Sans-abri, confinement et reconfinement edit
Comment rester chez soi quand on ne dispose pas d’un chez-soi ? Comment traiter des personnes qui vivent dans l’espace public quand l’espace public doit être évacué ? La question des sans-domicile en période d’épidémie et de confinement déborde largement sur des préoccupations humanitaires et budgétaires, sur des considérations éthiques et de liberté publique[1]. Plus concrètement, sont évoquées des idées de « droit au confinement » ou de « certificats de non-hébergement » pour les personnes restées dehors. Voyons, matériellement, ce qui s’est passé avec le confinement de printemps et ce qui s’est mis en place pour le confinement d’automne.
Observations et leçons du confinement
Au printemps 2020, l’épidémie de Covid-19 entraîna brutalement des décisions à prendre et souleva de nouveau des discussions sur les sans-abri et sur les politiques menées dans leur direction. Une mobilisation exceptionnelle permit de compenser des lacunes et de réduire des inquiétudes élevées.
Alors qu’une partie des bénévoles, généralement âgés, étaient confinés, il a fallu trouver d’autres personnes de bonne volonté. Les équipes professionnelles de travailleurs sociaux et les centres d’hébergement durent également gérer les craintes et contraintes de leurs personnels. Dans l’urgence du jour et dans l’incertitude de ce qu’il fallait faire, des opérations d’envergure produisirent leurs effets. Au plus haut de la responsabilité publique, alors qu’un état d’urgence sanitaire se mettait en place, il a été convenu d’agir, selon le mot d’Emmanuel Macron, « quoi qu’il en coûte ». Ce qui était inenvisageable quelques semaines plus tôt s’est décidé : usage possible de la réquisition pour augmenter l’offre d’accueil, prolongation jusqu’en juillet de la « trêve hivernale » qui interdit les expulsions.
Du chef de l’État à l’humble bénévole en passant par les élus locaux, il a fallu agir et innover. Collectivités territoriales, associations, organismes de logement social, services de l’État ont assuré la bonne marche, autant que faire se pouvait, d’un système de prise en charge ajusté. Qu’il s’agisse d’aide alimentaire, d’équipes allant au-devant des sans-abri (on parle de « maraudes ») ou de gestionnaires de résidences sociales, la période appelait des adaptations. Marginales ou structurelles, celles-ci ont autorisé une gestion de crise sans catastrophe. Non pas qu’il n’y ait rien à critiquer, mais l’ensemble, assez légitimement, a été collectivement salué.
En tout état de cause, la période aura montré qu’il était possible d’investir et de faire mieux. De 150 000 en début d’année, l’offre d’hébergement pour sans-domicile est passée à 180 000 au début de l’automne. Ce sont des centaines de millions d’euros qui ont été débloquées depuis début mars, venant s’ajouter à des sommes déjà substantielles (3 milliards d’euros par an pour l’hébergement des sans-domicile et des demandeurs d’asile). Les dispositifs, sans avoir été totalement désengorgés pendant la période de forte mobilisation, ont connu une pression décroissante. Il faut dire aussi que la fermeture des frontières a significativement limité la pression liée aux mouvements migratoires.
Reste, tout de même, une observation importante. Chacun aura noté la présence, plus visible encore qu’à l’habitude, des sans-abri dans les rues. Parfois, la ville semblait livrée à des SDF, isolés ou regroupés, apathiques et parfois agressifs. Quand des efforts puissants ont été faits, ils n’ont pas forcément touché ceux qui demeurent à la rue depuis longtemps. N’est-il pas possible de faire autrement ? Plus généralement, après les leçons tirées d’un tel épisode de confinement, quelles nouvelles propositions pour le reconfinement et ses suites ?
Nouvelle mobilisation et incertitudes du reconfinement
Avant l’énoncé de quelques idées de révision des politiques, quelques observations sur ces débuts de reconfinement. Dès son annonce, les dispositifs et réponses étaient davantage préparés que lors des premiers flottements et des inquiétudes du printemps. Les mêmes sujets sont cependant sur la table : saturation habituelle des dispositifs, saturation renforcée par le nécessaire respect des consignes sanitaires et distanciations sociales, craintes réactivées par la progression du virus. C’est dans ce contexte qu’une circulaire a été signée le 3 novembre par quatre ministres (intérieur, solidarités et santé, logement, citoyenneté). Elle concerne « la prise en charge et le soutien aux populations précaires face à l'épidémie du Covid-19 » et précise les dispositifs à déployer. Cette instruction rappelle la priorité donnée à l’hébergement des personnes à la rue « quel que soit leur statut » grâce à l’ouverture « d’autant de places que nécessaire ». « L’objectif, précise ce texte, est qu’une solution soit proposée à chacun afin d’éviter la présence de personnes à la rue ». Dans un tweet du 3 novembre, la Ministre du logement résumait l’ambition : « J'ai réuni ce matin au téléphone tous les préfets de France. La consigne est claire : mise à l'abri générale des personnes à la rue. Toutes les places d'hébergement nécessaires doivent être ouvertes. »
Avant même cette circulaire et l’énoncé de cet objectif de « mise à l’abri générale », le plan hivernal, autorisant habituellement l’ouverture de places supplémentaires d’hébergement pendant l’hiver, a été déclenché deux semaines en avance. Le gouvernement demande ainsi de façon insistante aux préfets d’ouvrir le plus de places possible, afin de trouver une solution pour chaque personne. Le 9 novembre le Ministère du Logement annonçait déjà 5 000 places supplémentaires depuis le déclenchement du plan hiver.
Des moyens financiers ont été encore débloqués pour le renforcement des maraudes dans l’espace public. De leur côté, afin de pallier l’absence de bénévoles habituels (car reconfinés ou trop inquiets du virus), des appels à d’autres bénévoles ont été lancés autant du côté ministériel (plateforme de « mobilisation citoyenne ») que de celui des différents cultes. Bref, la mobilisation est une nouvelle fois générale, même si avec cette forme de lassitude qui semble marquer ce deuxième confinement dans toutes ses composantes. Le reconfinement se déroule à un moment de relatif épuisement consécutif au premier confinement. Le plan hiver, en contexte de crise sanitaire, débute avec de la fatigue, chez les travailleurs sociaux comme chez les soignants, mais aussi avec des moyens qui n’ont jamais été aussi élevés.
Mais tout n’est pas qu’une question de moyens et d’incertitudes récurrentes. D’autres voies peuvent être suivies. Suivre d’autres options s’avère d’autant plus nécessaire que l’engorgement du système d’hébergement se renforce, malgré les nouveaux apports. Les « mises à l’abri » du premier confinement n’ont pas conduit, dans la majorité des cas, à des « remises à la rue ». C’est la politique du gouvernement et la volonté des opérateurs associatifs. Le reconfinement ne se déclenche pas avec une nouvelle offre abondante disponible, car les 30 000 places dégagées, tout particulièrement dans des chambres d’hôtel, sont déjà occupées. De fait, à l’approche de l’hiver, le système n’a jamais été aussi dense. Mais il est sempiternellement saturé.
Trois idées pour le reconfinement et ensuite
Afin d’être synthétique et mnémotechnique, proposons un programme « PDF ». Il tient en trois mots débutant donc par les lettres PDF : préparation, décentralisation, formalisation.
Autorités publiques et citoyens regrettent le manque de préparation face au coronavirus qui a conduit aux difficultés du premier confinement. Le secteur de la prise en charge des sans-abri n’a pas été plus en défaut que d’autres. Au contraire sans doute. Il convient cependant de toujours s’améliorer et de mieux prévoir, afin d’avoir moins à réagir dans l’urgence. Disposer de capacités de réserves, en équipements, en personnels et en fournitures adaptées, semble s’imposer. La réserve d’hébergement devrait en réalité être très limitée, car c’est dans des logements que doivent d’abord se trouver les gens. Se préparer à mieux gérer un retour du coronavirus ou l’arrivée de nouveaux virus, pour les sans-abri, passe par l’accélération et la réussite de programmes dits de « logement d’abord » (tout faire pour proposer un logement autonome plutôt que des centres d’hébergement). En sus et en parallèle, une adaptation du système de prise en charge, en situation exceptionnelle, doit se calibrer. Gouverner, c’est prévoir. C’est anticiper et calibrer. Pour les sans-abri, après le plan froid, qui revient chaque hiver, et le plan canicule, qui revient chaque été, s’impose un plan pandémie, valable lui toute l’année. Les deux épisodes du confinement et du reconfinement permettront de formater ce plan, activable à l’arrivée de tout nouveau virus impliquant sa mise en œuvre.
La gestion trop jacobine du confinement et de ses règles a été critiquée. Il en ira de même pour le reconfinement. Pourquoi une même limite d’un kilomètre de son domicile pour des balades quotidiennes, au cœur des métropoles comme au fond des campagnes ? L’organisation de l’aide aux sans-abri ne pourrait-elle pas bénéficier de davantage de souplesse et d’adaptation aux réalités locales ? Une deuxième recommandation touche donc une transformation radicale : lancer, en France, la décentralisation de la politique de prise en charge des sans-abri. Il serait souhaitable, en effet, que cette politique suive les mouvements généraux de réforme de l’État et de l’action sociale. Dans la plupart des pays occidentaux, l’action publique en direction des sans-abri s’ordonnance bien plus à l’échelle locale que nationale. En finir avec les renvois incessants de responsabilités et de dossiers entre État et collectivités locales, affecter les moyens et la compétence à des élus locaux qui seraient redevables devant leurs électeurs, voici de quoi changer la donne[2]. Afin de progresser en matière de prise en charge des SDF, les mesures paramétriques ne suffisent pas. Il faut, au moins pour le débat, des propositions structurelles. Le changement ne passera pas par le consensus absolu, mais d’abord par des débats sérieux sur des options neuves, dont la décentralisation.
Une troisième suggestion embrasse le sujet dans sa globalité. Il faut formuler autrement la question des sans-abri. Avec trop de commisération et pas assez de raison, elle se trouve garnie d’idéologies et d’idées reçues, de contre-vérités ou de vérités non dites. L’ensemble empêche son traitement efficace. À trop, par exemple, mettre de côté que les services d’hébergement d’urgence sont aujourd’hui d’abord des services pour les sans-papiers, ce n’est pas se donner la possibilité de régler les problèmes. Sans régularisation d’une partie des sans-papiers et sans reconduite aux frontières d’une autre partie, la gestion de la prise en charge se résout à l’impuissance. De même, à ne pas vouloir prendre à bras-le-corps plus volontairement le problème des sans-abri qui restent dehors malgré tous les efforts, l’action publique se condamne à rouler, sans être heureuse, le rocher de Sisyphe. L’offre complémentaire débloquée pour les confinements doit se diriger prioritairement sur les personnes complètement à la rue. Si cette offre est suffisante et adaptée, il faut inciter des personnes très marginalisées à accepter la prise en charge. Il est, à certains égards, étrange qu’au moment où l’on demande à chacun de rester chez soi, les seules personnes autorisées à rester dehors soient les sans-abri.
Le sujet des sans-abri, érigé parmi les priorités de l’action publique, en période d’épidémie comme tout au long de l’année, mérite autre chose que de cacher sous le tapis certaines de ses dimensions essentielles.
Préparation des crises potentielles, décentralisation des politiques et formalisation de la réalité dans une doctrine claire : voici trois voies à suivre. Un « PDF » ambitieux en tout cas.
La réalisation d’un objectif « zéro SDF », en période de confinement comme en période de « monde d’après », passe par une offre de logements adaptés, mais aussi par des évolutions de stratégie (recomposition des responsabilités, traitement du sujet des sans-papiers, nouvelle gestion des espaces publics), sans quoi on ne changera pas réellement la donne.
Mais de qui parle-t-on ?
Le terme générique de sans-domicile, utilisé par l’Insee, rassemble toutes les personnes qui ne bénéficient pas d’un domicile. Elles ne dorment pas forcément dans la rue mais se trouvent, très majoritairement, dans différents types d’hébergement. Aux situations sociales panachées, mais toutes marquées par la petitesse des revenus, s’ajoutent maintenant des conditions de droit de séjour souvent alambiquées. Parmi ces sans-domicile se trouvent tous ceux qui ne sont pas dans des foyers ou dans des logements adaptés. Ce sont, plus précisément, les sans-abri. Ils résident dans l’espace public, isolés ou regroupés, dans des parcs et jardins, dans des stations de métro, des gares. Alors que le nombre de sans-domicile peut dépasser 250 000 personnes, celui des sans-abri, chaque soir, se chiffre, dans les grandes villes, en milliers.
[1]. Pour de premières analyses à ces sujets, au début du premier confinement, voir Julien Damon, « À l’épicentre de l’épidémie : les sans-abri », Telos, 23 mars 2020.
[2]. On a déjà suggéré cette décentralisation dans « SDF : deux recommandations », Telos, 29 janvier 2019.
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