à l’heure actuelle, pas vocation à disparaître aisément. Au niveau national, Vox est crédité de 14 à 16% des voix et, en aucun cas, le PP ne peut envisager de gouverner sans le soutien de Vox. À l’évidence, le problème politique de ce soutien nécessaire demeure posé. On le connaît en Espagne sous le nom de « photo de Colomb » (en février 2019, une manifestation anti-indépendantiste à Madrid vit le PP, C’s et Vox partager une même tribune sur la place Christophe Colomb). La gauche saura s’en servir pour mobiliser ses troupes lors d’un scrutin national.

Et puis, pour le PP, demeurent deux faiblesses et une difficulté. Les deux faiblesses sont le Pays basque et la Catalogne. Dans ces régions, le PP est résiduel. Si le PP gagnait les prochaines élections générales, ce serait partout sauf dans ces deux communautés. La droite aurait dû comprendre qu’il fallait faire de C’s (né en Catalogne) l’équivalent catalan de la CSU et du PP la CDU espagnole… Mais le cannibalisme des partis a empêché ce qui eût été un formidable levier de modernisation de la vie politique catalane et espagnole ! La difficulté, c’est qu’une victoire du PP provoquerait en retour une unité des indépendantistes catalans et donc un retour en force des tensions.

Actuellement, les indépendantistes catalans se déchirent (la répétition du scrutin du 14 février sera inévitable si le 26 mai prochain, le parlement régional n’investit pas un président). Minés par leurs suspicions réciproques et enfermés dans l’illusion qui les berce depuis 2016, ils sont incapables de faire de la politique utile. Mais que la droite revienne au pouvoir, et on les verra s’unir contre le danger centralisateur qu’ils imaginent associé au PP.

Pedro Sánchez, affaibli par ce scrutin madrilène, pourra-t-il se sortir de ce mauvais pas ou va-t-il entrer dans une phase de déclin irrémédiable ? Comme tous les gouvernements en place, il doit assumer le prix de la gestion de la pandémie. Comme les autres, il parie sur le redressement des mois à venir pour faire oublier les mois d’inquiétude et les critiques. À l’évidence, le pari doit être risqué car aucune autre issue n’est possible.

Mais le scrutin de Madrid offre deux autres leçons qui, au-delà de l’Espagne, valent pour l’Europe, à commencer peut-être par la France. La première est que la volatilité de l’électorat est extrême. Les électeurs ne sont ni fidèles, ni constants. Ils votent avec leurs tripes. Leur vote est tout autant un vote de colère que d’adhésion. Sa cristallisation est donc extrêmement difficile à cerner. Et à cela s’ajoute un cercle vicieux : les spécialistes de communication savent que l’électeur n’a pas de mémoire et ils jouent sur le court terme, alimentant ainsi une volatilité qui peut, à tout moment, en fonction de n’importe quel événement, se retourner contre les partis que ces communicants prétendent servir. La seconde est que dans les crises politiques qui ont recomposé les électorats et les structures politiques, l’avantage ne va pas aux formations nouvelles. Albert Rivera et C’s sont voués aux poubelles de l’histoire. Pablo Iglesias a dû se sacrifier pour sauver Podemos. Les deux étoiles de la rénovation politique, qui tous deux, en avril 2019 pour le premier et en décembre 2015 pour le second, avaient cru le leadership de la droite et de la gauche à leur portée, sont aujourd’hui éteintes. Et ce sont les vieux dinosaures, le PSOE et le PP, deux organisations perclues de corruption et lestées d’une histoire pas toujours glorieuse, qui demeurent les plaques tectoniques de la vie politique espagnole. D’autres pays ont connu des recompositions électorales spectaculaires (l’Italie avec le mouvement 5 étoiles et la Ligue de Salvini, la France d’Emmanuel Macron…). L’Espagne, je crois, n’a pas vocation à être un cas particulier et nous indique des tendances partagées de la vie électorale européenne.

 

[1] Les 13 députés de Esquerra Republicana de Cataluña sont parfois indispensables dans certains scrutins aux Cortés. Obtenir le soutien de 10 voix centristes permettrait à Pedro Sánchez de ne pas être menacé de passer sous les fourches caudines des indépendantistes catalans dont les divisions intestines les condamnent à des surenchères inquiétantes.

[2] En 2015, le PP avait sensiblement reculé en n’obtenant que 33,4% des voix contre 51,7% en 2011).

[3] Première femme présidente de région, Esperanza Aguirre représente l’aile libérale du PP. En conflit ouvert avec Mariano Rajoy en 2008, elle ne lui contesta cependant pas la présidence du parti mais elle se considérait comme un « électron libre » et ne ménageait pas ses critiques.

[4] L’année 2019 a été marquée par quatre scrutins : les élections générales d’avril, les élections municipales et régionales de mai, la répétition des élections générales en novembre. Les élections autonomes de mai 2019 avaient donné aux centristes de bons résultats. C’est sur la base de ces sortants qu’est actuellement mesuré l’effondrement de C’s.