Vers la ville stationnaire? edit
Les villes se disent volontiers intelligentes et résilientes, agréables et aimables, intenses et compactes, durables et attractives, apaisées et augmentées, amènes et commodes. Tels sont en tout cas les souhaits des équipes municipales qui annoncent les projets, des experts qui les baptisent de jolis termes et des habitants qui voudraient vivre les choses.
Trois auteurs, critiques à l’égard des épithètes urbaines clinquantes, se prononcent en faveur de la ville « stationnaire ». Ils placent leurs analyses sous le haut patronage de John Stuart Mill. Selon ce père fondateur de l’économique politique l’humanité, en effet, devrait choisir un état stationnaire de son développement. Ce champion anglais du libéralisme et de l’utilitarisme, parfois considéré également comme précurseur du convivialisme voire de la décroissance, écrit dans ses Principes d’économie politique (1848) que « l’état stationnaire n’est point redoutable par lui-même ». Mieux, il estime qu’« il n’est pas nécessaire de faire observer que l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. »
Dans leur ouvrage, Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence de Selva soulignent que viser la stationnarité ce n’est pas figer. S’ils disent, avec force, qu’il faut bien moins construire, ils disent aussi qu’il y a très largement matière à changer la ville et la vie[1].
Un ingénieur (directeur général de l’AREP, agence d’architecture de la SNCF), une architecte-urbaniste (directrice de l’opération d’intérêt métropolitain Bordeaux Aéroparc) et une architecte (associée de l’agence Selva & Maugin), allient leurs compétences et produisent une vision écologique volontariste et conséquente.
Leur propos, documenté et chiffré, agréablement illustré, constitue une perspective fouillée et fondée pour penser la ville et l’habitat. Pas uniquement pour penser, mais également pour agir.
Contre les modes urbaines actuelles
Les auteurs critiquent, avec une plume acérée et des données mais aussi avec pédagogie et humour dans le ton, la vogue actuelle en faveur des métropoles et de la métropolisation. Inquiets même à l’égard de la « mégapolisation » (ils avancent le néologisme), ils soulignent que l’époque célèbre les métropoles en termes d’attractivité et de performances économiques, non pas au nom de la qualité de vie et de l’écologie.
Ils relèvent, fondamentalement, que la densité n’est pas forcément signe de vertu écologique, encore moins de qualité de vie. Depuis les années 1990 la célèbre courbe de Newman et Kenworthy (fameuse chez les urbanistes), rapportant les émissions de gaz à effet de serre à la densité urbaine, est brandie comme une preuve de l’intérêt de la densité[2]. Plus nous sommes les uns à côté des autres et les uns sur les autres, moins nous avons besoin d’automobile. Certes, mais toutes les formes urbaines ne se valent pas et trop de densité conduit à fuir la ville, le week-end (pour ceux qui le peuvent) ou totalement, notamment en allant peupler le périurbain honni. La densité a bonne presse chez les experts, bien moins chez les habitants.
Plus acerbes, Bihouix, Jeantet et de Selva s’en prennent, vaillamment et plutôt valablement, aux bonimenteurs de la ville « intelligente ». Contre les boniments des projets grandioses, sur le papier, de « smart cities », ils montrent que les réalisations sont souvent uniquement anecdotiques. Des progrès incrémentaux sont incontestables avec le numérique, mais ils ne révolutionnent pas l’existence. Surtout, se profilent de sérieux risques de surveillance généralisée. De façon futée, Bihouix, Jeantet et de Selva notent que plutôt que d’envisager des technotopies, il peut être plus intelligent de simplifier et de ralentir nos modes de vie. Ce n’est pas de l’intelligence experte dans l’exploitation des data dont nous avons d’abord besoin, mais d’intelligence collective pour aménager des villes et des vies plus satisfaisantes.
Moins construire, davantage réhabiliter
Au sujet crucial du logement, nos auteurs font un constat simple. Depuis 2007, la population, en France, augmente moins chaque année que le nombre de logements. « Chaque année, écrivent-ils, pour chaque habitant supplémentaire, on met actuellement en chantier plus de deux logements ». C’est peu dire qu’ils égratignent les affirmations récurrentes, provenant d’horizons variées, selon lesquelles il faudrait construire tous les ans un demi-million de logements. Ce propos chiffré, tenu autant par les promoteurs que par la Fondation abbé Pierre, se comprend politiquement au regard de la permanence du mal-logement et des nécessités de voir le parc immobilier s’adapter. C’est sur ce plan de l’adaptation que l’idée de ville stationnaire se révèle la plus fondée. En un mot, il s’agit d’optimiser l’existant plutôt que de bâtir du nouveau.
Concrètement, nos trois spécialistes sont favorables à une limitation drastique de l’artificialisation. Mais qu’est-ce que cette artificialisation dont on parle aujourd’hui tant ? Résultant de l’urbanisation et de l’expansion des infrastructures, sous l’influence des dynamiques démographiques et du développement économique, l’artificialisation consiste en un changement d’usage des sols, les transformant pour passer d’un caractère rural à un caractère urbain. Entraînant une imperméabilisation totale ou partielle, cette évolution, le plus souvent irréversible, a des conséquences qui peuvent être préjudiciables à l’environnement.
Alors que le sigle à la mode dans le monde de l’urbanisme est ZAN pour « zéro artificialisation nette » (à ne pas confondre avec une marque de réglisse), Bihouix, Jeantet et de Selva vont plus loin et évoquent un objectif « zéro artificialisation brute ». En gros : zéro artificialisation tout court.
À cet effet il faut, avant tout, rénover, réhabiliter, recycler, réemployer les matériaux. Un temps l’expression qui accompagnait l’idée de densification, contre laquelle la ville stationnaire se dresse à sa manière, était de « faire la ville sur la ville ». Elle impliquait des hauteurs plus élevées. Ici aussi il s’agit de refaire la ville sur la ville mais en prenant en considération l’ensemble des territoires déjà artificialisés. Songeons aux entrées de ville et aux grandes zones commerciales, largement décriées pour leur laideur consommée et pour les modes de consommation et de déplacement qu’elles suscitent. Les revoir en profondeur libère de la place pour des quartiers où peuvent se mêler habitats, commerces de proximité, zones d’activités à taille humaine.
Sur le plan des ordres de grandeur, au sujet du logement, les auteurs sont convaincants. Ils pensent que l’on construit trop, pas forcément au bon endroit et surtout pas forcément au bon format. Synthétisons. Ils comptent 37 millions de logement en France, avec, en gros, 10% de taux de vacances et 10% de résidences secondaires. Ces 20% représentent environ vingt ans de construction de logement au rythme actuel ! Bien entendu les réalités de la vacance de logement sont hétéroclites, et tout logement vacant n’est pas utilisable. Calculant des disponibilités possibles – par disponibilité, il faut entendre disponibilités techniques – les auteurs comptent un million de logements vacants, un million de logements parmi les résidences secondaires, 0,1 million de logements réalisés à partir de transformations de bureaux. Surtout, ils mettent en avant l’importance considérable de la sous-occupation des logements. 8,5 millions d’entre eux sont sous occupés (le nombre de pièces est supérieur de 2 au nombre d’occupants) alors que 1,5 sont suroccupés. C’est peu dire qu’il existe, en théorie, de la ressource pour ne pas construire mais réaffecter.
Sur le plan de la production et de la réhabilitation, nos trois auteurs écologistes se montrent intéressés par l’écoconception, en proposant de passer davantage par du bois et même par de la terre. Ils sont néanmoins inquiets par la jungle de règlementations et de labels dans ce domaine.
Des vies nouvelles dans les villes anciennes
Plus largement, ce ne sont pas les techniques qui importent en premier lieu. Ce sont les réalités sociales, les modes de vie et les modalités d’aménagement du territoire. La visée globale de la ville stationnaire n’est pas de figer l’existant mais de le transformer afin d’optimiser les usages de l’espace. Dans le parc social, il faut une plus grande adéquation entre la taille des ménages et la taille des logements. Cette ambition est valable dans tous les parcs de logements, mais elle peut se réaliser plus aisément – moins difficilement disons plutôt – par les règles de gestion des HLM. Plus globalement l’idée consiste à faire plus cohabiter et moins décohabiter. Vieux et jeunes peuvent rester plus longtemps ensemble. Ils peuvent revenir vivre ensemble. Du côté des couples, les auteurs notent à juste titre que les séparations ont un impact terriblement négatif sur l’offre de logement. Les divorces présentent ainsi un bilan carbone problématique. Nos trois spécialistes de la ville n’en tirent pas de conclusion ni de proposition radicale, mais ils soulignent un point capital.
L’ensemble doit se comprendre en fonction d’ordres de grandeur à conserver à l’esprit. En 1960 la taille moyenne des ménages était de 3,1 personnes. Elle est aujourd’hui de 2,1. En 1960, un Français disposait en moyenne de 20 m2, c’est 40 maintenant. Évidemment ces moyennes masquent des disparités. Cependant la tendance générale est simple : des ménages qui voient leur taille se réduire quand celle de leur logement augmente.
Fort de ces constats et de leur ligne d’analyse, les partisans de la ville « stationnaire » veulent redistribuer les ménages et les populations. Ils le souhaitent à travers le parc de logements et à travers le territoire. S’il faut bâtir la ville sur la ville, il faut aussi – pour reprendre une expression plus ancienne – vivre et travailler au pays. Selon l’optique de la ville stationnaire, il faut une certaine « démobilité », qui limite les déplacements inutiles. Il faut aussi une révision de la production agricole et une refonte de l’implantation des activités. Bref, la ville stationnaire a une dimension révolutionnaire.
L’essor du télétravail et la perte d’attractivité des grandes villes liée à la crise Covid peuvent nourrir une nouvelle répartition territoriale que les politiques publiques auraient avantage à encourager plus avant. Les Français – sans que l’on puisse vraiment parler d’un exode urbain - quittent de plus en plus les grandes villes dans les suites de la crise sanitaire et des restrictions qu’ils ont vécues. La tendance consistant à quitter les centres denses pour aller s’installer dans les petites villes semble se confirmer[3]. La généralisation du télétravail – pour ceux qui peuvent télétravailler – reconfigure en partie les territoires. Certes toute cette dynamique alimente notamment le rêve pavillonnaire et sa réalisation. Il est toutefois possible que la dynamique à l’œuvre passe aussi par la revitalisation des centres ruraux et des petites bourgades.
Quand les promoteurs disent aujourd’hui, soutenant la nécessité de construire, qu’il faut rapprocher les Français de leur travail, on peut aussi dire qu’il faut rapprocher le travail des Français. Cette double visée peut être au cœur de la politique d’aménagement du territoire.
Du point de vue de l’urbanisme dans chaque territoire, la mise en œuvre de la ville stationnaire consiste à optimiser, à réhabiliter, à utiliser de façon adéquate. Là, le principe d’un urbanisme transitoire et tactique se déploie, avec le réemploi des dents creuses et des friches, avec usage adapté des espaces se trouvant entre deux affectations.
En résumé, les auteurs, flirtant tout de même, comme John Stuart Mill (lui avant l’heure) avec la décroissance veulent passer d’un âge de l’abondance à un « âge de la maintenance ».
Leur livre, agréablement illustré, a le double avantage de trancher par rapport à des thèses urbaines assez peu discutées et de reposer sur une base chiffrée tout à fait valable.
Ils laissent ouvertes quelques grandes questions. Quelle bureaucratie publique pour organiser tout cela ? Quelles perspectives de stationnarité ailleurs qu’en France, en particulier dans les pays à pression démographique élevée ? Mais que faire si les habitants ne veulent rien entendre de tout cela ?
Ces questions, de fond, restent ouvertes. Le livre demeure cependant très important. D’abord car il sait mettre clairement en avant les enjeux, à partir de quelques chiffres. En 1840, la France comptait 34 millions d’habitants, 1% du territoire était artificialisé. Nous sommes 67 millions et près de 10% du territoire est artificialisé. L’ouvrage revient d’ailleurs didactiquement sur les notions d’artificialisation et de densification. Autre chiffre à mémoriser : les 22 métropoles françaises représentent 2,5% du territoire, 29% de la population, 36% des emplois. La concentration a certainement des limites… Le livre ne vaut pas seulement par ses informations, mais par sa thèse. Certains y retrouveront probablement une tare fondatrice de l’écologie avec une inclination réactionnaire bloquant la modernisation et bridant le progrès humain. D’autres y liront un projet intéressant et possible assurant vraiment un développement urbain soutenable, bridant les consommations excessives et ne bridant pas le génie humain. Une thèse à connaître et à débattre en tout cas.
Au concours des épithètes urbaines, « stationnaire » gagnera peut-être des places. En tout cas c’est un qualificatif volontaire.
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[1]. Philippe Bihouix, Sophie Jeantet, Clémence de Selva, La Ville stationnaire. Comment mettre fin à l’étalement urbain ? Actes Sud, 2022, 334 pages, 23 euros.
[2]. Les Australiens Peter Newman et Jeffrey Kenworthy ont publié, en 1989, une courbe reliant, pour une cinquantaine de villes dans le monde, la densité humaine à la consommation d’énergie liée aux transports. Ils montrent ainsi l’importance et les conséquences de la dépendance automobile.
[3]. Voir les observations du Groupe de travail Insee sur le thème « télétravail et mobilité des ménages » dans INSEE Résultats, n° 81, 16 mars 2023.