Des inégalités déconfinées par le coronavirus? edit
Le coronavirus et le confinement auront accentué la visibilité des inégalités, sans les métamorphoser pour autant. Avec l’épidémie et avec son traitement, des inégalités classiques s’accentuent. Des inégalités relativement nouvelles, liées en particulier aux évolutions des technologies et de l’univers du travail, s’intensifient.
Assurément le coronavirus frappe de façon inégalitaire, d’abord les personnes fragiles et les précaires[1]. Pour les décès, on compte bien plus d’aînés que de jeunes, davantage d’hommes que de femmes. Ensuite, le confinement rend davantage visibles certaines formes extrêmes des inégalités. Il suffit d’avoir à l’esprit ces rues désertifiées seulement peuplées de sans-abri, ces places habituellement très actives où ne se déroulent que des distributions alimentaires.
Surtout, si les inégalités sanitaires et sociales auront été manifestes pendant la période de réaction et de rétractation pour contrer la propagation du virus, c’est à l’avenir, sous les forts impacts de la crise économique, qu’elles évolueront. Avec, principalement, le spectre du chômage et de la baisse des revenus qui heurteront, comme à l’habitude, inégalement.
Le panorama n’est pourtant pas simple à produire. D’abord, l’arithmétique basique pousse à instruire des thèses différentes, opposées même. La première d’entre elle soutient une baisse des inégalités. Pour provoquante qu’elle soit, cette position est solide. L’effondrement des cours de la bourse, la réduction des dividendes, la diminution d’une partie des revenus des catégories aisées produisent un resserrement immédiat de l’échelle des revenus et de la valeur des patrimoines. Une autre thèse, s’appuyant sur la surface disponible par individu dans les logements, soutient, à juste titre aussi, une forte croissance des inégalités et de leurs conséquences concrètes[2]. Le confinement se vit, en effet, plus facilement pour un couple de jeunes actifs pouvant télétravailler de son jardin pour sa startup que pour une famille nombreuse dans son appartement sur-occupé avec les deux parents au chômage partiel, voire au chômage total. Mais il faut aller au-delà de l’image simple, même si elle contient sa vérité.
Lutte des générations, lutte des places, lutte des classes
Il est bon de commencer par rappeler que la principale des inégalités, face au covid-19, relève de l’âge ! Ce sont d’abord et principalement les personnes âgées qui sont en danger. Ce sont elles, en particulier dans les maisons de retraite, qui ont été les plus touchées. On aurait presque tendance à l’oublier quand on lit ou relit le concert des tribunes et prises de position qui ont entonné les refrains assez coutumiers sur les inégalités sociales. Au fil du temps une autre musique a pris, celle du conflit générationnel. Au regard de la part très importante des personnes âgées parmi les décédés, des observateurs de plus en plus nombreux ont posé la question, économiquement légitime et éthiquement très sensible : à quel prix ? Le sacrifice de l’économie serait un prix soit trop élevé soit parfaitement fondé pour sauver des vies parmi les aînés. Ce questionnement, qui retentira en controverses fouillées, montre aussi que la première des inégalités relève, à certains égards, de la lutte des générations.
La deuxième inégalité liée au covid-19 procède de son traitement. Elle concerne la localisation et l’habitat. On a assez dit que les métropoles et, en premier lieu Paris, avaient connu des départs significatifs vers d’autres sites. Et certains, comme sur le littéral Atlantique, ont voulu interdire la venue de ces étrangers de l’intérieur qui pourtant, toute l’année, font vivre leurs territoires. Plus concrètement, répétons-le, le confinement n’a rien à voir pour la majorité des Français qui vivent dans un pavillon, et pour tous ceux qui vivent dans des immeubles et appartements plus ou moins densément peuplés. La deuxième ligne des inégalités relève de ce que l’on baptise de plus en plus communément la lutte des places.
Le troisième ordre d’inégalité est le plus traditionnel. Pour dire l’évidence : il vaut mieux être riche et en bonne santé pour pouvoir vivre bien confiné. Et, en termes éducatifs, il est plus aisé d’aider soi-même ses enfants lorsque l’on est diplômé et que l’on dispose de suffisamment de matériels informatiques pour que ses enfants suivent bien les cours numériques. Rien de véritablement neuf sous le soleil en la matière. De la lutte des classes classique en quelque sorte.
Si les inégalités habituelles s’accentuent pendant la crise sanitaire et le confinement, l’alarme ne vaut pas pour le court terme. L’État-providence, fortement mobilisé, compense pour partie. En revanche, pour la période qui suit, celle de la crise économique, les problèmes sont plus graves, les changements potentiellement plus profonds. Ce qui n’est pas forcément redoutable pendant deux ou trois mois s’avère bien plus préoccupant à plus long terme.
Travail et emploi: reconfigurations et menaces
Quatrième registre des inégalités d’ailleurs : le travail. En effet, de nouvelles fractures, qui existaient déjà, se sont creusées. Elles ne sont pas toutes très neuves. Il en va ainsi des protections et garanties attachées à l’emploi qui n’ont strictement rien à voir selon que vous êtes dans le secteur public ou dans le secteur privé, exerçant en indépendant, dans une PME ou dans une grande entreprise. Les premières victimes économiques des conséquences du coronavirus ne sont pas les populations les plus démunies, en situation stable de bénéfice de minima sociaux. Ce sont les artisans et commerçants qui ont dû fermer et qui ne pourront pas rouvrir. Ceux-là, modulo quelques aides publiques, ont vu leurs revenus s’écrouler d’un coup.
Toujours sur ce registre du travail, d’autres sujets sont plus inédits, comme la capacité de recourir, dans de bonnes conditions, au télétravail. Tout a été dit en la matière, sur les difficultés plus grandes à télétravailler dans un appartement exiguë que dans une maison spacieuse, sur les métiers plus aisés à télétravailler de chez-soi que d’autres, sur les inconvénients à avoir ses jeunes enfants confinés avec soi et dont il faut s’occuper.
Plus généralement, le monde du travail sortira certainement changé du grand confinement, qui a connu extension du télétravail et célébration des métiers utiles. Le télétravail, autrefois réservé à une minorité hypermobile, aura vécu une formidable accélération en 2020, grâce aux grèves puis à la pandémie. Traditionnellement, les hiérarchies intermédiaires des entreprises, soucieuses de ne pas perdre trop de contrôle, résistaient. Leurs réticences ont été balayées par les nécessités de continuation des activités et par les performances des applications numériques.
Du côté des métiers qui ne se télétravaillent pas, la crise du coronavirus a provoqué une valorisation heureuse. Pendant le confinement et la mobilisation générale les soignants sont applaudis. Aux éboueurs, facteurs et livreurs on sourit. Caissières, épiciers et gardiens d’immeuble sont remerciés. De petits métiers, dédiés au « sale boulot » de la logistique de la vie quotidienne, bénéficient d’une reconnaissance parfois exaltée. À ces travailleurs mis en lumière dans des rues vidées de leurs passants, s’ajoutent les télétravailleurs de l’ombre qui, de leur résidence, permettent aux grands réseaux de fonctionner et aux flux nécessaires de circuler. Eau et électricité ne sont pas coupées. Les hôpitaux tournent. Le système de redistribution gère les dossiers et verse les prestations.
Toutes les professions, parfois méprisées, plus souvent oubliées, qui font vivre les villes alors que ceux qui les exercent ne peuvent plus se payer la vie en ville, prennent une forme de revanche. Question prospective : les classes moyennes inférieures enfileront-elles à nouveau leurs gilets jaunes ou bien bénéficieront-elles d’une reconnaissance autre que symbolique ? L’histoire proche le dira.
Se joue aussi, pendant le grand confinement, une autre pièce, presque sous la forme d’une expérience naturelle, comme les aiment les économistes. S’il est difficile de parfaitement circonscrire le périmètre des « activités indispensables », le confinement et ses exceptions autorisent quelques observations. Les activités vitales soit sont assurées sur le terrain ou de chez-soi, soit elles manquent cruellement car impossibles à réaliser, sur les chantiers arrêtés, dans des usines fermées. Entre les deux, se repèrent toutes ces fonctions qui ne servent pas à grand-chose et dont la carence ne pèse pas. L’appellation dépréciative « bullshit jobs » (les métiers à la con) désigne grossièrement ces emplois et surtout ces tâches inutiles[3]. Au centre de cette nébuleuse se trouvent des employés qui se perdent en réunions stériles, dans des processus procéduriers, passant leur journée à bavasser sur Internet. Les entreprises, face à la déflagration économique, disposent d’une opportunité historique. Elles peuvent s’attaquer frontalement à cette sphère conséquente des « bullshit jobs », dont les contours auront été mis en évidence, autant dans les bureaucraties publiques que privées.
Pour l’avenir immédiat, on peut faire de la prospective simple et inquiète, avec un code couleurs. Le retour du jaune est un risque élevé, sur les ronds-points périurbains comme dans les avenues des grandes villes, avec des perspectives graves d’affrontements. Dans les entreprises, les cols bleus qui seront restés au charbon pourront ne plus vouloir travailler avec des cols blancs qui se seront cantonnés à donner des ordres de leur maison.
Disons-le de façon plus ramassée : les premiers de corvée contre les premiers de cordée[4]. À défaut de ne pas mieux reconnaître et valoriser les métiers qui font fonctionner le quotidien, le risque est élevé d’une révolte. Ces métiers comportent les emplois de service en contact avec le public, très féminisés et souvent faiblement rémunérés, exposés à la possible contagion[5]. Ils comportent aussi des emplois plus masculins, routiers, manutentionnaires et caristes, au cœur de la logistique. Toutes ces activités ont été mise en lumière et en avant à l’occasion de la crise sanitaire et du confinement. Des promesses politiques ont été évoquées pour les revaloriser financièrement, mais on ne voit pas immédiatement les voies et moyens pour tenir de tels engagements.
Dans sa deuxième « adresse aux Français », le 13 avril, Emmanuel Macron a indiqué que « notre pays, aujourd'hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». Et de lancer, avec emphase, « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune », citant la deuxième phrase de l'article 1 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et ajoutant « nous devons aujourd'hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe. ». Cette citation, reconnaissant que les métiers les plus utiles à la société ne sont pas les mieux payés, ne manquera certainement pas d’être rappelée, de manière répétée, comme une promesse. Or, on le sait, les promesses n’engagent pas forcément les fondations d’un monde nouveau. Mais elles peuvent nourrir les désillusions et les réactions véhémentes.
Niveaux de vie, conditions de vie, qualité de vie
Si l’on quitte la sphère des prévisions pessimistes, pour être plus original, on peut faire une double observation générale sur les inégalités en période de confinement. Dans ces conditions, les inégalités face au temps se réduisent. Celles face à l'espace s'exacerbent. En clair, chacun doit occuper un temps contraint par le confinement, avec moins d'activités socialement marquées. Donc moins d'inégalités de temps, et tout le monde davantage devant les écrans. En revanche, les différences deviennent absolument fondamentales entre la ville et le rural. Et, dans les villes, elles sont patentes entre les très bien logés, ceux qui toute l'année sont en réalité déjà confinés dans des appartements trop petits, et ceux pour qui il est difficile d’être confiné chez eux car ils n’ont pas de chez-soi, les sans-abri[6]. Mais là aussi, quoi de véritablement neuf ? Les sans-abri comme les habitants des divers campements et bidonvilles sont les plus pauvres et certainement parmi les plus exposés aux crises sanitaires et sociales. Il faut simplement espérer que les leçons à tirer de la crise du coronavirus poussent à mieux traiter et même à régler ces questions récurrentes.
Sur un plan plus général encore la période aura potentiellement ouvert sur de nouvelles perspectives pour traiter des inégalités. On envisage des raisonnements ranimés sur trois dimensions : les niveaux de vie, les conditions de vie, la qualité de vie.
La première de ces approches est la plus traditionnelle. Pendant la période de crise sanitaire les impacts immédiats sur les niveaux de vie ont été faibles, sauf pour les indépendants mais aussi pour les personnes travaillant au noir, car fortement compensés par les pouvoirs publics et le chômage partiel. Pendant la période de crise économique et social qui va suivre, les inégalités de niveau de vie seront puissamment affectées par un chômage qui, lui, touchera comme d’habitude les moins établis et les moins formés. Une particularité sera pour les indépendants, commerçants et artisans, qui auront vu leurs activités pulvérisées. Ce sera une nouveauté nécessaire que d’insister sur ces catégories d’actifs pour traiter de l’évolution très négative de leurs niveaux de vie.
La deuxième dimension, celle des conditions de vie, est assez traditionnelle également. La crise n’aura pas vraiment mis grand-chose de neuf en évidence, sinon le caractère très prononcé de certaines disparités en termes de localisation, de sur-occupation ou d’absence de logement, de capacités de télétravail ou non. Dans les outils de mesure des inégalités, l’accent sera peut-être davantage à mettre sur ces conditions de vie que sur les niveaux de vie. Sur les situations réelles plus que sur les revenus.
La troisième dimension, connue des cercles experts, est plus inhabituelle. En tout cas ne suscite pas autant d’intérêt statistique que les deux autres. C’est la qualité de vie[7]. Notion plus subjective, elle a aussi ses indicateurs qui rendent compte de la situation perçue et des aspirations individuelles. Se pencher sur la qualité de vie c’est ne pas s’arrêter uniquement aux conditions matérielles, mais aussi sur ce que ressentent les gens. Il en va pour les personnes très âgées comme pour tout un chacun. Ce qu’a mis au jour la double crise du coronavirus et du confinement, en termes d’interrogations globales, ne tient pas uniquement des niveaux et conditions de vie, mais aussi largement de cette qualité de vie, avec les angoisses et bonheurs du quotidien et face aux temps qui viennent.
Bien entendu, tout est lié. Mais pas totalement. Et l’avenir sera probablement fait de nouveaux arbitrages, pour les ménages et les individus, entre ces trois grandeurs. Le coronavirus et ses suites, sans les bouleverser intégralement, contribuent à une reconsidération des inégalités et à une certaine recomposition des dimensions de la vie.
Au final, pour clôre ce panorama et cette prospective des inégalités, deux scénarios de trame doivent demeurer à l’esprit. Dans une première hypothèse, optimiste, le coronavirus aura cessé de circuler à l’été et les gestes-barrières auront été bien adoptés, limitant les conséquences d’une réapparition possible. Alors l’impact sur les inégalités ne sera pas aussi conséquent que dans un scénario plus pessimiste. Dans l’hypothèse d’un virus qui continue à sévir et de mesures de limitation des activités toujours en vigueur, les inégalités problématiques risquent particulièrement de se creuser. Alimentant encore les doutes et les rancoeurs.
[1]. Olivier Galland a souligné dans ces colonnes l’illusion d’une égalisation des catégories sociales face au risque d’être contaminé par le coronavirus, « Covid-19, un grand égalisateur devant la mort ? » (Telos, 22 avril 2020).
[2]. Pour toutes les données sur les inégalités, et des analyses précises et incisives, voir les travaux de l’Observatoire des inégalités : www.inegalites.fr
[3]. On reprend l’expression popularisée, en anglais et en français, par David Graeber. Voir son ouvrage Bullshit Jobs. A Theory, Londres, Allen Lane, 2018
[4]. À ces sujets, voir aussi un article de Monique Dagnaud à paraître sur Telos.
[5]. France Stratégie a publié une note sur « les métiers au temps du corona » (29 avril 2020) www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-na88-metiers-corona-avril.pdf , pour saisir leurs différentes vulnérabilités, par mesure notamment de leur exposition aux chocs économiques et aux contacts directs avec le public (et donc à la contagion). Les graphiques en en nuage des métiers sont particulièrement éclairants.
[6]. Sur ce point, voir notre note pour la fondation Jean Jaurès « Sans-abri et épidémie : que faire ? » (18 mars 2020), https://jean-jaures.org/nos-productions/sans-abri-et-epidemie-que-faire
[7]. Bien entendu, de l’OCDE (voir ses indicateurs du « vivre mieux », www.oecdbetterlifeindex.org) jusqu’à toute l’économie dite du bonheur, nombre d’analyses et propositions ont été faites en la matière. Elles devraient maintenant percoler concrètement dans la discussion publique.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)