Ukraine: les conditions de la paix edit

1 octobre 2024

La volonté de Moscou d’imposer à l’Ukraine la reconnaissance des «nouvelles réalités territoriales» et de maintenir le pays sous tutelle, la détermination de Kiev d’obtenir de solides «garanties de sécurité» constituent les principales pierres d’achoppement à une paix négociée.

Quelques jours après le début de l’invasion de l’Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, des discussions s’engagent entre des délégations russes et ukrainiennes, lesquelles se poursuivent pendant deux mois, d’abord en Biélorussie, puis en Turquie, et donnent lieu à des échanges de textes. Depuis, le Kremlin n’a cessé de prétendre que ces pourparlers auraient pu mettre rapidement un terme au conflit, accusant l’Occident, et plus particulièrement l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson, d’avoir fait pression sur Kiev.

Les discussions de 2022

Le dernier projet d’accord, daté du 15 avril 2022 et intitulé « Traité sur la neutralité permanente et les garanties de sécurité », a été dévoilé au printemps dernier par le New York Times[1]. Dans un article publié par la revue Foreign Affairs, Samuel Charap et Sergey Radchenko s’efforcent de retracer la genèse de ces négociations. Ils analysent de manière détaillée les positions russes et ukrainiennes en interrogeant plusieurs des acteurs concernés[2]. Lors de la première réunion, le 28 février 2022, indiquent-ils, la délégation russe a présenté des conditions qui signifient en fait la « capitulation » de l’Ukraine. Conséquence des revers initiaux subis par l’armée russe, la délégation conduite par Vladimir Medinski assouplit ensuite sa position. En mars, un premier projet d’accord est échangé. Fin mars, le « Communiqué d’Istanbul » est publié, qui esquisse en dix points les contours d’un compromis[3]. Les négociations se poursuivent, y compris après le retrait des forces russes des environs de Kiev, présenté comme un geste de bonne volonté et une « mesure de confiance », mais qui révèle, début avril, les atrocités commises par les forces russes à Boutcha et à d’Irpin. Les pourparlers aboutissent au document du 15 avril qui, est-il précisé dans le texte, est transmis au président russe.

Le projet de traité comporte 18 articles et 6 annexes. Plusieurs points de désaccord n’ont pas été surmontés, qui sont signalés dans le texte[4]. Le premier article, l’un des plus détaillés, est consacré aux garanties de sécurité. Dès la mi-mars 2022, le président Zelenski demande aux grandes puissances des « garanties de sécurité efficaces », qui ne soient pas la répétition de celles figurant dans le Mémorandum de Budapest (1994) lequel, faut-il le rappeler, ne prévoyait que des « consultations » au Conseil de sécurité de l’ONU en cas d’agression de l’Ukraine (art. 4). Dans le projet d’accord, l’Ukraine s’engage à maintenir une « neutralité permanente » et à ne pas autoriser le déploiement sur son territoire de forces armées, de bases et de missiles étrangers. L’appartenance à l’UE de l’Ukraine est en revanche jugée compatible avec le statut de neutralité (art. 3). Mais Moscou veut introduire dans le texte (art. 5) une disposition, refusée par Kiev, qui subordonnerait « l’assistance militaire » à l’Ukraine en cas d’agression à une « décision agréée par tous les États-garants » (les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU), y compris donc par la Russie elle-même. La délégation ukrainienne tente quant à elle, sans succès, de préciser les modalités de cette « assistance militaire » – fourniture d’armements, zone d’interdiction aérienne (« no fly zone »), emploi de la force armée – sans que, sur ce point, la position des États cités comme garants, au premier rang desquels les États-Unis, soit clarifiée. Cette « assistance militaire » irait en effet au-delà des engagements souscrits entre les États-membres de l’OTAN au titre de l’article 5 du traité de Washington. Le texte exclut du bénéfice des garanties de sécurité la Crimée et les autres régions annexées par la Russie (art. 8 et 9). Un autre désaccord concerne les effectifs de l’armée ukrainienne, que Moscou entend réduire à moins de 100 000 hommes.

L’enjeu territorial est peu abordé. Le communiqué d’Istanbul fait état du souhait des deux parties de « régler les questions relatives à la Crimée et à Sébastopol dans le cadre de négociations bilatérales, l’Ukraine et la Russie s’engageant à ne pas résoudre ces questions par des moyens militaires et à poursuivre les efforts diplomatiques », déclaration qui laisse entendre que, contrairement à la position constamment défendue par le Kremlin depuis 2014, le statut de la Crimée pourrait être débattu. Toutefois cette annonce ne trouve pas de traduction dans le projet de traité.

La délégation russe tente en revanche d’insérer dans le texte quatre articles (6, 7, 12 et 13) pour obtenir que l’Ukraine ne reconnaisse pas la juridiction de la Cour pénale internationale, qu’elle accorde au russe un statut officiel de « langue d’État » équivalent à l’ukrainien dans toutes les institutions et administrations du pays. Les autorités ukrainiennes doivent également s’engager à interdire la propagande et les organisations jugées racistes, celles qualifiées de « fascistes, nazies, néo-nazies » ou qui véhiculent un « nationalisme agressif ». Elles doivent aussi abolir les lois qui, selon la Russie, s’apparentent à une « glorification du nazisme ». De l’avis de Samuel Charap et de Sergey Radchenko, les raisons de l’échec des négociations sont multiples : demandes reconventionnelles russes difficilement acceptables par Kiev (en premier lieu, le fait que l’assistance fournie par les « garants » à une Ukraine menacée soit conditionnée à un accord de Moscou), regain de confiance des dirigeants ukrainiens qui ont résisté à l’assaut russe et bénéficient d’une aide militaire occidentale croissante, forte émotion causée en Ukraine et dans le monde par les massacres de Boutcha et d’Irpin, réticences des États-Unis et des Occidentaux à s’engager juridiquement à défendre, par les armes si nécessaire, l’Ukraine et aussi excès d’ambition des protagonistes d’un conflit ancien et complexe, déjà incapables de négocier un simple cessez-le-feu.  

L’examen des dix propositions remises fin mars 2022 à Istanbul par les négociateurs ukrainiens à leurs homologues russes, qui elles aussi ont été publiées, confirme l’importance, cruciale pour Kiev, de la question des garanties de sécurité[5]. Ce document définit l’Ukraine comme « un État neutre, s’engageant à rester non-aligné et à s’abstenir de développer des armes nucléaires en échange de garanties juridiques internationales ». Il contient les amendements ukrainiens au projet de traité : mécanisme de « consultations » (la décision de fournir une assistance à l’Ukraine en cas de menace à sa sécurité revient à « chaque État garant ») et formes de cette assistance (« no fly zone », livraisons d’armes, intervention armée). La tenue d’un sommet entre les deux présidents russe et ukrainien est mentionnée afin de signer le traité « et/ou de régler les questions pendantes ». Quelques mois plus tard, en septembre 2022, dans un message à l’Assemblée générale des Nations Unies, puis en novembre lors du sommet du G 20 de Bali, le président Zelinsky présente sa « formule de paix » dans un « plan en dix points »[6]. La Russie doit « réaffirmer l’intégrité territoriale de l’Ukraine », « retirer toutes ses troupes et formations armées » de son territoire, afin que soit rétabli le contrôle « sur toutes les sections de la frontière de notre État avec la Russie ». Volodymyr Zelinsky appelle aussi la communauté internationale à « approuver l’établissement d’un Tribunal spécial concernant le crime d’agression de la Russie contre l’Ukraine et la création d’un mécanisme international pour compenser tous les dommages causés par cette guerre ». Il précise que l’Ukraine « n’est membre d’aucune alliance » et appelle à la convocation d’une « conférence internationale pour cimenter les éléments clés de l’architecture de sécurité d’après-guerre dans l’espace euro-atlantique, y compris les garanties pour l’Ukraine ».

Les conditions de la paix ne sont clairement pas réunies aujourd’hui

À la veille de la « conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine », qui réunit les 15 et 16 juin 2024 à Bürgenstock (Suisse) de nombreuses délégations, en l’absence de la Russie, Vladimir Poutine s’exprime longuement sur la guerre en Ukraine lors d’une rencontre avec les cadres du ministère russe des Affaires étrangères (MID)[7].

Il revient sur le projet de traité négocié à Istanbul, qu’il qualifie de « compromis, conforme dans ses grandes lignes à nos exigences fondamentales », et rend à nouveau les Occidentaux responsables de l’échec des négociations après « l’infâme provocation de Boutcha », attribuée à Kiev. Ceux-ci veulent en effet « la défaite stratégique de la Russie sur le champ de bataille ».

Pour le président russe, Kiev doit accepter « les nouvelles réalités territoriales », dès lors que les populations des quatre régions du Donbass ont exprimé par référendum leur volonté de faire partie de la Russie, « le dossier est clos pour toujours et ne peut plus faire l’objet de discussions ». Un cessez-le-feu et de nouvelles négociations supposent un « retrait complet des troupes ukrainiennes » – hors des « frontières administratives » des quatre régions annexées par la Russie, prend-il soin de préciser – ainsi que la renonciation de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN, l’octroi d’un statut « d’État neutre, non aligné et non nucléaire », et sa « démilitarisation et sa dénazification ». En outre, « les droits, libertés et intérêts des citoyens russophones d’Ukraine doivent être pleinement garantis » et, « naturellement », toutes les sanctions occidentales à l’encontre de la Russie doivent être levées.

Vladimir Poutine met une nouvelle fois en cause la légitimité de Volodymyr Zelensky dont le mandat a expiré : « comme en 2014 [la fuite du président Ianukovytch, qualifiée de « coup d’État »], le pouvoir exécutif est usurpé, nous avons affaire en réalité à un gouvernement illégitime ». S’agissant de la conférence de Bürgenstock, le président russe y voit « une nouvelle manœuvre pour détourner l’attention, déformer les causes réelles de la crise ukrainienne, mal orienter la discussion et réaffirmer la légitimité de l’actuel exécutif ukrainien ». Pour le président ukrainien, ce discours du président russe s’apparente à un « ultimatum ».

Les conditions de la paix ne sont clairement pas réunies aujourd’hui. Une première difficulté tient à la situation politique en Russie. Le régime de Vladimir Poutine a fait de l’Occident la figure de l’ennemi, qui justifie l’autoritarisme, la lutte contre l’influence occidentale, ainsi que la mobilisation de la population et de l’économie. Le parti de la guerre a considérablement renforcé ses positions. « Tant que Poutine sera au Kremlin, la guerre ne prendra pas fin, elle ne fera que s’étendre », assurait, un an après le début de l’invasion russe, le sociologue Grigori Ioudine[8]. L’enjeu territorial constitue un autre obstacle majeur, en raison de l’annexion, des quatre régions (partiellement) occupées du Donbass et de la Crimée, et de l’introduction dans la constitution russe, en 2020, d’un amendement qui interdit les actions « visant à aliéner une partie du territoire de la Fédération de Russie, ainsi que les appels à de telles actions » (art. 67.2-1). L’ambition qui anime Vladimir Poutine depuis son arrivée au Kremlin d’être à l’instar de Pierre le Grand un « rassembleur des terres russes » ajoute aux difficultés d’un compromis, d’autant que le Kremlin se montre aussi inflexible sur la question des garanties de sécurité, nécessaires à une Ukraine, instruite par l’expérience fâcheuse du mémorandum de Budapest et des accords de Minsk.

Moscou entend imposer à Kiev un statut de neutralité et limiter ses capacités de défense, tandis que les Occidentaux sont réticents à lui apporter des garanties solides de sécurité ou à lui offrir une perspective concrète d’adhésion à l’OTAN (les derniers sommets de l’Alliance à Vilnius et à Washington ne comportent aucun engagement précis). Dans ces conditions, une solution rappelant celle mise en oeuvre pour la RFA en 1955 (adhésion à l’OTAN en contrepartie de l’engagement à ne pas tenter une réunification par la force, mais avec l’espoir que celle-ci pourrait intervenir pacifiquement, ce qui s’est réalisé) paraît difficilement envisageable.

L’insistance du président Poutine sur la question de la « dénazification » et les garanties exigées concernant les « droits, libertés et intérêts » de la communauté russophone d’Ukraine témoignent aussi de sa volonté intacte de restreindre la souveraineté de l’Ukraine et de placer cette dernière sous tutelle.

L’hypothèse de l’ouverture de négociations est cependant évoquée de plus en plus fréquemment. En effet, la stratégie russe consistant à détruire systématiquement les infrastructures énergétiques ukrainiennes avant l’hiver pour briser le moral de la population, les incertitudes politiques aux États-Unis et en Allemagne – les deux principaux fournisseurs d’armements à l’Ukraine – une certaine lassitude des opinions occidentales, la possibilité d’un conflit majeur au Proche-Orient expliquent sans doute la présentation par le président Zelensky de son « plan de la Victoire » afin que l’Ukraine aborde dans la meilleure position possible d’hypothétiques négociations avec la Russie. De cette négociation possible, nous parlerons dans le deuxième volet de cet article.

[1] Anton Troianovski, Adam Entous et Michael Schwirtz, « Ukraine-Russia Peace Is as Elusive as Ever. But in 2022 They Were Talking », New York Times, 15 avril 2024.

[2] Samuel Charap et Sergey Radchenko, « The Talks That Could Have Ended the War in Ukraine », Foreign Affairs, 16 avril 2024.

[3] Communique following consultations on March 28-30, 2022, f5aff231-full.pdf (nyt.com)

[4] La version russe du texte (« Договор о постоянном нейтралитете и гарантиях безопасности Украины ») dans laquelle sont consignés les amendements russes et ukrainiens est disponible à partir du lien suivant :  07ec81ce-full.pdf (nyt.com).

[5] « Ukraine’s 10-point plan », Faridaily, 29 mars 2022.

[6] « Ukraine’s Peace Formula Philosophy », president.gov.ua.

[7] President of Russia Vladimir Putin’s speech at the meeting with senior staff of the Russian Foreign Ministry, Moscow, June 14, 2024.

[8] « Russia ends nowhere, they say », Sociologist Grigory Yudin discusses a year of war and what comes next, Meduza, 25 février 2023.