État providence du 21e siècle: des «trois U» aux «trois P» edit
Le Président de la République a plusieurs fois fait référence à la nécessité d’un « État providence du 21e siècle ». Il ne s’agit certainement pas, en l’espèce, de créer ex nihilo un nouvel édifice de protection sociale. Il s’agit plutôt d’une transformation d’un système qui a déjà connu des mutations et qui se trouve confronté à des défis d’ampleur en termes d’ajustements à faire. Une manière de raisonner, non pas pour proposer des recettes magiques, mais pour clarifier les enjeux et les directions consiste, d’abord, à revenir sur les célèbres trois U (unité, uniformité, universalité) à la base de la protection sociale à la française. Elle consiste, ensuite, à proposer un autre triptyque autour de la lettre P, afin d’incarner les évolutions à l’œuvre (personnalisation des services, parcours des individus, partage des données). Des trois U aux trois P donc.
L’histoire de l’État providence en France, au moins depuis 1945, est une histoire d’universalisation et de généralisation. C’est aussi maintenant une histoire d’individualisation et de personnalisation. Comment donc concilier l’universel et l’individuel ? La question philosophique n’est pas neuve. Elle se trouve au cœur des évolutions contemporaines de la protection sociale.
Un nouveau triptyque pour actualiser et compléter
Le projet de sécurité sociale – car avant d’être une institution, la sécurité sociale est un projet – comportait implicitement une ambition en trois U. Il s’agissait d’une protection sociale uniforme avec des prestations plutôt forfaitaires. D’une protection sociale unique avec une caisse unique et un régime unique. D’une protection sociale appelée à s’universaliser. On disait alors se généraliser. La création de 1945 c’est bien ce régime général dans lequel les différentes composantes professionnelles de la société étaient appelées progressivement à s’intégrer.
Où en sommes-nous, avec les trois U ?
L’uniformité est totalement oubliée, et c’est le souci d’adaptation, aux territoires comme aux situations individuelles, qui prévaut. Une incarnation récente en est la modulation des allocations familiales. Plus globalement, les attentes sont à la personnalisation et à l’individualisation bien plus qu’à l’uniformisation.
L’unité, prévue à l’origine, n’a pas pu s’opérer. Le système a plutôt éclaté, avec des branches bien distinctes. Naît cependant un mouvement de rapprochement. Mais même si le régime des indépendants (RSI) est en cours d’adossement au régime général, nous sommes tout de même assez loin, dans l’organisation du système, d’un régime unique. Les régimes particuliers, pour le monde agricole et pour le monde indépendant, et au sein des régimes particuliers les régimes spéciaux pour les sphères publiques demeurent. Le deuxième U de l’unité trouve tout de même des incarnations avec des réalisations et projets en cours, en particulier dans le domaine des retraites. Il faut notamment citer la liquidation unique des régimes de retraites alignées (LURA), l’unification de l’AGIRC et de l’ARRCO et le répertoire de gestion des carrières unique (RGCU). En matière de recouvrement, les URSSAF ont pour stratégie d’être le recouvreur de référence et l’ambition de devenir le recouvreur unique.
Le troisième U, celui de l’universalité, est le plus avancé. Toute la population est en effet couverte. La couverture est généralisée. L’universalisation s’observe au moins dans trois domaines. Les allocations familiales, depuis les années 1970, puisqu’il n’y a plus de lien entre le droit à ces prestations et l’activité professionnelle. Les retraites également sont en quelque sorte universelles avec un socle de base – le minimum vieillesse – et les différentes composantes dites aussi de base et complémentaires. Et les retraites, à l’avenir, se situent dans la perspective d’un système explicitement universel avec harmonisation des 42 régimes de retraite qui coexistent. En assurance maladie l’universalité a été atteinte avec la Protection Universelle Maladie (PUMA). Désormais, comme pour les allocations familiales, l’assurance maladie est détachée globalement de l’activité professionnelle.
À ces trois U ne viennent pas se substituer trois P. Ceux-ci complètent le modèle, en l’ajustant aux réalités et possibilités du 21e siècle.
Si la couverture est généralisée, universalisée, avec un mouvement allant vers l’unité, c’est un autre grand principe qui prévaut pour les prestations sociales et leur service. Celui de personnalisation. C’est le premier P, qui désigne l’individualisation et la modulation des prestations en fonction des territoires, un peu, et, surtout, des trajectoires familiales, personnelles, professionnelles.
Un autre P incarne cette transformation. C’est le P de parcours. Pour l’organisation de la protection sociale, cette notion prend de plus en plus d’importance. La branche famille développe des parcours attentionnés. La branche retraite se soucie des parcours de ses ressortissants. La branche maladie développe des parcours de santé ou parcours de soins. L’idée générale est simple : ne pas être trop général, pour être adapté. Alors que la protection sociale visait une réponse de compensation ou de substitution, à un moment donné, elle vise à accompagner ses bénéficiaires dans des parcours de plus en plus différents. Déménagements, séparations, changements de statuts professionnels, passage d’un organisme à un autre : ce qui était auparavant assez rare devient bien plus fréquent. Les individus sont plus mobiles géographiquement, familialement, professionnellement, socialement. D’où la nécessité de raisonner en termes de parcours et non pas uniquement en fonction de situations à un instant T.
L’ensemble « personnalisation et parcours » est rendu possible par l’abondance des données. Et par les performances des systèmes d’information et des applications. La protection sociale s’individualise, se personnalise dans ses prestations et ses services avec des portails et des plateformes autorisant la gestion individualisée des droits. Celle-ci sera rendue pleinement possible par le partage des données. C’est le troisième P.
Le balisage par trois lettres a une vertu mnémotechnique. D’autres P pourraient s’ajouter, celui de prévention notamment. Avec la révolution numérique, l’appellation 4 P a ainsi été employée pour désigner une nouvelle forme d’action publique, réformant et refondant les politiques publiques traditionnelles. Cette nouvelle action publique répond à quatre principes majeurs, les 4 P : personnalisée, prédictive, préventive et participative. On y ajoute, parfois, en particulier dans le domaine médical le P de « pertinence », ce qui donne une médecine 5 P. Mais restons donc sur trois P.
D’un système qui valorisait les trois U de l’unité, de l’uniformité et de l’universalité, on passe aujourd’hui à un système, à base universelle, qui valorise les trois P de la personnalisation de la relation, du parcours dans le système, et du partage des données. Ce développement n’est pas virage. Il a un visage, encore à venir, très concret.
À 20 ans: back office et front office à la fois unifiés et personnalisés
Si l’on se détache des problématiques immédiates et des révisions de curseur, en passant à une vision prospective, un schéma global se dessine. Les 3U et 3P peuvent s’envisager comme pleinement ajustés, à partir d’un scénario général, qui s’enclenche aujourd’hui, d’unification du back office des prestations et de personnalisation du front office des parcours individuels. Le principe suivi est, d’abord, celui d’une intégration renforcée des modes de gestion des prestations, avec un partage systématisé et fiabilisé de l’ensemble des informations. Il s’agit, ensuite, d’une organisation systématique de l’accompagnement autour de chaque personne. L’ensemble des bouleversements peut s’envisager à 20 ans. Certains éléments peuvent nourrir un scénario volontariste de changement, à horizon 2022.
La dynamique consiste à internaliser la complexité et à externaliser la simplicité. Le recours accru à des applications numériques toujours plus puissantes doit permettre de gommer la complexité que subit aujourd’hui l’usager dans le traitement de son dossier. A l’inverse, elle doit permettre de la simplicité avec intégration des fonctionnalités dans un portail unique. Il y a là parfaite complémentarité des logiques d’unification de la gestion des prestations et de personnalisation de la relation.
Une telle vision n’implique pas de suppressions institutionnelles, mais davantage d’intégration. Les systèmes d’information se connectent tandis que s’effacent les silos institutionnels aux yeux des usagers. Leur dossier, dont ils restent maîtres, est partagé et permet l’ajustement des réponses et des prestations. Du côté de l’accompagnement et du travail social, il en va de même. Il n’y a pas forcément suppression, mais mise en avant d’une logique pleine et entière de point d’entrée unique. Il demeure de multiples possibilités d’entrées dans la prise en charge (par le secteur associatif, les caisses, les collectivités territoriales), mais à partir d’une entrée, quelle qu’elle soit, le parcours est établi et suivi sur les mêmes modèles et les mêmes bases, avec choix ou désignation d’un référent unique.
Cette dématérialisation et cette logique de point d’entrée unique, alimentant un back office plus unifié, doivent permettre de dégager des gains de productivité dont une partie pourrait être affectée à un front office plus ajusté, notamment pour personnaliser l’accompagnement des personnes les plus en difficulté.
Un État providence résolument moderne doit, en un mot, industrialiser le plus complètement possible le service des prestations, et personnaliser, là aussi autant que faire se peut, l’accompagnement. Dans cette logique 3P, l’État providence du 21e siècle industrialise les prestations, tout en personnalisant parcours et accompagnement. Il permet à la fois de la standardisation sur les plus grands volumes, et de l’ajustement au plus près des situations individuelles. Il concilie, d’une part, interopérabilité des systèmes d’information et partage des données, et, d’autre part, intermédiation entre les personnes et les institutions.
De ce nouvel équilibre il doit ressortir du prêt-à-porter pour des prestations à bases plus homogènes, et du sur-mesure pour l’accompagnement des bénéficiaires, notamment les plus en difficulté.
Le grand soir ne se décide pas. Les jardins à la française, en matière sociale, ont leur esthétique mais pâtissent d’un certain irréalisme. Une voie possible est celle des réformes en sifflet. Il ne s’agit pas forcément de faire coexister de manière coûteuse et compliquée des systèmes parallèles. Il s’agit de faire gérer de manière neuve les nouveaux entrants et de faire basculer progressivement, dans des prestations ajustées et un accompagnement par référent unique, les usagers et allocataires existants. Tout cela prend nécessairement du temps. Tout comme il a fallu du temps pour l’universalisation de la sécurité sociale.
Dans un scénario volontariste il importe toutefois de bien se mettre à la place des bénéficiaires et non des institutions qui ont tous les arguments techniques pour expliquer combien les transitions sont difficiles. Un scénario volontariste serait d’aboutir, à horizon 2022, à un référent unique, un numéro unique d’identification et de gestion, des prestations à barèmes harmonisés, un point d’entrée unique et un dossier social unique consultable par les usagers et partagé entre les instituions.
Un projet très concret matérialiserait tous ces changements : une carte d’identité intégrant les identifiants et fonctionnalités permettant de gérer ses relations avec la protection sociale et l’ensemble des services publics.
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