Plaidoyer pour la déconstruction edit

1 mars 2021

L’article de Nathalie Heinrich sur les « petits malentendus transatlantiques », paru sur Telos le 9 février, soulève quelques questions qui méritent réflexion. Si les « cultural studies » ont leurs défauts, il faut prendre au sérieux leur réflexion sur le naturel, le construit et l’arbitraire, qui bouscule différentes traditions, d’Aristote à Marx et ouvre sur de nouvelles exigences de justice.

Nathalie Heinich écrit : « Ce que ces "cultural studies" ont en commun, pour l'essentiel, est le programme "post-moderne" de "déconstruction", visant à démontrer le caractère "socialement construit" - et donc supposément arbitraire - d'un certain nombre de catégories (notamment le sexe, la race, la valeur, l'identité, etc. ), à l'encontre donc de la perception spontanée des acteurs et de leurs "croyances" ou de leurs "illusions" quant à la naturalité et donc à la nécessité, à la pérennité et à l'universalité de ces catégories. »

Je ne suis pas sociologue (ni spécialiste des cultural studies), mais cette brève présentation des cultural studies américaines me frappe par la distance que l’auteur prend par rapport à ces idées. Il me semble utile, en particulier, de revenir sur le lien entre la compréhension d’un phénomène comme « socialement construit » et sa perception, par conséquent, comme « arbitraire ». Cette précision s’impose notamment au regard de la pensée marxiste ou du féminisme radical, pour lesquels le capital ou le patriarcat sont si déterminants qu’un phénomène « socialement construit » n’a rien d’arbitraire, bien au contraire.

Associer la construction sociale à l'arbitraire, qu’est-ce que cela peut signifier ? L'idée qui me vient le plus spontanément à l'esprit est qu'il y a quelque chose de moralement arbitraire, qui demande donc à être justifié ou révisé, dans la façon dont au fil du temps nous avons façonné le monde, et dans les catégories avec lesquelles nous essayons de le comprendre.  Ainsi comprise, l'idée centrale des cultural studies, du moins telle que la présente Nathalie Heinrich, ne semble pas particulièrement confuse ou bizarre. Cette idée repose simplement sur la pensée que le monde dans lequel nous vivons souffre d'un certain nombre de défauts qui, s'ils peuvent être expliqués (et en ce sens ils ne sont ni arbitraires, ni aléatoires), n'en sont pas moins moralement injustifiés, ce qui appelle donc des changements.

Si l’on peut s’entendre sur la thèse centrale des cultural studies, il n’en reste pas moins quelques points problématiques. Il n’est pas nécessaire, par exemple, de procéder à une déconstruction pour comprendre qu’à bien des égards le monde est moralement déficient, voire injuste. John Rawls par exemple, qui avec sa Théorie de la justice a été le premier à introduire les termes « moralement arbitraire » chez les philosophes, a montré que les loteries « naturelles » et « sociales » qui déterminent les chances des individus n’ont aucun fondement moral[1].  Pour Rawls (qui se distingue ici nettement du luck egalitarianism d’un Ronald Dworkin, qui vise à abolir l’inégalité des individus face au hasard[2]), la justice sociale ne nous oblige pas à tenter de corriger le fait que certaines personnes naissent aveugles et d'autres voyantes, ou que certaines sont nées avec une dextérité physique exceptionnelle quand d'autres sont maladroites. Selon lui, il suffit pour la justice sociale que nos institutions n'exacerbent pas les résultats de ces loteries. Tout en protégeant les « libertés fondamentales » de chacun et des formes substantielles de « juste égalité des chances », les institutions doivent veiller à ce que les inégalités de revenus et de richesses profitent au maximum aux perdants des loteries naturelles et sociales[3]. Ainsi, même pour Rawls, les effets de la nature sont « moralement arbitraires », et ne sauraient faire l’objet d’une justification morale.  Il peut donc sembler inutile d'affirmer qu'une chose est « socialement construite » pour douter de sa justification morale.

Peut-être faut-il alors distinguer deux aspects, dans les discours sur la construction sociale. Le premier concerne le lieu où la distinction naturel/social devrait être établie et, par conséquent, à quels éléments les normes de justice sociale pourraient s'appliquer. Ici, l'idée centrale de la théorie critique en général, et des cultural studies en particulier, est que certains traits qui étaient auparavant considérés comme « naturels », et donc comme des objets impropres à la critique sociale, devraient quand même être soumis à une telle critique, que nous soyons ou non en mesure de les modifier. Par exemple, les distinctions sexuelles pour les féministes, ou les distinctions « raciales » pour les philosophes comme Magali Bessone qui travaillent sur ce sujet[4] et pour les théoriciens postcoloniaux[5].

Le second aspect touche aux types d’éléments qui sont susceptibles d'être soumises à la volonté et au contrôle humains (quelques difficultés que cela présente par ailleurs et sachant qu’une telle intervention peut avoir des conséquences inattendues et parfois problématiques). En ce sens, les discours sur la construction sociale sont des discours sur ce que les humains sont en principe capables de changer, indépendamment des justifications données à ce changement.

Nous traitons souvent ces deux enjeux du discours sur la « construction sociale » comme s’ils se confondaient. Mais, si l’on veut raisonner rigoureusement, il faut les distinguer. Cela peut nous aider à mieux comprendre une utilisation particulière des mots « construction sociale ».

Comme l'a fait remarquer Sally Haslanger dans un article important, parler de « construction sociale » dans un ou l'autre sens perd toute pertinence si nous étendons le terme à tout et n'importe quoi. Elle évoque ici le cas de Catherine MacKinnon qui décrit la raison comme intrinsèquement masculine et inévitablement impliquée dans le maintien de hiérarchies sexuelles injustes[6]. Si une approche pointant la part de construction sociale réussit à critiquer les idées traditionnelles sur les hommes et les femmes, c’est notamment parce qu'elle identifie avec précision les mécanismes de contrôle social qui sont responsables de certaines différences. Et, pointe Sally Haslanger, c'est précisément le contraste entre ces mécanismes et les déterminismes des mécanismes naturels qui permet d’espérer qu’un changement social est possible.

Toutefois, Sally Haslanger nous met en garde sur un point. Le terme même de « nature » est ambigu. Dans la tradition aristotélicienne, le discours sur la « nature » ne distingue pas toujours ce qui est « naturel » de ce qui a été créé par l'homme. Dans cette tradition, le terme « nature » fait référence aux propriétés intrinsèques des choses, aux caractéristiques qui en font ce qu'elles sont, et ce que nous parlions d'artefacts humains, comme des couteaux et des institutions politiques, ou de bégonias et d'êtres humains. C'est pourquoi Sally Haslanger attire notre attention sur l'hypothèse selon laquelle tout discours sur la "nature" est antiféministe.  En clin d'œil à la célèbre affirmation de Simone de Beauvoir selon on ne naît pas femme, on le devient, Sally Haslanger écrit ainsi : « En reconnaissant que je ne suis pas par nature une femme, on ne touche pas à la question plus large de savoir si j'ai une nature et, aussi étrange que cela puisse paraître, si ma nature est naturelle ou non ». Comme elle l'explique, « la notion de propriété "naturelle" est ambiguë, entre une propriété physique étudiée par les sciences naturelles et une propriété qui fait partie de la nature de quelque chose ou qui en découle. Il est plausible, par exemple, que le catholicisme soit attaché à l’idée que les choses ont une nature, alors qu’il ne se rattache pas à la traduction du naturalisme. » 

L'idée que certaines choses, y compris les plus « naturelles », sont des constructions humaines mérite donc d’être creusée, et à ce titre les cultural studies et autres écoles de la déconstruction représentent une tentative légitime, et non une facilité idéologique.

Ce qui découle de cette idée devra être soigneusement précisé si l'on veut en faire la base d’une critique sociale ou politique à la fois solidement fondée et capable de conduire à une transformation sociale. Comme la plupart des affirmations intellectuelles, les discours sur la « construction sociale » doivent être interprétés et appliqués avec soin. La question ici n’est pas de savoir quand exactement un ensemble particulier d'idées a été développé. Elle est plutôt de les prendre au sérieux, à la fois pour ceux qui les défendent et pour ceux qui les critiquent. Elle est de savoir ce qu'elles signifient et si nous devons les accepter.

Peu importe alors que ces cultural studies recyclent parfois de vieilles idées françaises. Nathalie Heinich pointe avec amusement les façons dont la traduction peut nous induire en erreur sur la chronologie - dans mon domaine, les universitaires francophones traitent les textes anglophones des années 1980 ou 1990 comme s’ils étaient parus récemment. Nous pouvons plutôt suivre l'exemple de Machiavel et traiter les meilleurs auteurs du passé comme nos contemporains, que ce soit pour y trouver un réconfort face à notre incapacité à changer le monde, ou que nous cherchions plutôt des raisons d'espérer et des chemins pour le changement.

 

[1] John Rawls, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971 (trad. fr. Seuil, 1987). Voir aussi Véronique Muñoz-Dardé’s, La Justice sociale. Le libéralisme égalitaire de John Rawls, Armand Colin, 2005.

[2] Sur le luck egalitarianism, voyez l’article de Kasper Lippert Rasmussen, “Justice and Bad Luck”, dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy. Ou, en français: Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Vrin, coll. Philosophie concrète, 2008, 372 pages.

[3] Cette injonction ne signifie pas que nous devons essayer de « compenser » les aveugles pour leur cécité, ou de faire en sorte qu'ils soient capables de faire les mêmes choses que les personnes voyantes. Pour une discussion utile des récents débats sur ces questions, voir Daniel Putnam, « Disability, Democratic Equality and Public Policy », in Annabelle Lever et Andrei Poama (eds), The Routledge Handbook of Ethics and Public Policy (2017), 306-317.

[4] La « race » dans ce contexte renvoie à une hiérarchie sociale implicite fondée sur la couleur de peau et la morphologie, plus qu’à une division biologique de l’humanité qui n’a aucun fondement scientifique. On lira avec profit à ce sujet les travaux de Magali Bessone, Sans distinction de race?  Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques’, (Vrin, 2013) et l’anthologie qu’elle a dirigée avec Daniel Sabbagh, Race, Racisme, Discriminations : Anthologie des textes fondamentaux, (L’avocat du diable, Hermann, 2015).

[5] Ainsi, par exemple, Daniel Putnam souligne l'incapacité de Rawls à distinguer les dimensions naturelles et sociales du handicap, avec pour conséquence que la Theory of Justice a tendance à traiter tous les désavantages qui découlent de la cécité comme s'ils étaient les conséquences naturelles de l'absence de vue.

[6] Sally Haslanger, Resisting Reality: Social Construction and Social Critique, Oxford University Press, 2012, ch. 1, « On Being Objective and Being Objectified », pp. 35-82.