Triple embûche pour les sciences sociales edit
Le monde universitaire américain est en proie à un vif débat sur les sciences humaines et sociales (SHS). D’une part, surtout depuis l’automne 2015, les cas de censure sur les campus par des étudiants et des enseignants militants (presque tous rattachés aux départements de SHS) se sont multipliés. D’autre part, l’orientation politique des universitaires américains penche de plus en plus à gauche, avec une croissance très forte du milieu des années 1990 au début des années 2010. C’est en SHS que cette monochromie normative est la plus marquée, avec, selon toute vraisemblance, des conséquences dommageables pour la construction du savoir scientifique, comme nous entendons l’expliquer dans ce texte. En France, un débat en partie corrélé a eu lieu à la sortie du livre Le Danger sociologique de Gérald Bronner et Étienne Géhin[i].
La thèse que nous voudrions développer est que les SHS sont confrontées à un triple problème qui fait obstacle à leur consolidation scientifique (notamment mesurée à l’aune de la consilience) : risque normatif, monochromie éthique, et fragilité analytique.
Le risque normatif est lié au fait que les sujets d’étude de ces disciplines, où l’humain tient une place centrale, sont susceptibles de mobiliser les intuitions normatives des chercheurs, qui doivent alors opérer une mise à distance. La « monochromie éthique » tient au fait que la très grande majorité des chercheurs dans ces disciplines ont des positions normatives que l’on appellera « de gauche » (selon une définition simple, la personne de gauche a en général l’intuition que les hiérarchies, les inégalités, et même plus généralement les différences entre individus et entre groupes, ont leur source dans des mécanismes arbitraires voire injustes et qu’elles ne sont donc pas acceptables moralement). Par « fragilité analytique », nous entendons que ces mêmes chercheurs sont moins susceptibles par tempérament de procéder à une mise à distance de leur sujet, notamment via l’analyse quantitative.
Revenons plus en détail sur chacune de ces assertions. La première n’a rien d’inédit. La comparaison entre les SHS et les sciences naturelles est frappante, tant, là où notre évolution nous a équipés avec des instincts forts quant à ce qui est juste entre humains, elle ne nous a en rien prédisposé à ressentir de l’approbation ou de l’indignation à propos d’une interaction entre molécules. Notre éducation vient évidemment renforcer cette dichotomie. Cela indique que les SHS sont, au moins en ce sens crucial, plus difficiles que les sciences naturelles et que le mérite du sociologue ou de l’historien qui produit un travail de qualité n’en est que plus grand, par rapport à la tâche en un sens relativement « facile » du chimiste ou du géologue. Un plus grand mérite, donc, et une plus grande difficulté qui, malheureusement, est exacerbée par les deux autres facteurs.
Le deuxième problème est également connu. Les statistiques sont écrasantes : en consultant les différentes études qui existent en France et aux Etats-Unis sur ce sujet, il est raisonnable de conclure que pour chaque sociologue avec des intuitions normatives de droite, il existe environ une dizaine de sociologues avec des intuitions normatives de gauche. La science doit sa supériorité sur les dogmes, superstitions et pseudo-sciences en grande partie à son caractère intrinsèquement auto-correcteur. Dans une large mesure, c’est d’ailleurs ce qui définit la méthode scientifique : l’ensemble des techniques qui peuvent être utilisées pour éviter de se tromper soi-même (avant de tromper les autres). Il arrive à tous les scientifiques de se tromper en toute bonne foi (à cause d’une erreur de calcul, d’un problème expérimental quelconque, d’un raccourci interprétatif causé par des biais normatifs…), et même de communiquer des résultats faux à leurs collègues, de manière informelle (discussion entre collaborateurs, réunion d’équipe…) ou formelle (conférence, article dans une revue scientifique…). Dans le cas d’un résultat déjà publié, il est souvent valorisé de montrer qu’un collègue s’est trompé. Mais là encore, les SHS se retrouvent en difficulté : quid d’un résultat qui semblera apporter de l’eau au moulin de la vision du monde de la grande majorité de la profession ? Selon toute vraisemblance, bien moins de monde s’attellera à le re-tester, qu’un résultat moins congruent avec cette vision du monde. Une asymétrie aussi dommageable qu’inévitable caractérise donc, par un simple mécanisme démographique, le processus de sélection des énoncés.
Le troisième problème qui, à l’inverse des deux premiers, est à peu près inédit dans les discussions francophones a trait à la tendance à la systématisation et à l’empathie en psychologie. L’empathie est la capacité à saisir et comprendre les émotions et pensées d’autrui, et à agir en conséquence. La systématisation est la capacité à analyser les systèmes, et à identifier les lois qui les gouvernent. Statistiquement, les femmes sont en moyenne nettement plus « empathiseurs » que les hommes, et l’inverse est vrai de la systématisation[ii]. Par ailleurs, les diplômés des humanités sont en moyenne nettement plus empathiseurs que les diplômés des sciences naturelles, et l’inverse est vrai de la systématisation[iii]. Dans l’une des études citées (largement corroborée elle aussi), qui considère un ensemble d’étudiants dans les sciences (272) et dans les humanités (147), ces derniers sont nettement surreprésentés dans le groupe qui présente une différence positive claire entre coefficients d’empathie et de systématisation. Il semble donc que les chercheurs en SHS soient, en moyenne, plus prompts à ressentir de l’empathie et à mobiliser leurs ressources cognitives en conséquence, qu’à recourir en premier lieu aux analyses quantitatives dépassionnées.
Par malheur, ces trois problèmes se renforcent mutuellement. Une quasi-monochromie normative dans les rangs des chercheurs est nettement plus préjudiciable lorsque ceux-ci se penchent sur des sujets susceptibles de mobiliser les affects normatifs. Le poids de l’empathie faussera d’autant plus le processus de sélection des énoncés que l’empathie sera presque toujours ressentie à l’égard des mêmes acteurs (et que l’indignation morale qui peut l’accompagner suscitera le courroux à l’égard d’autres acteurs, eux aussi souvent les mêmes). Enfin, le danger de se laisser dépasser par ses biais normatifs lors de l’étude de phénomènes humains est d’autant plus grand pour ceux qui sont empathiseurs plus que systématiseurs.
Les trois points soulevés ici ne sont pas indépendants. La nature même des SHS est une source principale du premier et du troisième problème : la tendance normative et la fragilité analytique. Les questions étudiées par les SHS peuvent difficilement ne pas déclencher de réflexes normatifs, de sorte qu’essayer d’échapper entièrement au premier problème reviendrait à renoncer à faire des SHS, la pire des options. Par ailleurs, il est illusoire de vouloir décourager les individus à forte tendance à l’empathie de faire des SHS : que ceux qui accordent beaucoup d’attention et de valeur aux sentiments et interactions humains veuillent étudier le fonctionnement des groupes humains ne devrait surprendre personne. Quant au deuxième problème, la monochromie éthique, il doit être corrélé au troisième (la tendance empathique) : si les empathiseurs sont susceptibles d’étudier les SHS, ils sont aussi susceptibles d’avoir des sensibilités politiques « de gauche », dans une mesure qu’il serait intéressant de préciser, sans prétendre le faire ici.
Il est possible d’envisager des pistes de remédiation. Si ces problèmes se renforcent mutuellement, le fait que leurs origines sont communes dans une mesure importante est plutôt favorable. Répétons-le, le problème de la dimension normative est impossible à évacuer complètement, mais il n’en résulte pas que rien ne puisse être fait sur ce front. Tout d’abord, il faut rappeler qu’une vigilance face à l’influence que peuvent avoir les biais des chercheurs a bien souvent laissé place, dans des épistémologies se réclamant largement des SHS, à un pessimisme très fort : les épigones nord-américains de Foucault, notamment, ont ainsi cru pouvoir conclure que l’idéal d’objectivité n’est qu’un mensonge, les échanges et débats d’idées ne servant que de masque aux luttes de pouvoir entre groupes, dont les individus doivent être vus comme des représentants intéressés. Ce nihilisme épistémique est dominant dans les départements universitaires de cultural studies, très répandus dans le monde anglophone, et, à moindre mesure, présent dans les disciplines plus classiques des SHS. Il faut dénoncer cet état de fait à chaque occasion qui se présente.
Par ailleurs, nous défendons, paradoxalement, une plus grande ouverture à la possibilité que certains chercheurs (en sciences naturelles ou en SHS) qui défendent avec force l’objectivité, et affirment en faire preuve autant que possible, soient sincères et pas sous le coup d’illusions. En effet, certains individus (typiquement, ceux qui sont très haut sur l’échelle de systématisation, qui sont nombreux en sciences naturelles) ont une aptitude assez rare à préserver leur « neutralité axiologique ». Et, si ces personnes au profil systématiseur avancent des idées qu’elles estiment soutenues par les données et qui peuvent sembler désagréables à beaucoup de chercheurs en SHS, cela n’indique pas forcément que les premiers ont « instrumentalisé » la science pour les besoins supposés de leur hypothétique « programme réactionnaire » : au contraire, beaucoup d’entre eux partagent la plupart des intuitions normatives de la majorité des chercheurs en SHS, mais ont peut-être la chance (au sens le plus littéral du terme) d’être plus doués pour les mettre de côté. Accepter cette possibilité, ou plutôt cette probabilité, rendra à la fois les chercheurs en SHS plus solides dans l’analyse et plus universels dans leur empathie. Il est par ailleurs important de noter qu’il serait malhonnête de blâmer uniquement les universitaires en SHS pour le poids que les réflexes normatifs font peser sur leurs disciplines. Éditorialistes et responsables politiques sont prompts à mobiliser sans prudence des résultats de travaux en SHS, ou à condamner en bloc ces disciplines sous le prétexte qu’elles seraient intrinsèquement idéologiques, une sorte de prétexte académique à certaines compulsions politiques. C’est là un facteur supplémentaire, qu’il convient de garder en tête pour saisir tout le mérite de ceux qui produisent du bon travail dans ces disciplines.
La solution la plus évidente au deuxième problème est aussi la plus mauvaise : celle qui consisterait en ce que les départements universitaires de SHS pratiquent une « discrimination positive » au bénéfice des étudiants et chercheurs ayant des intuitions normatives minoritaires. Les arguments contre ces pratiques sont connus et ils nous semblent imparables. Il faut comprendre que les choix individuels jouent un rôle central dans cette réalité statistique. Une proposition plus modeste est alors de commencer par diminuer la « discrimination négative » (bien réelle) à leur encontre. On peut raisonner de manière similaire sur le troisième problème, pour lequel les choix individuels jouent sans doute un plus grand rôle encore. Il est envisageable de cesser d’isoler les étudiants au profil systématiseur des SHS dans le secondaire, comme cela est souvent fait par le jeu des filières, et de renforcer l’enseignement des statistiques et des raisonnements probabilistes, auxquels les élèves sont souvent initiés très tard. Cela pourrait bénéficier au premier chef aux étudiants au profil empathiseur, et mécaniquement, renforcer à moyen terme les mécanismes de sélection des énoncés dans les SHS.
Ce qui pourrait fort bien y attirer ensuite davantage de profils systématiseurs, et ainsi enclencher un cercle vertueux. En attendant, les chercheurs en SHS partagent presque tous les mêmes intuitions normatives, sont susceptibles de se laisser influencer par les émotions des groupes qu’ils étudient – et les leurs – plus qu’il ne le serait souhaitable pour le bon déroulement de la pratique scientifique, et ils travaillent sur des sujets dont il est presque garanti qu’ils activeront les intuitions normatives, dont l’influence sera alors à contrôler scrupuleusement ; ce qui est une tâche difficile. Nous pensons qu’il y a là au moins un début de raison de s’inquiéter, et que l’écart entre certaines croyances répandues chez les chercheurs en SHS et ce que permettent de conclure les données pertinentes, valide ces inquiétudes.
[i] G. Bronner and É. Géhin, Le Danger sociologique (Presses Universitaires de France, 2017).
[ii] D.B. Wright and E.M. Skagerberg, ‘Measuring Empathizing and Systemizing with a Large US Sample’, PLOS One (2012).
[iii] R. Kidron, L. Kaganovskiy and S. Baron-Cohen, ‘Empathizing-systemizing cognitive styles: Effects of sex and academic degree’, PLOS One (2018).
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