Les crispations de la jeunesse contemporaine edit
De nombreuses crises globales ont secoué la société française au cours des vingt dernières années, et elles ont affecté les piliers fondateurs du modèle républicain : une intégration par le travail dont les promesses sont mises à mal par la crise économique et par le déséquilibre démographique des générations ; une vision commune d’une culture nationale, sur lesquelles s’appuie le «creuset français », actuellement au centre du débat public et politique sur la crise migratoire et l’intégration « à la française » ; un pacte démocratique progressiste et humaniste qui suppose une égalité des chances dans le domaine éducatif, seule garante d’une mobilité sociale ascendante devenue parfois défaillante.
Comment les jeunes imaginent-ils de refonder un vivre ensemble dans ces temps d’incertitudes, de fragmentations et de tiraillements ? Telle est la question que nous avons explorée dans notre ouvrage Une jeunesse crispée. Le vivre ensemble face aux crises globales (2021). Pour ce faire, nous avons donné la parole à 54 jeunes de 18 à 30 ans (interviewés en 2018 et 2019), et de profils variés (filles et garçons, étudiants et travailleurs, avec ou sans trajectoire migratoire, etc.).
Qu’est-ce qui peut encore unir les jeunes Français par-delà ce qui les sépare ? Les réponses données par les jeunes à cette question peuvent s’organiser selon quatre inscriptions et projections de soi dans un commun, que nous avons appelées esprits ou grammaires morales, obtenues en croisant position sur les échelles de l’appartenance (attachement local/national versus attachement global/supranational) et attitudes face à l’altérité culturelle (ouverture versus fermeture). Ces quatre esprits se fondent sur des prises de position tout à la fois tranchées et nuancées, cohérentes et ambiguës, exprimant de fortes déceptions, indignations et impatiences. Le registre des passions tristes (telles l’acrimonie, l’aigreur, l’amertume, la colère, l’égoïsme, la frustration, le ressentiment) côtoie celui des passions joyeuses (telles l’altruisme, l’amabilité, la bienveillance, l’empathie, l’espoir, la modération).
À la question « comment vivre ensemble dans la diversité ? », les interviewés répondent : a) en faisant corps avec la nation, en excluant tout individu ou culture considérés comme ne pouvant se fondre dans la communauté nationale ; b) en s’abritant sous la canopée républicaine, partagée avec tous ceux qui adhèrent au pacte républicain ; c) en tirant parti de la réalité multiculturelle française par la reconnaissance des communautés culturelles issues de l’immigration ; enfin, d) en incluant Autrui dans une commune humanité, ce qui revient à imaginer la société particulière comme une portion de la vaste cosmopolis de tous les humains.
L’esprit nationaliste
Pour les jeunes « nationalistes », les conquêtes sociales de la nation sont réservées aux « Français de souche » et la solidarité est un privilège strictement lié au droit du sol, d’où les griefs virulents qu’ils adressent aux étrangers qui, selon eux, bénéficient de droits indus. Cette éthnicisation de la nation pousse au paroxysme le plaidoyer pour l’identité irréductible de la France (sa singularité) en renouant avec la rhétorique romantique : la France, c’est une âme, un génie, un sang, un peuple, une identité, etc. Cette posture trouve sa justification dans une certaine vision des legs de l’histoire et alimente la parole de jeunes nostalgiques du passé, qui font des racines communes le fondement de la solidarité nationale : en ce sens, ils sont davantage réactionnaires que conservateurs. Les jeunes qui se rapprochent de cet esprit sont au nombre de 13 dans notre corpus. Dans l’ensemble, ce sont le plus souvent des hommes, plutôt sans origine migratoire, plutôt en emploi avec trajectoire ascendante ou stable, et peu pratiquants sur le plan religieux.
L’esprit républicain
Les jeunes « républicains » revendiquent leur attachement à un universalisme ancré dans l’enceinte de l’État-nation, nourri notamment au mythe de la Révolution française et fondé sur le primat de l’égalité civique sur les particularismes. Le récit des accomplissements de la démocratie, avec comme protagoniste la République, secondée par un État-providence généreux, et comme horizon une marche, apparemment inexorable, vers plus de respect, de tolérance, de justice et d’égalité, permet pour eux de résoudre la tension entre l’universalisme de la République et le particularisme de la nation. Ces jeunes estiment que la République est plus grande que la Nation, car celle-ci incorpore des principes universels dans un collectif dessiné par des frontières en embrassant l’ensemble des citoyens, indépendamment de leurs origines et de leurs particularismes, rassemblés par leur adhésion à un pacte volontaire, seul gage d’un projet commun dans lequel espérer. D’ailleurs, ils en vantent les réalisations : grâce à la République, la liberté d’expression existe, l’égalité fait son chemin, l’école et les soins restent largement accessibles et les droits humains sont globalement respectés. Dans notre échantillon, les interviewés qui se rapportent à cet esprit sont au nombre de onze. Dans l’ensemble, leur trajectoire sociale est plutôt ascendante et ils se définissent peu en fonction de leurs origines migratoires quand ils en ont : ils privilégient les identités choisies aux identités héritées.
L’esprit multiculturaliste
Pour ces jeunes, la prise en compte de la réalité multiculturelle et multicommunautaire de la société française est la seule façon de briser l’antagonisme entre majoritaires et minoritaires, dominants et dominés, Blancs et « racisés », « souchiens » et descendants de l’immigration, et de refonder le vivre ensemble. Ils estiment que l’universalisme républicain reste inachevé tant que les droits humains, dont la France est la génitrice, ne comprennent pas le chapitre des droits culturels. Ils prônent un vivre ensemble dans la diversité via le passage à une République plurielle et indivisible. Les propos de ces jeunes témoignent donc moins d’un rejet de la France que d’une profonde aspiration à dénationaliser la République et à reconnaître la possibilité d’être français « autrement ». Cet esprit multiculturaliste rassemble des jeunes issus de l’immigration qui, quand ils ont une religion, se déclarent très pratiquants, mais aussi des jeunes sans origine migratoire, de classes moyennes avec une trajectoire sociale ascendante, et plutôt situés à gauche de l’échiquier politique.
L’esprit cosmopolite
L’esprit cosmopolite s’appuie quant à lui sur deux vertus principales : une tolérance ne souffrant aucune exception et une praxis venant du bas, les deux formant une sorte de nouvel humanisme, base du vivre ensemble. Loin du cosmopolitisme des élites globalisées, souvent assimilé à l’indifférence typique du consommateur blasé, ces jeunes privilégient l’idéal moral de la commune humanité des individus de « bonne volonté » et considèrent que tous les êtres humains sont porteurs de droits, sans distinction de sexe, d’âge, de race, de religion ou de nationalité. Ce n’est pas l’absence de reconnaissance de leur propre identité qui anime leurs propos, mais l’indignation à l’égard du manque de reconnaissance d’une commune humanité chez certains de leurs semblables, qui, ainsi, se soustraient à l’obligation morale de considérer comme leurs égaux ceux qui habitent au-delà des frontières. Dans l’ensemble, les interviewés se réclamant de cet esprit considèrent que le cosmopolitisme est de l’ordre de l’aspiration et de l’effort sur soi. Ils entretiennent l’espoir d’une trajectoire sociale ascendante : le principe de mélioration traverse leur rapport au monde. C’est un groupe socialement et ethniquement mixte dans lequel, pour certains, la religion revêt une grande importance.
Les tiraillements de la laïcité
Sans surprise, dans ces quatre esprits, la question de la laïcité est centrale pour dire la place de l’Autre dans la société française. Chez les nationalistes, la laïcité est assimilée à un trait « typiquement » français et devient une arme de combat contre la religion des autres. Cette vision excluante n’est pas considérée par ses promoteurs comme intolérante, tant elle est supposée se faire au nom d’un bien commun, celui de la préservation du groupe face à ce qui est considéré comme une menace. Chez les républicains, dont l’esprit fait la part belle à la réciprocité des droits et des devoirs, la laïcité permet de mettre sur un pied d’égalité (et de tenir à distance) toutes les religions, considérées comme agressives en puissance – si elles ne sont pas strictement encadrées par la loi de 1905 – ou dogmatiques – quand l’individu se confond avec sa religion. À ce qu’ils considèrent comme l’instrumentalisation islamophobe de la laïcité universaliste, les jeunes multiculturalistes préfèrent quant à eux une laïcité différentialiste qui rompt avec l’attitude paternaliste prétendant que la religion affaiblit l’esprit critique des croyants et les transforme en adeptes dogmatiques. Quant aux jeunes cosmopolites, la laïcité représente le moyen de faire cohabiter les religions dans l’entente, en prenant en compte leurs grands principes moraux et dans un élan fortement œcuménique. Dans tous les cas, la notion de laïcité est spontanément étendue aux espaces publics et aux personnes privées, alors qu’à l’origine, son application était restreinte aux agents du service public dans l’exercice de leurs fonctions : la conception « extensive » de la laïcité a donc dans tous les cas gagné la bataille des idées.
Se garder des stéréotypes
En dépit des éléments de contextualisation que nous avons rappelés, ces esprits diffèrent des stéréotypes courants sur les jeunes générations, qui assignent les jeunes descendants de l’immigration plutôt à une multiculturalisme à teneur religieuse ou les ruraux « blancs » plutôt à un nationalisme conservateur. Les choses sont plus subtiles et plus complexes. Il arrive en effet que certains jeunes de seconde génération adhèrent au programme idéologique nationaliste, tout comme le multiculturalisme peut être appelé de ses vœux par des jeunes sans trajectoire migratoire. De même, les cosmopolites ne se recrutent pas systématiquement parmi les plus diplômés et les républicains pas forcément parmi les bénéficiaires de la promotion sociale. La question de la régulation des flux migratoires mobilise les jeunes nationalistes mais aussi les jeunes républicains. Et les nationalistes et les multiculturalistes peuvent se rejoindre sur une lecture très identitaire et très culturalisée de l’appartenance.
Les zones de porosité entre esprits sont donc nombreuses, car si les rapports au vivre ensemble sont redevables des conditions concrètes d’existence – et varient en fonction des formes d’intégration sociale, des cultures familiales, des mémoires migratoires transmises et réinventées, des environnements urbains immédiats –, les dynamiques d’empowerment individuel, d’ouverture et de repli, façonnent aussi puissamment les manières d’envisager le monde, et ce, d’autant plus que les transformations sociales en cours favorisent une déconnexion croissante entre positions idéologiques et conditions objectives de vie (que la lecture par la lutte des classes rendait centrale) en donnant une importance inédite aux dimensions culturelles (et aux expériences subjectives) de l’appartenance.
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