Imaginaire des jeunes: la fin de l'empire américain edit
Les jeunes sont les plus engagés dans la globalisation de la culture par la consommation de produits internationaux, circulant de manière accélérée sur les réseaux socio-numériques et issus d’industries de plus en plus globales. Ce ne sont pas seulement les parts de leur consommation qui l’attestent, mais, plus profondément, les structures de leurs préférences : plus de 50% des jeunes déclarent préférer les musiques étrangères, près de 60% les films étrangers et près de 70% les séries étrangères[1], et ce, alors que la France se caractérise par des politiques de soutien à la production et à la diffusion nationales particulièrement affirmées. Cette nouvelle orientation vers l’étranger produit une transformation des répertoires et des imaginaires culturels.
Des répertoires internationaux aux imaginaires cosmopolites
La globalisation a une très forte dimension culturelle comme l’avait précocement noté Arjun Appadurai[2]. Comme dans d’autres domaines, cette globalisation implique en matière culturelle une compétition entre un nombre d’acteurs de plus en plus important dans l’exportation des produits, ceux-ci constituant un élément clef de leur soft-power. Les jeunes en France sont aux prises avec des flux culturels intenses, issus non seulement du pôle anglo-saxon mais également d’autres aires culturelles : le manga japonais, la vague de l’hallyu sud-coréen, le cinéma de Bollywood, les musiques d’Amérique latine ou encore les séries télé turques. La Chine, grande puissance économique, a lancé un vaste programme de soutien à la création cinématographique pour l’exportation : le film La Grande Muraille de Chine, sorti en 2017, est ainsi la production sino-américain la plus chère de l’histoire. Il fait de la Chine le dernier rempart de l’humanité contre la monstruosité et oppose la force du collectif asiatique à l’individualisme occidental, le tout en reprenant tous les canons esthétiques américains du genre du film d’action et de science-fiction. On ne peut donc plus parler d’une hégémonie américaine – voire anglo-saxonne - même si le soft power américain reste important, comme en atteste la prégnance de l’anglais comme langue de consommation culturelle ainsi que les normes esthétiques issues du cinéma américain - mais d’une mosaïque esthético-culturelle multipolaire.
Ces consommations internationales façonnent des représentations de soi et du monde, des valeurs, des normes comportementales, qui permettent aux jeunes de s’orienter dans le monde global : c’est ce qui fonde une orientation cosmopolite. Celle-ci fonctionne à quatre niveaux. Le premier est esthétique : des productions cinématographiques autrefois moquées sont abordées avec plus d’expertise et de plaisir, comme le cinéma Bollywood. Le deuxième est culturel : les jeunes se familiarisent avec des codes culturels variés, considérés comme typiques de certaines aires géographiques ou pays : c’est le cas du bushido, code de l’honneur des samouraïs, diffusé via les mangas et les films. Le troisième est politique : les consommations internationales favorisent la création de sentiments d’identification trans-nationale à des « communautés imaginaires »[3], notamment parmi les communautés d’origines immigrées. Le quatrième est éthique : la trilogie Millenium interroge ainsi la question de l’égalité des sexes, dans un pays considéré par ailleurs comme un modèle en la matière.
Une norme de bon goût générationnel
Cette orientation cosmopolite esthético-culturelle est aujourd’hui largement répandue, à tel point qu’elle peut être considérée comme une norme de bon goût, ce qui n’est pas si étonnant dans un monde qui fait de la défense de la diversité et de la promotion du multiculturalisme un axe politique fort. Sa diffusion est la résultante de deux facteurs : d’une part, la transformation de la jeunesse, devenue plus urbaine, scolarisée, mobile, et consommatrice de contenus culturels ; d’autre part, le passage à l’éclectisme des offres et des répertoires culturels, et l’usage croissant des ressources culturelles à des fins de construction de soi.
Quelle est la portée de ce cosmopolitisme ? Deux postures s’affrontent. La première avance qu’ayant été enfanté par le capitalisme contemporain, devenu consumériste, addictif, compulsif, artiste et esthétisé, des sentiments[4], ce cosmopolitisme serait une approche cosmétique de l’altérité. Dans cette idéologie consumériste globale, les vertus d’ouverture et curiosité seraient des injonctions nécessaires au fonctionnement d’un système économique qui fait de l’exaltation de la diversité culturelle sa marque de fabrique. La seconde posture conçoit le cosmopolitisme esthético-culturel comme une nouvelle sensibilité dans l’histoire des idées, jalonnée successivement par l’amour courtois, l’enfance, les droits humains, l’égalité, le féminisme, l’identité et l’authenticité, etc. De ce point de vue, on ne saurait jamais assez insister sur le fait que ce cosmopolitisme constitue la clef de voûte de l’éducation du citoyen contemporain, tout comme l’émancipation l’a été pour l’éducation de l’homme de la période moderne, la raison pour l’homme des Lumières, le sentiment pour l’homme du romantisme et l’exotisme pour l’homme de la première moitié du XXe siècle. Nous estimons que la culture de l’homme ordinaire du XXe siècle ne peut pas ne pas être cosmopolite.
Pour une éducation cosmopolite
Les effets de la globalisation des industries culturelles sont donc majeurs. Ceci invite à réfléchir à l’éducation cosmopolite. Cette dernière prend des contours particuliers. D’abord, les acteurs principaux de cette éducation - les industries culturelles et les médias globaux - ne sont animés par aucun programme institutionnel cohérent, puisqu’ils sont concurrents entre eux et qu’on ne peut lire dans leur politiques d’offres aucune vision articulée d’un monde global ni aucun souhait de produire des universaux éthiques et politiques. Par ailleurs, les institutions d’éducation restent le plus souvent fermées aux produits des industries culturelles et ne produisant ni de discours ni de dispositif d’accompagnement de la réception de ces produits en termes d’éducation cosmopolite, de Bildung voire d’empowerment.
Ce travail de réception et de construction d’une carte mentale du monde est laissé à la charge des jeunes, qui combinent, par additions et connexions successives, des interprétations, parfois contradictoires, des contenus culturels en termes cosmopolites. On pourrait inscrire le cosmopolitisme esthético-culturel dans une éducation plus large, incluant des éléments qui ne sont pas uniquement véhiculés par les grandes industries et qui relèvent d’une vision politique, tout en retenant, dans ces média-cultures, ce qui libère les individus de leurs particularismes et les fait advenir au rang de citoyens, ce qui leur permet de trouver sa place dans un monde commun, d’affiner son jugement et de gouverner ses émotions, bref d’habiter le monde global.
L’urgence est là. Le délitement du projet européen (dont le Brexit est un épisode de plus), les tensions croissantes entre les blocs ethniques, religieux et culturels (qui émaillent chaque jour de leur lot d’assassinats et de conflits armés) nous appellent à une prise en compte du cosmopolitisme comme horizon d’attente, comme un mode de transformation possible du lien social.
[1] V. Cicchelli et S. Octobre, L’Amateur cosmopolite. Goûts et imaginaires culturels juvéniles à l’ère de la globalisation, Paris, MCC, 2017
[2] A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 (1996 en anglais)
[3] B. Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 (1983 en anglais)
[4] E. Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006
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