Google rend-il stupide ? (2) edit
Dans mon précédent article, je m’interrogeais : faut-il prendre au sérieux le cri de guerre lancé par Nicholas Carr dans The Atlantic (juillet/août 2008) : « Google rend-il stupide ? » En effet, si les intellectuels et les diplômés sont les premiers utilisateurs du Web, l’univers du papier leur demeure très familier. Mais qu’en est-il des autres catégories sociales ?
Les 15-25 ans – et pas que les diplômés ! – se sont pris eux aussi d’un engouement pour le Web. Que font-ils de ce pluri-média? Au-delà des usages banalisés de la messagerie et de la recherche d’information, ils sont sans conteste les premiers participants des blogs, des sites personnels, des chats, des forums, des messageries instantanées, des partages de fichiers et des réseaux sociaux. Une grosse majorité d’entre eux (74 % des 15-20 ans) ont eu une activité d’autoproduction sur ordinateur (photos, écriture personnelle, production de vidéo, musique, création de blogs ou de sites personnels). Les jeunes figurent ainsi comme l’avant-garde du Web relationnel et du Web expressif. Par ailleurs, ils téléchargent de la musique et consomment en direct des programmes de télévision ou de radio : ils ont en fait importé sur le Net leurs consommations d’avant. Enfin, ils s’adonnent aux jeux vidéo : 56 % des 15-19 ans, 39 % des 20-24 ans les pratiquent tous les jours ou une ou plusieurs fois par semaine, une tendance qui est surtout masculine.
Ce centrage sur le Web occasionne-il un repli sur la sphère domestique ? Pas du tout. Les jeunes, en particulier les 15-20 ans, sortent bien davantage que leurs parents au même âge, essentiellement pour voir des amis et/ou aller au cinéma. Lisent-ils moins de livres ? Oui, mais la baisse de la lecture précède Internet : chaque nouvelle génération arrive à l’âge adulte avec un niveau d’engagement dans la lecture de la presse et des livres moindre que la génération précédente, on l’observe depuis des décennies. Ecoutent-ils davantage de musique ? Oui, mais l’invasion des décibels dans le quotidien de la jeunesse ne cesse de progresser depuis les années 70.
Fréquentent-ils moins l’imprimé ou les équipements culturels ? Cela dépend : ces comportements sont corrélés au milieu socioculturel. Les jeunes des milieux défavorisés sont rivés sur les écrans domestiques ; les jeunes garçons issus de milieu socioculturel moyen favorisent aussi les écrans alors que les jeunes filles du même milieu ont des pratiques diversifiées (lecture de livres et fréquentation des équipements sociaux culturels) ; les jeunes issus de milieu socioculturel favorisé usent de tous les accès à la culture, écrans compris. Le Net ne change pas le phénomène bien connu de l’effet cumulé des ressources : la culture va à la culture. Comme l’indique Olivier Donnat (données sur les pratiques culturelles 2008) : « les usages d’internet ont pris place dans des univers culturels qui leur préexistaient et qu’ils n’ont pas, jusqu’à présent, fondamentalement modifié les centres d’intérêt des uns et des autres. » Donc, sur le terrain de l’accès à la culture le Net ne modifie pas les tendances préexistantes, il se greffe sur elles et sans doute les amplifie.
En revanche, en offrant un vaste espace de socialisation, le Web accompagne de manière originale le déroulement de l’adolescence. Il favorise l’apprentissage par tâtonnements et par l’exploration jubilatoire : en ce sens il est parfaitement adapté à la psychologie des jeunes d’aujourd’hui – éduqués depuis leur enfance au principe de « l’invention de soi ». Les réseaux sociaux apportent leur grain à cette construction : opportunités pour des jeux savants autour de l’identité, ils offrent une scène pour le théâtre de soi, et le bricolage sur soi. Parallèlement le Net accueille et fait circuler les œuvres (photos, musiques, écrits), souvent éphémères, souvent amateurs, de chacun. Cette vitrine pour témoigner des goûts et des talents est une innovation. Alors que le cinéma et la télévision stimulent « la culture réflexive de soi » (comme l’intitule Anthony Giddens) en proposant, via des récits, une galerie de figures et d’expériences à laquelle le spectateur se confronte et se mesure, Internet fait éclore un individualisme expressif (voir mon article « Tous experts, tous artistes ».) : deux tendance au service d’un travail sur la subjectivité. Cette frénésie communicationnelle spécifie cet âge de la vie, le Web l’intensifie et la reconfigure, mais n’invente rien. D’ailleurs, les réseaux sociaux se multiplient, se transforment, suivent des modes, certains sombrent dans l’oubli et il est difficile de prédire comment ces sites évolueront.
À une époque où le temps de la jeunesse s’étire sur de longues années, souvent marquées par de l’indétermination, cette opportunité d’échanges et d’expériences a valeur sociale. Le Net fournit un sas d’attente, de projection et de décompression. En outre, le networking et la circulation dans les sites d’information ne se résument pas à être des passe-temps. Pour les 20-30 ans, ils sont aussi un moyen pour trouver une place dans la société, car plus le monde est compétitif plus l’ouverture et la socialisation élargie deviennent des atouts pour s’insérer.
Internet rend-il stupide ? Apparemment, ce sont les couches intellectualisées qui s’abiment dans cette question, déboussolées parce que les sortilèges du numérique les dévient quelque peu de la culture légitime, celle du livre et de l’imprimé, et de la maturation intellectuelle qui va avec. Les autres couches sociales se sont engagées depuis longtemps vers des pratiques d’écran de plus en plus exclusives. En raison de la multitude d’informations et d’opportunités auxquelles elles accèdent par cette voie, elles ressentent sans doute cette évolution comme un progrès, même si elles ne fréquentent pas davantage la haute culture, et même si elles ne participent pas toutes avec une égale intensité à ce tourbillon conversationnel. Surtout, elles trouvent par le Web un lieu d’expression : or jusqu’à il y a peu, témoigner de ses opinions, s’exposer ou faire connaître ses autoproductions, ces possibilités étaient réservées à la minorité sociale qui possède le sésame des grands médias et des maisons de production. Le Net permet un désenclavement. Avoir accès à l’espace public, renforcer ses liens avec ses proches et quelques autres, sortir de son isolement, ne rendent pas plus intelligent ou plus talentueux, d’accord. Mais sans doute rendent-ils plus confiant.
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