Retraites: un triangle d’incompatibilité edit
Par quels glissements progressifs la mère de toutes les réformes, celle qui devait concilier justice sociale, lisibilité et prévisibilité sans charger la barque des cotisations ni allonger l’horizon du départ à la retraite, s’est-elle transformée en une réforme opaque et anxiogène jetant les uns, corporatistes éternels, contre les autres, plèbe corvéable à merci ?
Ce devait être une réforme structurelle et concertée, elle devait concilier audace, justice et lisibilité dans le dialogue social, et peu à peu la cacophonie s’est installée. Rien ne paraît plus acquis : ni l’âge pivot, ni la clause du grand-père, ni les paramètres d’équilibre de 2025… Comment l’or de la grande réforme concertée a-t-il mué en vil plomb de la guerre de l’État contre les corporatismes ?
La réponse tient en trois propositions.
Il n’y avait aucune nécessité à faire une réforme d’une telle ampleur maintenant. Nulle urgence financière, nul bénéfice avéré, nulle demande sociale pressante. Seul le dessein réformateur d’un président qui entendait faire place nette dans le maquis des régimes a dicté l’agenda.
Au moment de son annonce, elle comportait déjà de graves contradictions internes qui rendaient sa réalisation hautement problématique.
De surcroît le soutien initial de la CFDT a été obtenu au prix d’engagements qui alourdissaient le coût probable de la réforme.
Dès lors, face au mur d’oppositions à une réforme qui fera beaucoup de perdants sonores et des gagnants aphones, le choix n’est plus qu’entre de mauvaises solutions techniques et politiques.
Voyons ces éléments plus en détail.
Le choix d’une réforme systémique maintenant n’obéit à aucune nécessité. La réforme actuelle ne sera ni la première ni la plus importante par son impact financier ni la dernière. Le rapport Rocard puis la réforme Balladur et la fin de l’indexation des pensions sur les revenus ont durablement infléchi la courbe du prélèvement retraite/PIB. Puis les réformes paramétriques (Fillon, Sarkozy, Hollande) ont allongé les durées de cotisations, étendu au public les règles d’âge, entamé les avantages des régimes spéciaux et pour finir repoussé les bornes d’âge pour une retraite à taux plein. La logique de ces réformes paramétriques, toujours partielles, était de réformer a minima sous l’empire de la contrainte budgétaire, de provoquer d’intenses mobilisations de salariés et des critiques de la gauche puis de réforme en réforme d’infléchir la trajectoire des régimes de retraite pour en assurer la soutenabilité. Les dispositifs déjà à l’œuvre ont évité un alourdissement du prélèvement retraite de près de trois points de PIB depuis 1988 et une baisse sensible du taux de replacement est programmé pour les 30 prochaines années. De plus le principe du partage entre activité et retraite (1/3, 2/3) des gains d’espérance de vie a été acté dans la Loi Fillon.
La réforme actuelle entend au contraire illustrer l’audace du président puisqu’il s’agit de réussir la grande réforme là où tant d’autres ont reculé. Elle a l’immense prétention de faire accepter des pertes aux régimes spéciaux au nom d’un impératif de justice et de solidarité avec les précaires.
Des objectifs louables, mais...
La réforme actuelle vise à atteindre trois objectifs. D’abord la justice sociale, les 42 régimes actuels aggravent les inégalités puisqu’ils surprotègent des professions abritées et font reposer l’ajustement sur les précaires, les carrières hachées, les femmes. Le régime universel met un terme à cette iniquité puisqu’il est fondé sur l’universalité, un régime unique et une nette élévation du minimum retraite. Dans un pays travaillé par la passion égalitaire, les jalousies sociales et de réelles inégalités un tel régime universel renoue avec l’inspiration fondatrice de la sécurité sociale et traite à la racine les ressentiments et les jalousies sociales.
Le deuxième mérite de la réforme est la lisibilité et la prévisibilité. Un euro de cotisation doit donner lieu à un euro de prestation à travers un système à points. La loterie de la détermination de la pension cessera pour les polypensionnés relevant de régimes différents publics et privés au cours d’une même carrière. Le nombre de points accumulés et la valeur du point déterminés l’année de la liquidation en fonction de la situation démographique et du PIB suffiront pour établir le niveau de la pension.
Le dernier mérite d’un système voué par construction à l’équilibre est de redonner du libre arbitre au futur pensionné qui peut choisir le moment de sa cessation d’activité en arbitrant entre niveau de la pension et préférence pour l’inactivité.
Mais telle qu’annoncée, avec ses promesses contradictoires aggravées depuis par les concessions faites aux uns et aux autres, cette réforme n’était pas soutenable, on peut même parler d’un triangle d’incompatibilité. On ne peut à la fois soutenir que le poids dans le PIB de l’effort de retraite doit être gelé à 14%, refuser les réformes paramétriques tout en accordant de nouveaux droits, et garantir le niveau des pensions.
On sait que l’allongement de l’espérance de vie, les droits nouveaux accordés en matière de minimum vieillesse, la dégradation du rapport cotisant/pensionné alourdissent mécaniquement le poids des retraites. On sait que les avantages perdus dans le cadre de la nouvelle réforme en matière d’âge de départ, de service actif, de modalités de calcul de la pension doivent être compensés si on ne veut pas que les pensions de certaines catégories ne baissent drastiquement. On sait aussi que la question de la pénibilité devra être sérieusement traitée. Si ces compensations annulent les pertes, qu’aura-t-on dégagé comme marge pour corriger les inégalités actuelles des 42 régimes ?
On sait enfin que la condition d’équilibre au démarrage du nouveau système en 2025 nécessitera la réforme paramétrique qu’on entendait éviter par construction. Entre 2017 et 2019 le COR a corrigé sa copie : là où il ne voyait guère de déficit à l’horizon de 2025, il en voit un à présent (entre 8 et 17 milliards d’euros).
Trois possibilités
Si on ne peut tenir ces engagements contradictoires, quelque chose doit céder. Trois possibilités s’offrent alors à nos gouvernants.
La première est de renoncer à la réforme. La coalition des oppositions qui coagule avocats, enseignants, cheminots, paysans et cadres est telle que la réforme systémique proposée par Macron pendant sa campagne électorale n’est plus réalisable.
La seconde est de renoncer à la règle de neutralité financière et de payer pour réformer. Les pertes des régimes spéciaux seraient compensés, les salaires des fonctionnaires sans primes seraient fortement valorisés, les cotisations retraites des professions libérales seraient reprofilés… La réforme poserait alors d’évidents problèmes de financement, sans compter le coût demain d’une couverture sociale de la dépendance.
La troisième est de renoncer à l’universalité en créant un 43e régime pour les nouveaux entrants sur le marché de l’emploi (le régime à points Macron) et à faire coexister pendant 45 ans 42 régimes en extinction et un régime en ascension. Cette solution poserait de considérables problèmes de transition. Mais elle offre peut-être une perspective intéressante si, aux salariés déjà entrés sur le marché du travail, on offrait la possibilité de rejoindre ce 43e régime. On lui donnerait alors la chance de monter en puissance plus rapidement et ainsi d’isoler les corporatismes, en évitant qu’aux intérêts des salariés des régimes spéciaux s’agrège l’angoisse des autres futurs retraités.
Mission impossible?
Cette réforme a des airs de mission impossible. Renoncer, c’est avouer l’échec de l’œuvre réformatrice de Macron, maintenir le dessein initial est irréaliste, réformer en trompe-l’œil en appliquant à certains la règle du grand père rendrait le système plus injuste. En outre, écarter la réforme paramétrique pour préserver une partie de la réforme systémique conduirait à fabriquer des problèmes financiers pour les gouvernements à venir.
Que conclure sur ce qui constitue déjà un ratage dans le processus de réforme ?
Tout d’abord, la réforme balistique conçue d’en haut et que le bon peuple doit accepter au nom de l’évidence de ses motivations, justice sociale et modernité, a échoué une fois de plus. Nul n’entend renoncer à des avantages chèrement acquis.
Ensuite, la réforme concertée avec les syndicats ne fonctionne que s’il y a du grain à moudre, c’est-à-dire des avantages nouveaux à distribuer. La réforme qui entend prendre à l’aristocratie salariale pour donner aux damnés du précariat ne marche pas. La défection de la CFDT Cheminots l’illustre.
Enfin, la réforme qui avance masquée grâce aux subtilités techniques des montages financiers et aux distorsions de perception des intéressés finit toujours par se dévoiler, dans des sociétés démocratiques.
On aurait pu imaginer un processus mieux maitrisé, débarrassé de la cacophonie ministérielle, des revirements présidentiels et des états d’âme de M. Delevoye. Tel n’a pas été le cas. La gestion de la concertation a aggravé le problème plus que contribué à la pédagogie d’une réforme difficile.
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