Ukraine: vaincre ou négocier, un faux dilemme edit
Depuis que l’offensive ukrainienne de l’été s’est enlisée, deux thèmes majeurs dominent le débat sur la guerre en Ukraine : « l’Ukraine ne peut pas gagner » et « puisqu’il en est ainsi, elle doit négocier ». Sous l’apparence du bon sens, ces deux propositions sont fallacieuses. Elles servent les Russes, qui les entretiennent soigneusement, et elles sont erronées sur le plan stratégique. Il faut, pour s’en convaincre, revenir aux données fondamentales de la guerre d’Ukraine.
Pour l’Ukraine, ne pas perdre c’est gagner
L’Ukraine, victime d’une attaque ignominieuse à laquelle elle a refusé de croire jusqu’à son déclenchement, mène une guerre défensive. Elle l’a menée avec succès. À la surprise de tous, elle a dénié aux Russes la victoire facile qu’ils escomptaient et les a empêchés d’atteindre leur objectif initial : la prise de Kiev et l’installation d’un gouvernement ukrainien pro-russe.
Poutine semblait avoir pris acte de son échec en proclamant l’annexion des régions de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson le 5 octobre 2022 : il s’agit en effet d’un objectif moindre que celui qu’il recherchait à l’origine, l’annexion de ces quatre régions pouvant laisser subsister sur les quatre cinquièmes restants du territoire ukrainien un gouvernement indépendant.
Il faut néanmoins observer que, de cet objectif territorial réduit, les forces russes sont encore très éloignées, seule la région de Louhansk étant à peu près intégralement sous leur contrôle, alors que la ligne de front traverse les trois autres. Par rapport aux objectifs réduits qu’il a affichés, Poutine ne pourrait déclarer victoire qu’au terme d’une offensive qui lui permettrait de contrôler ces trois régions ; on en est loin.
Cela n’empêche pas le président russe de formuler des revendications territoriales qui vont bien au-delà de ces quatre régions (on y reviendra plus loin). En outre, il continue sans relâche, y compris dans ses discours de décembre 2023, d’afficher l’objectif d’une Ukraine « dénazifiée, démilitarisée et neutralisée » ; au total, il n’a pas renoncé à ses buts de guerre initiaux : le contrôle politique et militaire de la totalité de l’Ukraine.
Ainsi, depuis le début de la guerre, l’Ukraine dénie à la Russie la réalisation de ses objectifs, même revus à la baisse : or, c’est ce qui s’appelle gagner dès lors qu’on se trouve dans une position défensive. La défense est une forme de guerre supérieure à l’attaque, disait Clausewitz, car l’attaquant s’oblige à vaincre l’adversaire. Le défenseur, lui, peut se contenter de l’en empêcher, ce qui est beaucoup moins exigeant. C’est ce qu’a réussi à faire l’Ukraine, contre toute attente, et cela continue à ce jour.
Une contre-offensive ukrainienne chargée d’attentes excessives et controversée
La proposition selon laquelle l’Ukraine devait, pour gagner, vaincre les forces russes était imprudente et exagérément optimiste. Elle est née au lendemain de la double contre-offensive de l’été 2022 qui a permis aux Ukrainiens de reprendre, au sud, Kherson et de dégager, au nord, Kharkov en reprenant en deux semaines 12 000 km2 à des forces russes par endroits en quasi-déroute. Cette offensive au nord, achevée en septembre 2022, quelques jours avant « l’annexion » russe du 2 octobre, soulignait l’aveu d’échec qu’a représenté celle-ci ; cependant, elle a été interprétée de façon exagérément optimiste à l’Ouest et en Ukraine même, comme signifiant que les Ukrainiens pourraient remporter une victoire décisive sur des forces russes qui s’étaient montrées mal encadrées, mal équipées et démotivées.
Cet espoir s’est traduit à l’été 2023 par une offensive ukrainienne chargée d’attentes excessives qui ont été déçues. Beaucoup de facteurs y ont contribué : des axes d’attaque trop nombreux, un matériel occidental disparate où manquaient les moyens de franchissement et de déminage, l’absence de maîtrise du ciel, face à un système défensif russe organisé en profondeur à partir de la mi-2022 – champs de mines notamment – appuyé par des drones et des moyens de guerre électronique efficaces.
Cette offensive a fait l’objet de débats, entre les Ukrainiens et les Américains qui, semble-t-il, les encourageaient à concentrer leurs moyens vers la région côtière entre la Crimée et le Donbass, la principale qui restât à la Russie de celles conquises lors de son offensive initiale de 2022, essentielle par la continuité terrestre qu’elle établit entre la Russie et la Crimée.
La stratégie offensive choisie a également fait l’objet de débats en Ukraine même, entre le président Volodymyr Zelensky, qui était favorable à sa poursuite, comme il l’avait été à la coûteuse résistance à outrance des forces ukrainiennes à Bakhmout, et la direction de l’armée, qui a cherché à tirer les conséquences de son échec. (Ce débat a été exposé au grand jour dans un entretien du général Valeri Zaloujny à l’hebdomadaire britannique The Economist le 1er novembre 2023, sur lequel nous reviendrons). Le résultat fut un moyen terme, une offensive réduite à tester la résistance russe sur plusieurs points et à progresser là où c’était possible (comme à Robotyne), sans prendre le risque de renouveler une grande offensive. Les résultats n’ont été à la hauteur ni des espérances ni des pertes ukrainiennes, mais celles-ci ont été contenues passé l’échec initial. En revanche l’Ukraine a consommé beaucoup de munitions d’artillerie, ce qui explique la relative pénurie où elle se trouve aujourd’hui.
À la fin de l’offensive ukrainienne, les Russes ont repris leurs attaques contre la ville d’Avdiivka, sans plus de succès que leurs adversaires. Leur supériorité retrouvée ne leur donne pas la marge qui leur permettrait une offensive décisive.
Une guerre terrestre dont les données tactiques favorisent la défense sur l’attaque
À présent, les forces ukrainiennes adoptent de plus en plus nettement une posture défensive, à l’image de ce qu’avaient fait les Russes après leurs revers de l’été 2022 : ils posent des champs de mines, fortifient et étagent leurs lignes, et acceptent même de céder localement du terrain pour limiter leurs pertes.
On peut penser que c’est là un choix judicieux dans les conditions tactiques actuelles de la guerre, qui favorisent la défense sur l’attaque : l’artillerie de campagne, les barbelés et les mitrailleuses avaient condamné les belligérants à mener une guerre de position dans le premier conflit mondial. Aujourd’hui, les drones et la guerre électronique ont le même effet : ils rendent le champ de bataille transparent, empêchent la concentration des forces et des feux et rendent immédiatement vulnérable toute force repérée, en réduisant à quelques minutes le délai entre l’identification d’un objectif et son engagement.
Le général Zaloujny, analysant cette situation dans l’interview précité de The Economist, en tirait la conclusion non pas que l’Ukraine devait renoncer pour toujours à la guerre de mouvement, mais qu’elle ne pourrait la reprendre que si cinq conditions étaient d’abord remplies : « Une analyse de la situation dans laquelle se trouvent actuellement les forces armées d’Ukraine et les autres composantes de la défense nationale montre que pour s’extirper de cette forme de guerre de position, il est nécessaire de : s’emparer de la supériorité aérienne, créer de profondes brèches dans les barrières de mines, augmenter l’efficacité de notre contrebatterie, créer et entraîner les réserves nécessaires, bâtir une plus grande capacité de guerre électronique (EW). »
C’est dire que le chef d’état-major ukrainien assume que pour un temps significatif – car ces préconditions prendront des mois, peut-être plus – l’Ukraine devra adopter une posture défensive et se résigner à une guerre de position. Mais même dans ces conditions, l’armée ukrainienne doit se renforcer et organiser la relève des soldats engagés depuis deux ans. Zaloujny a indiqué vouloir procéder à l’appel de 500 000 hommes, ce que Zelensky a refusé. Ce désaccord, qui s’ajoute à la rivalité publique entre les deux hommes pourrait entraîner la révocation du général Zaloujny, qui vient d’être annoncée à l’heure où nous écrivons.
Le temps joue-t-il vraiment pour les Russes ?
Dans la même interview, le général Zaloujny n’ignorait pas le risque de cette posture : condamner l’Ukraine à une guerre d’usure où les ressources supérieures des Russes en hommes et en matériels joueraient en leur faveur. C’est l’idée qui domine les analyses de la guerre, à un moment où la mobilisation industrielle intérieure et les importations en provenance de la Corée du nord et de l’Iran donnent des ressources supplémentaires aux Russes, alors que l’aide américaine est bloquée par les débats au Congrès et que l’Europe reste encore éloignée des objectifs qu’elle s’était assignés en matière d’aide militaire à l’Ukraine.
Tout cela est exact, mais pas forcément durable : la production ukrainienne d’armes – en particulier de drones – est en forte croissance ; le blocage au Congrès – qui résulte du lien fait par les Républicains entre l’aide à Kiev et le durcissement du contrôle de la frontière mexicaine – est sérieux, car aggravé par Trump qui ne veut pas d’un accord, quel qu’il soit, avec les Démocrates sur l’immigration, mais d’autres procédures pourraient permettre de contourner cet obstacle ; enfin, les Européens, qui viennent de surmonter le blocage hongrois sur 50 milliards d’euros d’aide (civile) à l’Ukraine, peuvent encore accroître leur soutien militaire, la France en particulier, dont la place de quinzième pays contributeur en aide militaire, derrière les pays baltes en valeur absolue, est une anomalie et une faute politique, espérons-le temporaire.
Mais, surtout, il faut se mettre du point de vue des Russes et de Vladimir Poutine pour se demander si la prolongation de la guerre sert autant leurs intérêts qu’on le dit généralement. Ce n’est pas si sûr : l’impasse technique qui empêche une offensive décisive joue aux dépens des deux côtés ; la résistance de l’Ukraine dément chaque jour la propagande poutinienne, pour laquelle elle est « un pays qui n’existe pas » (il l’a encore redit le 19 décembre dernier) ; et chaque jour se conforte cette aberration historique pour les Russes, une identité nationale ukrainienne consolidée dans la haine de la Russie. Si muselée qu’elle soit, l’opinion russe existe, et finira par s’interroger sur ce résultat monstrueux et sur l’impasse où se retrouve la Russie dans cette guerre.
Sur le plan des ressources humaines, la Russie éprouve aussi des problèmes de recrutement : les criminels engagés dans les forces armées russes sont aujourd’hui morts ou remis en liberté ; la pratique consistant à recruter dans les bas-fonds et aux marges de la société russe en épargnant son cœur urbain touche peut-être à ses limites, avec les récentes émeutes en Bachkirie ; les contractuels bien rémunérés engagés pour suppléer la mobilisation générale que Poutine n’a pas osé proclamer, que sait-on de leurs motivations et de leur ardeur au combat ? Leur nombre semble en tout cas insuffisant, puisqu’un décret présidentiel signé en décembre ordonne d’augmenter les effectifs de l’armée de 15% (soit 170 000 hommes). Bien qu’il se défende d’avoir besoin d’une nouvelle mobilisation, Poutine se voit ainsi amené à augmenter les effectifs tirés de la conscription, ce qui risque de provoquer mécontentement dans les classes urbaines du pays et nouveaux départs du pays de ses hommes jeunes.
Les reportages au front font état de la fatigue et du manque de ressource des forces ukrainiennes ; c’était la même chose chez les Russes il y a six mois ; et si l’on retournait les interroger aujourd’hui, leur trouverait-on des sentiments différents ?
Poutine a voulu cette guerre : il est comptable devant les Russes de ses résultats, et il n’est pas sûr qu’il puisse indéfiniment déguiser aux Russes le bilan, au fond lamentable, de cette aventure. Le temps ne joue pas tant que cela pour lui.
Trouver une stratégie défensive économe des forces ukrainiennes sans ménager les Russes
Les Ukrainiens, tout en se résignant à la défensive, veulent continuer à répondre à l’agression russe, et ils le font en intensifiant leurs frappes dans la profondeur, principalement en Crimée et sur le territoire russe proprement dit. Ce sont deux priorités auxquelles Poutine est sensible, qui ne manque pas de qualifier de « terroristes » ces attaques, pourtant de même nature que celles qu’il fait subir quotidiennement aux villes ukrainiennes, tout en étant, pour ce qu’on peut en savoir, plus économes en dommages collatéraux et en vies civiles que les frappes russes.
Les Ukrainiens ont déjà réussi à éliminer pratiquement les opérations conduites à partir de Sébastopol par la marine russe, à présent repliée à Novorossisk, et à restaurer la circulation maritime à partir d’Odessa. S’ils parviennent à affaiblir les arrières russes en Crimée, à y rendre précaire la vie économique et les activités civiles, ils menaceront un symbole essentiel du pouvoir russe, en remettant en cause la victoire facile de 2014 dont Poutine a fait un objet de propagande et un succès personnel. Quant aux attaques en profondeur en Russie proprement dite, autre axe d’effort de l’Ukraine, elles enragent Poutine, car elles sont la marque, visible pour tous en Russie, de son échec à protéger sa population et son territoire.
Les attaques sur ces deux axes prioritaires ne suffiront pas à faire plier Poutine. Elles réussiront peut-être à l’impatienter et, qui sait, à lui faire faire le choix d’une grande offensive décisive pour mettre fin au conflit à son avantage. Il ne faut bien sûr jurer de rien, mais dans cette guerre où toutes les actions offensives ont échoué, les Ukrainiens pourraient trouver là l’occasion d’infliger aux Russes un revers important, voire décisif.
Le choix de négocier revient aux Russes, pas aux Ukrainiens
Alors que la perspective d’un succès des Ukrainiens s’est éloignée, et que de nombreux facteurs laissent prévoir une année 2024 difficile pour eux, beaucoup à l’Ouest suggèrent qu’une solution militaire est impossible et qu’il leur faut négocier. Sans surprise, tel a été le cas de Victor Orban, et de nombreux sympathisants ouverts de la Russie. Nicolas Sarkozy l’avait dit en août dernier.
D’autres, non suspects de complaisance pour la cause russe, sont arrivés aux mêmes conclusions. Henry Kissinger avait, dès le début 2022, estimé inévitables des concessions territoriales ukrainiennes pour parvenir à la paix, et le général Mark Milley, chef d’état-major américain, avait publiquement déclaré, à l’automne 2022 après l’échec des Russes qui venaient d’évacuer Kherson, qu’il n’y aurait pas de solution militaire à ce conflit, que la chance de l’Ukraine d’infliger une défaite décisive à la Russie était proche de zéro et que l’Ukraine pourrait profiter des récents revers russes pour tenter de négocier en position de force. La Suisse, en fin d’année 2023, s’est offerte à organiser une rencontre russo-ukrainienne.
Un article récent du New York Times[1], puisé aux sources russes proche du pouvoir russe, signale que Poutine serait à présent las de la guerre et prêt à négocier sur la base des lignes de front actuelles. Outre que les sources américaines les plus autorisées ont démenti cette information, le problème est qu’elle n’est pas cohérente avec les dernières déclarations du président russe, notamment le traditionnel « bilan de l’année » qu’il a délivré le 14 décembre 2023 et ses déclarations au conseil du ministère de la Défense le 19 du même mois. Non seulement Poutine affiche, dans ses sorties publiques, une confiance tranquille dans le fait que le temps joue pour lui, que l’aide occidentale va se tarir et que les forces russes ont repris l’initiative, mais, dans ces deux occasions, il a affiché des buts de guerre en hausse ; il est plus éloigné que jamais de négocier.
« Il y aura une paix, a-t-il dit le 14 décembre, quand nous atteindrons nos objectifs, que vous avez mentionnés. Revenons-y, ils n’ont pas changé. Laissez-moi vous rappeler comment nous les avons formulés : dénazification, démilitarisation et un statut de neutralité pour l’Ukraine. » Il poursuit : la dénazification reste « pertinente » ; « quant à la démilitarisation, s’ils ne veulent pas d’un accord, nous recourrons à d’autres moyens, y compris militaires. » En substance, il redit ce qu’il avait déjà dit dans le passé : il veut atteindre ses objectifs par la négociation ou par la force, peu importe, mais il n’en change pas. « La solution sera négociée ou obtenue par la force ». C’est très exactement dire qu’on ne veut pas négocier.
Dans ces conditions, qu’on estime que l’Ukraine ou l’Occident devrait négocier ou s’y refuser, on se trompe d’adresse : ce n’est pas un choix qui leur revient, c’est à la Russie qu’il incombe. Or aucune offre en ce sens n’est jamais sortie de la bouche de Vladimir Poutine, pas même le mot de « cessez-le-feu » qui serait pourtant à l’avantage des Russes compte-tenu du terrain gagné sur l’Ukraine depuis février 2022. Il ne l’a pas prononcé à l’automne 2022 quand les Ukrainiens avaient mis les Russes sur la défensive ; il ne l’a pas plus fait après l’échec de la contre-offensive ukrainienne à la fin de l’été 2023.
Poutine : « qu’ils négocient s’ils veulent »
Cela ne veut pas dire que l’Ukraine ne doive jamais négocier, ni exclure par avance toute concession territoriale, notamment sur la Crimée dont le retour à l’Ukraine est hautement improbable ; cela veut dire que le moment de le faire n’est pas venu, car Poutine n’y est pas absolument pas disposé.
Au contraire : ses ambitions territoriales sont à la hausse, et il a publiquement évoqué l’idée d’un démembrement de l’Ukraine. Le 14 décembre il a déclaré[2] : « La partie sud-est de l’Ukraine a toujours été pro-russe parce qu’elle est historiquement un territoire russe. Je vois un collègue qui brandit un panneau où l’on lit ‘Turquie’. Il sait et le peuple turc sait que l’entière région de la mer Noire a été incorporée dans la Russie à la suite des guerres russo-turques. Qu’est-ce que l’Ukraine a à voir là-dedans ? Ni la Crimée, ni la région de la mer Noire n’a la moindre connexion avec l’Ukraine. Odessa est une ville russe. Tout le monde sait cela. » Et Poutine d’invoquer « on ne sait quel non-sens historique, concocté par les Ukrainiens » à l’effet du contraire. Voilà donc, en sus des régions annexées, les revendications territoriales russes potentiellement étendues par Poutine à l’ensemble du littoral de la mer Noire et à Odessa.
Le 19 décembre, de façon sans doute improvisée lors d’une intervention[3] devant le conseil élargi du ministère de la Défense, il l’a dit de façon encore plus explicite à la fin d’une longue tirade où il évoquait les causes de la guerre d’Ukraine.
« La Russie était le seul garant de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Je l’ai dit plus tôt. Quand elle a créé l’URSS, la Russie lui a transféré de vastes territoires historiques, des terres russes, avec leur population, un vaste potentiel, et a investi d’immenses ressources dans cette terre.
Les terres occidentales de l’Ukraine ? Nous savons comment l’Ukraine les a obtenues. Staline en en a fait cadeau après la deuxième guerre mondiale. Il a donné une partie des terres polonaises, Lvov et le reste, y compris plusieurs grandes régions avec une population de 10 millions. Sans vouloir vexer les Polonais, il les a dédommagés en leur donnant des terres orientales allemandes, le corridor de Dantzig et Dantzig elle-même. Il a pris un peu de Hongrie et un peu de Roumanie et l’a donné à l’Ukraine.
Les gens qui vivent là, beaucoup, au moins, je le sais avec certitude, 100 pour cent, ils veulent retourner à leur patrie historique. Les pays qui ont perdu ces territoires, en premier la Pologne, rêvent de les récupérer.
En ce sens, seule la Russie pouvait être le garant de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. S’ils n’en veulent pas, qu’il en soit ainsi. L’histoire mettra tout à sa place. Nous ne nous en mêlerons pas, mais ne renoncerons pas à ce qui est à nous. Tout le monde devrait en avoir conscience – tous ceux qui en Ukraine sont disposés de façon agressive envers la Russie, et en Europe et aux États-Unis. S’ils veulent négocier, qu’ils le fassent. Mais nous ne le ferons que sur la base de nos intérêts. »
Dans cette conclusion – étonnante de candeur – de son intervention, Poutine reprend les propos qu’il avait tenus en 2008 à Donald Tusk et qui ont été révélés en 2014 : en substance, « l’Ukraine n’existe pas, que chacun en reprenne sa part ». Dix millions d’habitants « polonais » à l’Ouest, ce sont les six régions occidentales de l’Ukraine, auxquelles il faut ajouter les parties prises à la Hongrie et à la Roumanie par Staline (la Ruthénie subcarpathique et la Bukovine du nord[4]). Si l’on retranche les régions « annexées » par la Russie en 2024 et celle d’Odessa (et Kharkov, autre ville « russe », sans doute, dans l’esprit de Poutine) cela donne une idée des contours qu’il se représente de l’Ukraine historique, les six ou sept régions de l’Ukraine centrale autour de Kiev, le tiers du pays, une quinzaine de millions d’habitants. Il confirme par ailleurs qu’il veut gagner, pas négocier : « qu’ils négocient s’ils veulent », dit-il. On ne saurait mieux dire.
La guerre d’Ukraine va durer : elle est dans une impasse technique dont aucun des protagonistes n’a trouvé les moyens militaires de sortir ; Poutine ne cède rien et ne donne aucun signe de vouloir en rabattre de ses objectifs, au contraire.
Dans ces conditions, l’Ukraine a raison d’adopter une posture militaire défensive, économe autant que possible des vies ukrainiennes et de renoncer à l’espoir, chimérique dans les conditions actuelles de cette guerre, d’une victoire décisive sur les Russes, tout en les maintenant dans l’inquiétude, grâce à des frappes en profondeur en Crimée et en Russie même. L’analyse du général Zaloujny semble, sur ce point, exacte et il faut souhaiter que les dissensions qui l’opposent à Zelensky ne se traduiront pas par un changement de la stratégie qu’il a préconisée.
Cela signifie pour les soutiens extérieurs de l’Ukraine, affaiblis par les errements d’un débat politique américain hors de tout contrôle, de ne pas se bercer de l’illusion d’une solution négociée ; de donner malgré tout à l’Ukraine les moyens de se défendre, en quantité et en qualité (on pense aux moyens de défense aérienne, de guerre électronique et de frappes dans la profondeur en particulier) ; cela signifie, de la part des Européens et de la France en particulier, de parler un peu moins, et de prendre les décisions concrètes, financières et industrielles qui permettront de tenir cet effort dans la durée.
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[1] « Putin Quietly Signals He Is Open to a Cease-Fire in Ukraine », New York Times, 23 décembre 2023.
[2] « Results of the year by Vladimir Putin », Kremlin.ru, 14 décembre 2023.
[3] « Expanded meeting of the Defence Ministry Board », Kremlin.ru, 19 décembre 2023.
[4] Aujourd’hui, les régions ukrainiennes de Transcarpathie et de Tchernivtsi.