La face cachée de la réforme des retraites: la fin de la société de défiance edit
L’objectif explicite de la réforme du système de retraite en masque un autre, bien plus large, et peut-être plus important encore : transformer profondément le modèle social français pour sortir de la «société de défiance». Cette expression a été popularisée à la suite du magistral petit ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc paru en 2007 qui portait ce titre (après l’ouvrage tout aussi important et visionnaire d’Alain Peyrefitte en 1995, La Société de confiance). On trouve dans leur livre tout l’arrière-plan socioéconomique qui donne sa justification politique à la réforme en cours, tout en soulignant les grandes difficultés de mise en œuvre. Quel était leur argument?
La thèse principale du livre est que la France est une société de défiance – défiance entre les citoyens, défiance des citoyens à l’égard des institutions, de leurs gouvernants, de leurs représentants et également des syndicats censés défendre les intérêts des travailleurs – et que cette défiance est entretenue par un modèle social fondé à la fois sur le corporatisme et l’étatisme. La preuve empirique de la défiance française est bien établie par les résultats de nombreuses enquêtes dont les World values surveys sur lesquelles s’appuient les auteurs.
Yann Algan et Pierre Cahuc reprennent la célèbre typologie d’Esping-Andersen qui caractérise le modèle français comme relevant du type « conservateur » dans lequel des dépenses sociales élevées sont octroyées en fonction de différents statuts afin de les préserver et de « renforcer un ordre social traditionnel » (p. 44). Le modèle corporatiste est donc organisé autour de « groupements de métiers qui cherchent à faire respecter des distinctions de statuts » en conditionnant « les différents types de solidarité à l’adhésion à ces groupes ». Et nos deux auteurs citent bien sûr la multiplication des régimes de retraite et d’assurance maladie comme l’un des signes patents de ce modèle corporatiste. Sa caractéristique est également d’être relativement inégalitaire puisque les prestations sont liées d’abord au statut professionnel.
Pourquoi ce modèle entretient-il la défiance ? C’est assez facile à comprendre : chacun veut défendre ses intérêts statutaires au besoin contre les autres et sans se soucier de l’intérêt général. Cette société corporatiste est donc une « société propice à la lutte des classes, au mal vivre national et international, à la jalousie sociale, à l’enfermement, à l’agressivité de la surveillance mutuelle » comme l’écrivait Alain Peyrefitte dans son ouvrage de 1995. Le soutien majoritaire des Français au mouvement de contestation actuel de la réforme des retraites, malgré la gêne occasionnée à beaucoup d’usagers, a surpris certains observateurs. Mais il est l’expression même de cette société corporatiste dans laquelle beaucoup de citoyens jugent qu’il est légitime de défendre ses intérêts statutaires quelle que soit leur légitimité sur le fond. La cohabitation baroque des avocats avec les grévistes de la CGT dans les manifestations et l’opposition farouche au projet en est une autre illustration.
Yann Algan et Pierre Cahuc montraient à partir des données empiriques des World values surveys que les pays défiants sont également plus inciviques que les pays confiants et qu’ils pensent plus souvent que les autres que leurs dirigeants sont corrompus. Ils montrent également, comme beaucoup d’économistes avec eux, que la confiance et le civisme sont des ingrédients nécessaires au bon fonctionnement des marchés et donc à une bonne marche de l’économie.
Cette société de la défiance repose également, en France en tout cas, sur des syndicats faibles, qui sont d’autant plus virulents et peu portés au compromis qu’ils représentent une part très étroite des salariés et que leur sort institutionnel est lié au maintien des corporatismes.
Il y a donc beaucoup de bonnes raisons pour tenter de sortir de la société de défiance, des raisons économiques pour améliorer le fonctionnement des marchés et éliminer les situations de rente anti-concurrentielles, des raisons démocratiques pour aller vers une société plus civique et plus respectueuse des règles communes, des raisons sociales pour retrouver un dialogue constructif entre les partenaires sociaux.
Adopter un modèle universaliste de prestations sociales peut contribuer à aller dans ce sens, argumentent nos deux auteurs. Ce modèle efface les différences de statut dans l’attribution des prestations, il est plus redistributif et plus égalitaire. Il est également plus transparent ce qui affaiblit la suspicion mutuelle.
Or les 42 régimes de retraite français sont l’expression la plus aboutie de ce système corporatiste. D’ailleurs, la mesure proposée par Gosta Esping Andersen pour évaluer le degré de corporatisme d’une société repose précisément sur le nombre de systèmes publics de pensions de retraite en fonction du statut professionnel. Ces multiples régimes de retraite français sont ainsi la quintessence du modèle corporatiste. Les fondre dans un régime unique n’a donc pas qu’une finalité technique concernant l’amélioration et la stabilité du système de répartition. Cela n’a pas non plus qu’une finalité de justice sociale comme on l’entend de la part des défenseurs de la réforme. Cela a une finalité beaucoup plus large qui vise tenter à mettre fin à ce modèle social corporatiste. Les syndicats qui lui sont le plus étroitement liés jouent donc, à terme, leur survie et il est logique qu’ils se situent dans une opposition frontale. Cette finalité est évidemment indicible, d’abord parce qu’elle serait sans doute difficile à expliquer à l’opinion, ensuite parce qu’elle pourrait apparaître comme remplie d’arrière-pensées politiques. C’est bien effectivement un projet politique, au sens fort et plein du terme, pas au sens d’une combinaison politicienne.
La difficulté de la mise en œuvre tient au fait que nous sommes toujours en plein dans la société de défiance. Le pouvoir est donc soupçonné des pires turpitudes et les opposants reçoivent de l’opinion un blanc-seing pour défendre leurs intérêts (comme chacun le ferait, pense-t-on, s’il était concerné). De son côté, le pouvoir utilise les armes de l’étatisme, autre volet du modèle social français, pour mettre fin à la société de défiance en tentant d’imposer ses vues et en pilotant la réforme d’en haut, mais, ce faisant, il manifeste lui-même une certaine défiance (voire une défiance certaine) à l’égard des syndicats avec lesquels il serait possible de trouver un compromis. Dans l’état actuel du système, il est vrai qu’il n’avait peut-être pas tellement d’autre choix à sa disposition. Les syndicats eux-mêmes n’ont pas vraiment confiance dans la parole de l’Etat. La dispute autour de l’âge pivot est symptomatique de cette défiance mutuelle : l’Etat ne croit pas que les partenaires sociaux parviendront à s’entendre pour gérer le système de manière équilibrée et les syndicats soupçonnent le pouvoir de ne mettre en place qu’un simulacre de négociation.
Au total cependant les intellectuels libéraux, s’ils sont cohérents avec eux-mêmes, devraient soutenir fermement cette réforme et ne pas mégoter leur soutien car, si elle aboutit, elle peut faire franchir à la société française un saut qualitatif majeur en brisant un des ressorts principaux du modèle corporatiste qui entretient la défiance et mine le sens civique. C’est un enjeu majeur.
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