Lycées professionnels: ne pas oublier les aspirations des élèves edit
Une vaste réforme du lycée professionnel est en cours. C’est un chantier important car le fonctionnement actuel des filières professionnelles de l’enseignement secondaire est loin d’être aussi performant qu’il devrait l’être. Les taux de sorties de l’Education nationale des élèves inscrits dans ces filières, avant l’année terminale restent importants (17% en CAP, 10% dans les filières bac pro[1]) et surtout la satisfaction à l’égard de l’orientation de ceux qui les suivent est faible. 35% des jeunes de 18 à 24 ans ayant suivi une filière professionnelle trouvent leur orientation « mauvaise » (contre 24% de ceux qui ont suivi une filière générale)[2]. Rappelons que 627 000 jeunes sont inscrits en filière professionnelle au lycée (2021), dont 106 000 en CAP et 512 000 en bac pro. Le taux de réussite en CAP n’est que de 84%, 87% en bac pro, contre 97,5% en bac général.
La réforme envisagée par le gouvernement consiste essentiellement à améliorer l’efficacité du système du point de vue de l’adéquation entre les formations dispensées et les besoins d’emploi. Il faut « réarrimer » les lycées professionnels avec le monde du travail, indique le chef de l’Etat aux recteurs avant la rentrée. Les mesures envisagées consistent à augmenter la durée des stages, à revoir la carte des formations sur le plan régional (en fermant des formations sans débouchés et en en ouvrant d’autres mieux adaptées aux besoins d’emploi), à recruter des enseignants issus du monde professionnel, à éventuellement faire entrer les entreprises dans les conseils d’administration des lycées. Ces orientations, on s’en doute, ne plaisent aux syndicats d’enseignants qui ont toujours été méfiants à l’égard de politiques qui viseraient à rapprocher l’Education nationale du monde des entreprises.
L’hyperspécialisation des filières professionnelles
Dispenser des formations qui répondent véritablement à des besoins d’emploi et assurent donc aux jeunes qui les suivent des débouchés, parait une mesure de bon sens. Néanmoins, il faudrait prendre garde à ne pas réduire la réforme à une stricte logique adéquationniste (formation-emploi). En effet un des problèmes majeurs du lycée professionnel est, comme indiqué au début de ce papier, que l’orientation proposée ne satisfait pas une partie importante des élèves. Un double problème se pose qui explique en partie ces insatisfactions chroniques : l’étroitesse ou la très forte spécialisation des formations proposées dans les filières professionnelles et la gamme réduite, au niveau local, des choix disponibles. On compte 200 spécialités de CAP, avec par exemple « art de la dentelle option aiguille » ou « art de la dentelle option fuseaux » ! Il y a par ailleurs une centaine de spécialités de bac professionnel. Certes, depuis la rentrée 2019, l’Education nationale a commencé à regrouper ces spécialités en « familles de métiers » (on en compte 16) ce qui est une très bonne chose, mais ces orientations à spectre plus large ne concernent que 133 700 élèves inscrits en seconde professionnelle sur les 511 800 élèves inscrits en bac professionnel. Est-il raisonnable, est-il souhaitable d’enfermer des jeunes, à l’issue de la troisième, entre 14 et 15 ans, dans des spécialités si étroites ? Le propre de la jeunesse moderne est d’expérimenter, de construire des choix par itérations successives, sans s’enfermer dès le départ dans une case extrêmement restreinte dont on aura toutes les peines du monde à s’extraire si elle ne donne pas satisfaction. Il faut reconnaître aux jeunes le droit au tâtonnement. Le système actuel ne le permet pas.
Le second problème est que, bien évidemment, toutes les spécialités ne sont pas présentes au niveau local (les choix de filière professionnelle peuvent s’étendre à l’académie, 25 en métropole, mais on peut supposer qu’il est en réalité réduit aux lycées les plus proches du domicile des élèves). Comme l’indique le vade-mecum de l’Education nationale consacré à l’orientation, « l’élève et sa famille précisent le lycée pour la seconde générale et technologique et les spécialités ou familles de métiers pour les diplômes professionnels. Formuler une demande n'assure pas toujours une place dans un établissement et les enseignements ou spécialités de son choix. La demande est satisfaite dans la limite des places disponibles. » C’est le conseil de classe qui formule une proposition d’orientation et au cas où elle n’est pas conforme aux vœux de l’élève, c’est le chef d’établissement qui prend la décision définitive (après un entretien avec la famille). Des voies de recours sont possibles auprès d’une commission d’appel.
Dans les faits, cette double contrainte – des spécialités étroites et un choix local forcément limité – fait que de nombreux jeunes sont affectés dans une filière qu’ils n’ont pas véritablement choisie ce qui conduit une partie importante d’entre eux à l’échec, au décrochage ou à des réorientations problématiques. Mieux adapter, comme le propose le projet de réforme, les formations professionnelles aux emplois disponibles est certainement une bonne chose mais ne règle en rien ce problème d’adéquation entre les filières proposées et les aspirations des élèves. On peut même craindre que la logique adéquationniste de la réforme ne renforce le localisme des formations proposées dans les lycées professionnels. Sur ce plan, les syndicats n’ont peut-être pas tout à fait tort de s’inquiéter « d’une Education qui ne serait plus nationale, mais locale » (Les Echos, 14 septembre 2022).
Généraliser les familles de métier: l’exemple norvégien
Pour parer à ces difficultés deux voies sont possibles. La première consiste à avancer plus hardiment dans la voie de familles de métiers plus larges que les filières de métiers spécialisées qui sont proposées aux élèves aujourd’hui : étendre les familles de métiers à l’ensemble des filières de bac professionnel, et l’envisager sous une forme différente peut-être pour les filières de CAP. Est-il raisonnable d’avoir 200 spécialités de CAP ? Même dans cette voie qui doit déboucher sur une insertion professionnelle plus rapide que la voie du bac professionnel, ne peut-on construire des formations plus polyvalentes, au moins en première année de CAP, qui permettent aux jeunes de se réorienter plus facilement ? La spécialisation trop étroite et trop précoce est un facteur d’échec. Il faudrait y remédier en atténuant cette hyperspécialisation. Bien sûr une réflexion de ce type ne pourrait être engagée qu’en concertation avec les branches professionnelles.
Une telle organisation est possible. Elle est en place dans certains d’Europe. Examinons par exemple le système norvégien[3]. Après la scolarité obligatoire (10 ans d’études, elle prend fin vers l’âge de 15 ans), les élèves se voient proposer soit une voie générale (autour de trois programmes d’enseignement), soit une voie professionnelle (choisie par la moitié des élèves norvégiens) autour de 9 programmes assez larges[4] qui sont présents sur l’ensemble du territoire. Les élèves doivent classer les programmes en fonction de leurs préférences et sont assurés de se voir offrir une place dans un de leurs trois programme
s préférés. La formation professionnelle dure 4 ans, deux ans à l’école et deux ans comme apprenti dans une entreprise privée ou une institution publique combinant de la formation sur le tas et du travail productif. On voit les avantages d’un tel modèle[5] : du fait du large spectre des programmes proposés, les élèves ont moins de risques de s’engager dans une filière qui ne leur convient pas. En second lieu, l’articulation des deux ans de formation scolaire sur des programmes assez généraux et d’un apprentissage en entreprise (qui suit ces deux ans d’école) permet aux jeunes de construire progressivement le choix de leur métier. En outre, le fait qu’il n’y ait que 9 programmes permet qu’ils soient présents sur l’ensemble du territoire et offerts à tous les élèves quel que soit leur lieu de résidence. Ce système semble ainsi pouvoir combiner, mieux que ne le fait le système français, la prise en compte des aspirations des jeunes et l’efficacité de la formation en termes d’adéquation aux besoins d’emploi. L’idée forte est de partir d’un spectre large pour aboutir, in fine, au choix d’un métier.Bien sûr, il serait totalement illusoire et à vrai dire impossible d’importer clé en main un tel modèle pour le transposer au cas français. Mais la philosophie qui le sous-tend peut être adoptée en réduisant drastiquement (mais progressivement car les résistances à une telle évolution seraient sans doute fortes) la spécialisation des formations professionnelles proposées aux élèves à la sortie du collège.
Néanmoins, comme une telle évolution, si elle était mise en œuvre, serait forcément lente, il faudrait envisager les moyens de favoriser la mobilité géographique des élèves qui aspirent à une formation qui n’est pas présente dans leur environnement immédiat, de façon à ouvrir la palette des choix et à réduire les orientations contraintes : une politique d’internat plus ambitieuse, des aides financières à la mobilité. Être mobile peut être à plusieurs titres un gage de réussite et de promotion sociale. Il faut l’encourager.
Ces choix de politique éducative sont cruciaux. Il faut surtout éviter le travers de ne les considérer que comme des choix techniques et économiques (ce que semble faire la réforme annoncée). Ils le sont évidemment. Mais l’école forme aussi des citoyens et plusieurs travaux montrent qu’il y a un lien fort entre l’insatisfaction scolaire et une mauvaise intégration à la société, non seulement en termes d’emploi, mais beaucoup plus largement en termes de participation sociale, et d’adoption de comportements déviants, violents ou radicaux. Créer une école qui donne, autant que possible, satisfaction à ses usagers est donc un enjeu capital.
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[1] Source : Repères et références statistiques 2022, Ministère de l’Education nationale, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), p. 91
[2] Enquête Louis Harris pour l’Institut Montaigne auprès d’un échantillon représentatif de 8000 jeunes de 18-24 ans (septembre 2021)
[3] Voir Education Policy Outlook in Norway, OECD 2020 et Investing in Youth : Norway, OECD 2018
[4] Ces programmes sont les suivants : bâtiment et construction, design, arts et artisanat, électricité et électronique, santé, enfance et développement de la jeunesse, Media et communication, agriculture, pêche et forêt, restauration, service et transport, production technique et industrielle.
[5] Bien sûr aucun système n’est parfait et le modèle norvégien connaît aussi des difficultés. Le rapport de l’OCDE Investing in Youth en pointe deux : le manque de places d’apprentissage et les exigences académiques peut-être trop élevée de la formation scolaire de deux ans précédant la formation en entreprise, ce qui conduit à des taux d’échec assez élevés.