Internet : le miracle de la gratuité edit
89 % des Français estiment que les sites d’information et de contenus doivent être gratuits sur Internet (étude de comparaison internationale de GFK Custom Research). Autrement dit, à la bourse des valeurs, en France, le gratuit obtient la cotation la plus élevée dans le monde. Toutefois, dans cet emballement nous nous singularisons à peine : 82 % des Européens et 78 % des Américains pensent comme nous. Le rejet hexagonal de la culture marchande sur Internet est encore plus radical : 50 % des Français estiment que les contenus doivent être gratuits et sans publicité (42 % des Européens et 21 % des Américains). Comment expliquer cette opinion, qui revient à assimiler les contenus d’Internet à des biens publics ?
Avant d’être une opinion, la gratuité est d’abord une habitude acquise. L’idéal de l’échange collaboratif désintéressé qui a présidé aux origines du Net a conservé toute sa vigueur et a fourni un carburant au développement du Réseau. Les industries des télécoms en ont largement tiré parti en faisant miroiter, à partir d’un simple abonnement d’accès, une myriade de plaisirs non payants – des communications sans cesse plus étendues et plus sophistiquées à la consommation de productions culturelles. Pendant de longues années, ce « miracle » de la gratuité n’a pas été interrogé tant il collait aux valeurs de l’Internet. Mais cette fuite en avant est loin d’être inhabituelle dans le secteur de la communication, où l’innovation engage souvent un pari économique improbable.
Au cours de leur longue marche vers l’abondance, les médias audiovisuels « gratuits » ont toujours pensé, avec une foi de charbonnier, qu’ils trouveraient des ressources pour se rémunérer. Depuis 30 ans, une pensée magique accompagne la naissance des nouvelles chaînes ou radios commerciales : la publicité suivra. Ainsi, les acteurs de ce secteur agissent comme si les dépenses de communication des annonceurs et leurs ressources pouvaient se déployer à l’infini. Au besoin, ces acteurs exercent une pression sur les pouvoirs publics pour qu’ils modifient les règles de la diffusion publicitaire. La série est longue des évolutions réglementaires de ces dernières années : ouverture de la publicité télévisée à la grande distribution, seconde coupure publicitaire, disparition de la publicité sur la télévision publique, etc.
Les sites internet de contenus informatifs ou culturels, pure-players ou liés à des médias, ont d’abord parié, comme l’ont fait en leur temps télévisions et radios, sur la bienveillance de la fée publicité. Or celle-ci se révèle largement insuffisante pour financer de nouveaux contenus ou pour compenser la perte financière, sur son marché initial, de la presse payante ou des grands médias commerciaux. En 2009 comme en 2008, Internet ne représente en France que moins de 5 % des investissements publicitaires qui se dirigent vers les médias. Et cette manne publicitaire est destinée à se répartir entre une telle multitude de sites que chacun d’eux n’en reçoit qu’une poussière (pour toucher un client potentiel l’annonceur dépense dix fois moins sur le Net, voire vingt fois moins, que pour un support physique). En outre, contrairement aux prévisions, le Net n’a pas été épargné par la décrue publicitaire des deux dernières années (-6, 5 % en 2009), seuls les liens sponsorisés (+ 9 % en 2009) échappant à ce désastre – mais près de 8O % d’entre eux bénéficient à Google.
Qu’à cela ne tienne, le socle publicitaire se dérobant sous leurs pieds, les investisseurs de contenus sur internet ont placé leurs espoirs dans l’économie oblique. Internet offrirait une vitrine et stimulerait les activités marchandes du monde réel (concerts, ventes de biens culturels, prestations diverses). Cette perspective s’étant révélée particulièrement aléatoire, les plus réalistes s’accrochent aujourd’hui à un autre schéma, le freemium/premium : quelques contenus gratuits pour tous, acheminant vers des offres payantes pour les clients plus exigeants – contenus enrichis, élargis, en accès immédiats, nomades etc. Comme le montre l’enquête GFK environ 10 % de la population européenne, probablement le plus souvent diplômée, active, mobile, et friande d’informations et de consommations culturelles, est prête à payer pour pouvoir goûter sans répit à ces nourritures intellectuelles. Autrement dit, une petite fraction des internautes changera volontiers ses habitudes et acceptera de souscrire à un abonnement pour des contenus. L’horizon n’est pas pour autant totalement dégagé. Une poignée de clients « premium » suffit-elle pour rémunérer un ensemble de produits main-stream en libre-accès ? Cette sphère des initiés peut-elle s’élargir ?
Là encore l’exemple de la télévision permet de réfléchir. Grâce au numérique ce secteur a aussi développé une offre payante. Le bilan des chaînes par abonnement est mitigé. Plus de vingt ans après leur lancement via le câble et le satellite seule une grosse minorité des téléspectateurs y a souscrit (41 % des foyers hors Canal +), et les chaînes TNT payantes n’ont eu guère de succès pour le moment. Ici, pourtant, l’accès à des programmes inédits et exclusifs (information ou émissions en direct, films, retransmissions sportives) constitue un stimulant pour le client. Or la plupart des nouvelles chaînes lancées dans les années 90 ne sont toujours pas rentables et ne vivent que soutenues par les groupes médias auxquels elles appartiennent. Ainsi, selon une étude publiée récemment par le CSA sur la télévision payante, le compte d’exploitation de ce secteur continue d’être déficitaire, même s’il s’est nettement amélioré.
Vendre un contenu original est encore plus incertain sur le Net. La promesse de l’exclusivité ne jouit pas de la même efficacité alors que l’abondance des sites et les moyens de contournement laissent entendre à l’internaute qu’il trouvera ailleurs en gratuit sur la Toile ce qui lui est proposé ici « en payant ». La vitesse de circulation de l’information ou des contenus culturels, ainsi, fragilise la valeur de l’exclusivité. De fait, celle-ci a-t-elle un sens au royaume du peer-to-peer ?
Pour des raisons historiques (les mythes de la Silicon Valley) et génétiques (ce sont les initiatives des internautes qui impulsent l’orientation du Réseau), le Web se révèle un bastion de résistance à l’économie marchande. Mais ce purisme ne concerne que les consommations culturelles, car par ailleurs cet écosystème s’apparente à un gigantesque hypermarché propice à la frénésie de la consommation – 72 % des internautes français sont des e-acheteurs (étude IPSOS de mars 2010). Tout se vend sur le Net, sauf les biens immatériels qui touchent la culture et l’information. Ceux-ci sont sanctuarisés sous la bannière du gratuit et personne n’envisage vraiment qu’une épreuve de vérité puisse un jour balayer brutalement ce miracle. Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, la vie à crédit est toujours préférable.
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