Enfance et pauvreté déshumanisante edit
Dans Basse Naissance, la romancière Kerry Hudson remonte l’histoire chaotique de son enfance en parcourant les villes où elle a vécu avec sa mère. Celle-ci, issue d’une famille de poissonniers du nord de l’Ecosse, « a quitté sa famille à 16 ans sans qualification, parcouru le Royaume-Uni en travaillant comme serveuse, passant son temps libre et dépensant ses pourboires dans les discothèques ». En 1980, mise enceinte a vingt ans par un Américain de passage, elle décide d’avorter, puis renonce, s’arrange pour faire placer sa fille « en famille d’accueil », puis la reprend. S’ensuit une vie d’errance : mère et fille vivent d’aides sociales, vont de bed and breakfast de troisième zone, en centres d’accueil, aux logements minables de marchands de sommeil.
La pauvreté économique, morale et psychique
Elles déménagent au fil des désordres sentimentaux de la mère devenue alcoolique et dépressive, des brouilles avec les uns ou les autres, et des espoirs, toujours déçus, de trouver un meilleur lieu pour vivre, « dégringolant sans cesse plus bas sur le toboggan des critères de vie dévalorisants ». Aberdeen, Canterbury, Airdrie, North Shields, Hetton-le-Hole, Coatbridge, Great Yarmouth, le voyage est une invite à découvrir les quartiers moches des villes côtières de l’est de l’Ecosse et de l’Angleterre. Il est surtout une occasion d’approfondir de l’intérieur la vraie pauvreté, celle qui combine la misère économique au dénuement moral et psychique. Le questionnaire sur les expériences traumatiques de l’enfance comporte dix questions, énonce l’écrivaine « à 18 ans, mon score était de 8 : mère célibataire, séjour en famille d’accueil, 9 écoles primaires, enquête de la protection de l’enfance pour abus sexuel, 5 collèges, 2 agressions sexuelles, 1 viol, 2 avortements ». Au delà d’un score de 4, les recherches montrent, dit-elle, que le risque d’avoir une dépression est 460 % plus élevé que pour une personne ordinaire, et 1220 % plus élevé celui de faire une tentative de suicide.
Cette histoire se déploie comme une énigme. L’auteur est en rage ; contre sa mère, que d’ailleurs, adulte, elle a décidé de ne plus revoir ; en rage aussi, contre la stigmatisation et son enfance solitaire – passant d’école en école, moquée pour ses tenues baroques et jamais à sa taille fournies par les œuvres de bienfaisance, de caractère rebelle, séchant les cours et faisant peu cas de sa scolarité, elle réussit l’exploit de n’avoir eu aucun ami fidèle jusqu’à sa majorité ; en rage, contre les services sociaux, qui restreignent de plus en plus leurs aides qu’il faut aller réclamer tous les lundis matins après un week end où, souvent, l’on a été tiraillé par la faim.
Devenue une romancière reconnue, traduite et primée (elle a reçu le prix Femina étranger pour La Couleur de l’eau en 2015), bénéficiant d’une certaine aisance, tout juste mariée et visiblement apaisée, elle balaie d’un regard d’ethnologue la Grande-Bretagne post-Thatcher, notamment les ports après la désindustrialisation. Le récit à la première personne oscille entre rappel de la souffrance et équanimité de la description urbanistique. Comme beaucoup d’enfants ayant vécu dans l’univers de la marge, et s’en étant sortie, elle use souvent de l’humour pour décrire les situations de sidérante incongruité –par exemple un déménagement « à la cloche de bois » ou l’on part en emportant tous les meubles d’un bed and breakfast. La langue est celle d’une ex-étudiante d’Oxford qu’elle n’est pas, sans rien céder aux facilités d’un slang populaire écossais que son itinéraire aurait permis. Tout au long du livre, pèse une interrogation pour le lecteur : comment est-elle arrivée à s’en sortir ? Elle a beau avoir prévenu dès la première page – la différence avec les autres jeunes de ma condition, c’est que j’ai vu quelque chose à l’horizon, et je me suis mise à courir. J’ai couru et je ne me suis jamais retournée –, on est intrigué.
Son témoignage rejoint celui de J.D . Vance, dans le livre mythique Hillbilly Elegy, paru en 2016 juste avant l’élection de Donald Trump – son contenu a servi d’argumentaires pour expliquer comment un électorat « de petits blancs », jadis fervent démocrate, a apporté ses suffrages au lider maximo du tweet. Né en 1984 et ayant grandi dans la Rust Belt, entre le Kentucky et l’Ohio, dans une région dévastée par le chômage dû à la fermeture des mines de charbon, l’auteur livre lui aussi sa version de l’enfance malheureuse. Son père étant quasiment inexistant, il est élevé par une mère droguée aux opiacés, qui alterne chômage et jobs sans espoir et mal payés. Il change d’appartement et d’école à chaque nouveau père de substitution amené par sa mère, et on est de fait impressionné par la capacité de cette dernière à s’emballer pour tant de nouveaux maris, tous aussi paumés les uns que les autres. J.D Vance, né James Donald, change de prénom et devient James David en accordant son prénom à celui du troisième et éphémère mari de sa génitrice qui l’adopte. Celle-ci, violente et déboussolée, le chasse de chez elle à plusieurs reprises. Il se réfugie alors chez sa grand-mère, Mamaw, femme de caractère toujours un fusil à la main pour prévenir de nouveaux ennuis, mais seul pilier affectif pour lui dans cette famille dysfonctionnelle. Là encore, tout au long du récit, on se demande comment on peut s’extraire d’un tel enfer.
Sortie de route réussie
De 16 ans à 18 ans, Kerry change plusieurs fois d’établissements scolaires, s’enlise dans des querelles avec des amis éphémères, cesse de s’intéresser à sa scolarité à l’exception des cours d’anglais et de théâtre, et enfile une multitude de petits jobs. La nuit elle fait la fête, alcool, sexe, danse jusqu’a l’aube, et ne rentre que rarement chez sa mère. Elle subit deux avortements et est victime d’un viol. Simultanément, alors qu’elle est pratiquement déscolarisée, murit dans sa tête l’idée de se faire accepter à l’Université à Londres, et de sortir de la nasse dans laquelle elle se débat (« J’avançais en zig zag »). Elle travaille quelques matières pour passer le GCSE (General Certificate of Secondary School), équivalent du brevet, obtient de bonnes notes en théâtre et en anglais, et donc peut s’inscrire à un cours préparant le BTEC (filière professionnelle qui va du bac au master) dans le domaine de l’art du spectacle. Une expérience va la projeter hors de sa réalité d’adolescente mal dans sa peau. Elle se présente avec succès pour occuper un emploi de monitrice dans un Summer Camp américain. Prendre l’avion, se voir confier la responsabilité d’une trentaine enfants de 5 ans, être invitée dans des fermes avec d’autres moniteurs, visiter New York, son mental change de braquet. Elle cesse de boire. Elle réussit à obtenir une allocation chômage de réorientation et se démène pour obtenir les meilleures notes possibles. Ardemment encouragée par un de ses professeurs, elle fait une demande d’inscription à l’Université de Londres et finalement est acceptée après une audition de théâtre réussie. Après, elle s’est mise à courir sans regarder derrière elle.
Le cheminement de J.D Vance est tout aussi improbable. Sa fameuse grand mère le convainc qu’il est doué pour les études. Il avance chaotiquement, manque à plusieurs reprises d’être exclu de l’école, passe ses examens sur le fil du rasoir, et arrive miraculeusement à terminer ses études secondaires. Puis il s’engage dans les Marines, pour prendre confiance en lui en s’éloignant de son clan familial –auquel, malgré tous ses malheurs, il est viscéralement attaché. Après un passage de quatre ans dans les Marines, expérience dont il chante les mérites formateurs, il quitte sa ville pour étudier, d'abord à l'université d'Etat de l'Ohio, puis à l’Université de Yale, dans le Connecticut. Il devient avocat et essayiste.
Pauvreté relative et pauvreté déshumanisante
La rhétorique sur les pauvres occupe beaucoup de place dans les pays riches. Mais c’est la pauvreté économique relative qui fait en tout premier lieu l’objet de spéculations et de dénonciations, celle qui est mesurée à l’aune du standard de vie des voisins, ou des affiches publicitaires, ou celle qui est perçue à travers les chiffres sur l’évolution des inégalités.
On parle beaucoup plus rarement de la misère des personnes désocialisées, celle qui emplit de honte, qui anéantit toute énergie et tout espoir de s’en sortir, qui fait de chaque jour un combat pour surnager, qui déshumanise et qui façonne des enfants traumatisés à vie. Dans Basse Naissance, comme dans Hillbilly Elegy la question de la déchéance sociale et du désordre psychique et moral de ces familles prime sur la pauvreté économique, même si évidemment souvent ces deux éléments sont emboités. Surtout ces deux livres offrent des témoignages rares sur le ressenti d’un enfant placé dans un tel contexte. Julien Damon dans plusieurs de ses ouvrages, notamment celui sur les bidonvilles, ou celui sur les SDF et les sans-abri, tente de cerner numériquement ces franges sociales de marginalité. Il cite dans « Qui dort dehors ? », les portraits de travailleurs dans la débine effectués par Georges Orwell (dont lui-même) dans Dans la dèche à Paris et à Londres. Les statistiques sur les familles monoparentales, celles de l’Aide sociale à l’Enfance, de l’UNICEF, ou de la Fondation Abbé Pierre fournissent quelques indications sur le vécu des jeunes en difficulté. Mais au fond, on ne sait vraiment pas grand chose sur ces enfants. D’abord parce que la plupart des données sont construites à distance par des journalistes ou dans l’abstraction des statistiques et que ces enfants, devenus adultes, ne prennent, par la force des choses, que très exceptionnellement la plume. On ignore même un point essentiel : combien s’en sortent vraiment, opèrent une sortie de route réussie, et quelles sont les conditions de la résilience ?
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