D’une autre polémique sur Zemmour. À propos du livre Le Venin et la plume, de Gérard Noiriel edit
Éric Zemmour n’en finit pas déclencher des polémiques. Son rapprochement entre l’islam et le nazisme lors de la « Convention de la droite » a conduit le Parquet de Paris à ouvrir une enquête pour « provocation publique à la discrimination, la haine ou la violence » et « injures publiques ». Le monde intellectuel, lui, ne fait pas grand cas de cet essayiste certes influent, mais qu’on ne prend pas vraiment au sérieux. Une exception, l’historien Gérard Noiriel, qui lui a consacré un livre, Le Venin et la plume, sous-titré Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République.
Ce « portrait croisé » explore un parallèle entre deux polémistes et, au-delà de leur personne, entre deux époques. Zemmour, explique Noiriel, a mis sa plume au service de la haine envers l’islam, comme jadis Édouard Drumont avait mis son talent au service de l’antisémitisme. La haine des musulmans aurait pris la place de l’antisémitisme d’hier ; les mécanismes seraient les mêmes, seule la cible aurait changé.
L’accueil très favorable réservé à ce livre montre qu’un tel procès était attendu. Pourtant, et quoi que l’on pense par ailleurs de Zemmour, cette attaque laisse un malaise. Et le parallèle dressé par l’historien a ses limites.
Une première limite est l’absence de distance face à son objet. Gérard Noiriel reproche notamment à Éric Zemmour d’avoir attaqué la corporation des historiens – accusée de déloyauté envers l’histoire nationale. On ne voit pas bien ce qui a déclenché la colère de Noiriel. Jouons les Candide : veut-il dire que Zemmour se trompe au sujet des historiens français, que ces derniers sont en réalité d’authentiques patriotes fiers de leur histoire nationale et désireux de transmettre leur fibre patriotique aux jeunes générations ? Les historiens objecteront que ce n’est pas l’objet de leur discipline, qui n’est pas une entreprise de propagande mais vise à produire une connaissance scientifique. Mais Zemmour a-t-il tort sur le constat global ? Gérard Noiriel lui-même a fait partie des historiens qui se sont vigoureusement opposés au projet de créer un musée de l’histoire de France en récusant tout ce qui pourrait évoquer une identité nationale jugée aussi chimérique que dangereuse. Ces postures sont certainement respectables, mais elles correspondent à des choix idéologiques ou militants qui peuvent être critiqués. Or ce n’est pas à la neutralité des historiens que s’attaque Zemmour : mais bien, précisément, à une politisation qu’ils n’assument pas pleinement. Noiriel, avec une certaine naïveté, en donne une excellente illustration.
Mais le cœur du malaise est ailleurs. Il commence avec le titre et la couverture du livre. Gérard Noiriel et son éditeur ignorent-ils que le serpent venimeux a constitué l’une des grandes figures de la caricature antisémite à l’époque de Drumont ? Pourquoi utiliser une telle rhétorique, aussi lourde de signification, surtout lorsqu’on connaît les origines d’Eric Zemmour ? En agissant ainsi, l’historien ne risque-t-il pas de se fourvoyer dans ses propres combats et de passer à côté de l’essentiel ?
Car au-delà du titre, que l’on peut à la rigueur considérer comme une concession aux impératifs commerciaux, c’est la thèse elle-même qui pose un problème : quelle est la pertinence d’une telle comparaison avec Edouard Drumont ?
Or il faut poser la question. Au-delà de l’absence de contextualisation, pourtant indispensable en histoire, un signe aurait dû alerter notre historien : quelle est l’image d’Eric Zemmour dans la communauté juive contemporaine ? Celui-ci est-il vu comme un esprit malfaisant, un propagandiste dangereux, un extrémiste lourd de menace ? Il suffit pourtant de faire un tour rapide sur les principaux sites d’informations juifs pour constater que Zemmour n’est pas vu comme le digne héritier de Drumont. Même au plus fort de la polémique qu’il a provoquée en 2016 sur Vichy et les juifs, n’a-t-on pas vu Eric Zemmour invité à tenir conférence à la Grande synagogue de Paris ?
Face à cette objection, Gérard Noiriel va répondre que, au-delà de cette inversion idéologique (qui n’est pourtant pas un simple détail), Zemmour et Drumont sont animés par la même logique : la haine. Ce faisant, Noiriel semble souscrire à l’idée que le monde politique se réduit à deux camps : celui de la haine et celui de l’amour. Malheureusement, la politique n’est pas aussi simple. La politique n’oppose pas la haine et l’amour, mais des combinaisons variables d’amour et de haine. Chaque camp a ses haines et ses amours : dis-moi qui tu hais et je te dirai qui tu es. Même Emmanuel Macron, qui entend pourtant pourfendre par la loi les discours de haine, confesse volontiers sa haine de la « lèpre nationaliste ». Bref, la haine n’est pas en soi le bon critère pour établir des convergences idéologiques : ce qui compte, c’est l’orientation des haines.
Revenons alors à Drumont. Gérard Noiriel l’a-t-il vraiment lu ? Plus exactement, a-t-il pris la peine d’ouvrir le second volume de La France juive, celui où Drumont parle de l’Algérie et du fameux décret Crémieux – décret de 1870 qui a accordé la citoyenneté française aux seuls juifs d’Algérie, ignorant donc les musulmans ? Ce texte est pourtant essentiel car il éclaire un aspect majeur de l’antisémitisme de l’époque. Drumont ne cesse en effet de vanter le mépris des Arabes à l’égard des juifs. Les Arabes, dit-il, nous donnent des leçons d’antisémitisme. « Le juif jouit en Algérie d’un mépris que l’on comprend. » Quand un juif entre dans une maison, les femmes ne prennent même pas la peine de mettre leur voile. Le juif ne compte pas ; il n’est pas un homme. Sa vie ne vaut rien : « un Arabe se croirait déshonoré s’il tuait un juif ». Drumont hait les juifs, mais il ne hait nullement les Arabes et les musulmans, bien au contraire. Il prend leur parti, il relate leur souffrance, expliquant que, par le biais de l’Alliance israélite universelle, présidée par Crémieux, les juifs ont su parachever leur domination en s’arrangeant, avec la complicité de la République honnie, pour être les seuls à bénéficier des droits civiques.
Drumont applique ici un principe élémentaire en politique : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. C’est un point que Noiriel ne prend pas en compte : l’extrême-droite traditionnelle, marquée par l’antisémitisme, a été largement philo-arabe et philo-musulmane. On ne peut ignorer ce point, qui affaiblit la comparaison entre les deux polémistes. Bien loin du parallèle que Noiriel croit avoir trouvé entre Zemmour et Drumont, les deux hommes se situent exactement à l’opposé l’un de l’autre. Gageons même que, si Drumont vivait aujourd’hui, non seulement il serait le pire ennemi de Zemmour, mais en plus il serait acclamé par les islamistes et la mouvance dite « islamo-gauchiste », où l’antisémitisme classique a été remplacé par un antisionisme tout aussi virulent.
On a le droit de ne pas aimer les analyses d’Eric Zemmour, mais ce n’est pas une raison pour se fourvoyer dans des analyses déconnectées et du passé, et de la réalité de notre temps, sous peine de ne rien comprendre aux défis qui nous attendent.
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