Google rend-il stupide ? (1) edit
Récemment un journaliste américain écrivait ceci : « Il me semble que le Net érode ma capacité de concentration et de réflexion. Mon esprit attend désormais les informations comme le Net les distribue : comme un flux de particules s’écoulant rapidement. Avant j’étais un plongeur dans une mer de mots. Désormais je fends la surface comme un pilote de jet-ski. » Que faut-il en penser ?
Voyons tout d’abord quel mode de lecture s’impose avec le Web. Le lecteur apprécie l’osmose chronologique avec les événements. Il va où le portent ses préférences : centres d’intérêt, affinités intellectuelles, un itinéraire « à la carte » que permet l’abondance des sites. Ensuite il se laisse guider par les liens, les renvois, les suggestions. Cette dynamique de l’exploration curieuse prend le doux nom de sérendipité : « le don, grâce à une observation surprenante, de faire des trouvailles et la faculté de découvrir, d’inventer ou de créer ce qui n’était pas recherché », selon un colloque savant à Cerisy en juin 2009. Enfin il rencontre des sollicitations commerciales, par des flyers, des bandeaux, des accroches, et subrepticement par des clics sponsorisés : sa pérégrination est ainsi discrètement orientée, ainsi que l’attestent les analyses d’Alain Giffard sur les lectures industrielles. Les règles qui guident la lecture de livres et de la presse traditionnelle – décalage /distance temporelle, confrontation de points de vue, linéarité de lecture, stricte séparation entre contenus et publicité – sont chamboulées.
La navigation au fil de « l’exploration curieuse » est particulièrement intéressante. Nicolas Auray, enseignant à l’Ecole nationale supérieure des télécommunications, a tenté de saisir ce phénomène en s’appuyant sur les travaux d’anthropologie et de sciences sociocognitifs. Il indique que pour capter « l’attention », le Net propose au surfeur des parcours routiniers qui lui ménagent des surprises en fonction de son profil. Cette quête de l’improbable, de l’imprévu, constitue un trait décisif de l’internaute, mais plus généralement de l’évolution humaine. Cette exploration se décompose en trois moments : l’alerte liée à l’excitation, l’attente curieuse ; le tâtonnement, des enchaînements impromptus (volonté non maîtrisée et peu de conscience réflexive) ; puis un examen intentionnel, « parcourir un lieu inconnu en l’étudiant attentivement ». En résumé, il expose que le Net stimule la quête de sensations (celles liées à l’inédit), obtenues de façon facile (le clic) par un cheminement intellectuel auquel contribue la socialisation avec des groupes de pairs.
Cette clef d’entrée dans les contenus a été inaugurée par la télécommande, et la multiplication des chaînes. Elle s’épanouit avec la souris de l’ordinateur. La glisse dans l’arborescence numérique emporte de multiples implications, notamment pour la lecture de livres et de la presse – même si la baisse de l’attrait du papier précède l’explosion du Net et doit être rapportée, plus généralement, à l’irruption de la pratique des écrans qui a transformé les activités de loisirs. Aujourd’hui seuls les plus de 60 ans disent lire davantage sur le support papier que sur le Net, alors que 40 % des 18-34 ans font un usage majoritaire du papier. Les personnes qui disent lire davantage sur Internet que sur le papier déclarent également lire moins de livres qu’il y a cinq ans (sondage en mai 2009 pour la revue Books). Le livre suppose une attention soutenue sur le temps long et guidée par l’auteur, quand le Net privilégie les formats courts et installe une lecture tirée au gré des goûts et de la recherche de sensations du surfeur.
Cette mutation au profit de « l’exploration curieuse » est-elle universelle ? Les données sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture incitent à s’intéresser à la situation paradoxale des couches diplômées.
Les étudiants et les catégories « cadres et professions libérales » forment la frange avancée de la culture Web – plus de 80 % d’entre eux disposent chez eux d’une connexion internet à haut débit, contre 52 % pour la moyenne française ; et plus de 70 % d’entre eux se connectent tous les jours ou presque, contre 36 % pour la moyenne française. Parmi les multiples conséquences de cette affinité, l’une attire l’attention : plus on possède un niveau d’études élevée, plus on lit la presse en ligne – 58 % des bac + 4 et plus et 61 % des « cadres et professions libérales » lisent des journaux ou des magazines en ligne, un type d’utilisation qui les distingue des autres internautes, la moyenne nationale étant de 39 %. Cette propension est plus masculine que féminine, et elle incline à s’accentuer pour les hommes avec l’âge.
Parallèlement, les diplômés du supérieur ont mieux résisté que les autres à la désaffection de lecture de la presse quotidienne. Certes, les cadres et professions libérales ne lisent pas plus que la moyenne nationale un quotidien papier (30 %), leurs préférences se dirigeant vers les journaux nationaux bien avant les journaux régionaux. Ce taux était à peu près le même en 1997 (31 %), mais à cette époque 36 % de la population nationale lisait tous les jours un quotidien. Ainsi le tropisme des diplômés vers l’information s’est intensifié – ils lisent autant qu’avant les journaux d’information et ce supplément d’intérêt passe beaucoup par le Web.
Lire des livres demeure comme autrefois fortement corrélé avec le niveau de diplôme. Par exemple, alors que 46 % des sans diplômes n’ont lu aucun livre au cours des 12 derniers mois, seulement 3 % des bac + 4 et plus sont dans ce cas. Ainsi, l’écart par le diplôme est plus tranché que celui par l’âge, même s’il est vrai qu’en moyenne les jeunes lisent un peu moins d’ouvrages que les personnes âgées.
Plus que les autres catégories sociales, les cadres supérieurs, et notamment ceux qui sont très diplômés, se sont magistralement appropriés le Net dans la multiplicité de ses usages. Simultanément, l’univers du papier leur demeure très familier. De fait, plus que les autres, ils mènent, avec un art consommé, une double vie culturelle, marquée par la porosité entre les différents types de lecture. Ils lisent intensément sans opérer de distinction radicale entre la lecture utile pour le travail et la lecture d’agrément, entre la haute culture et la culture populaire, entre la lecture avec concentration intentionnelle et celle guidée par l’exploration jubilatoire. Ils manifestent une remarquable plasticité intellectuelle vis-à-vis de toutes les invitations à la lecture.
Ces catégories diplômées seront donc les cibles commerciales des nouvelles machines à lire lancées par Google, Amazon, Sony et d’autres géants du Net. Qu’elles soient séduites par ces prothèses est vraisemblable : encore faut-il que le prix et surtout l’ergonomie soient adaptés à ces boulimiques de lecture – qui sont aussi souvent des itinérants. Entre l’ordinateur et le téléphone intelligent, y a-t-il encore de la place dans le sac à dos ?
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