Le modèle allemand est mité edit
Des deux côtés du Rhin, il est admis que, en ce qui concerne la discipline budgétaire, l’Allemagne est vertueuse et la France frivole. Cette vision a le mérite de conforter les préjugés ethniques qui servent de mode de raisonnement, mais elle a l’inconvénient de ne pas correspondre à la réalité. Si l’on classe les 27 pays de l’Union Européenne en fonction de la taille de leur dette publique (en pourcentage du PIB), l’Allemagne occupe la 8e position, juste derrière la Grande-Bretagne et la France, mais ces trois pays arrivent dans un mouchoir de poche. Ils sont effectivement ex æquo en 6e position. Depuis quarante ans, les dettes publiques de la France et de l’Allemagne ont considérablement augmenté et ont presque toujours été pratiquement égales. Contrairement aux préjugés ethniques, les Allemands parlent beaucoup de leur vertu et les Français s’autoflagellent.
Ce n’est pas nouveau, donc, et ça continue. La plupart des pays de la zone euro sont entrés en récession, très largement parce que leurs gouvernements ont adopté des politiques d’austérité au moment où il fallait soutenir l’activité. Un pays semble faire de la résistance dans ce paysage déprimant, l’Allemagne. C’est, semble-t-il, le seul pays de la zone euro qui n’envisage pas de faire de l’austérité et qui pourrait même soutenir l’activité. Contrairement à son collègue français, Angela Merkel semble avoir noté qu’elle aura des élections l’an prochain et elle pense sans doute qu’une montée rapide du chômage est le meilleur moyen de les perdre. Les socialistes allemands ont de quoi envier leurs collègues français.
Du point de vue européen, le fait que l’Allemagne fasse partie des pays les plus indisciplinés fiscalement a de nombreuses et importantes implications. Premièrement, Angela Merkel pratique le double langage. À ses partenaires elle prône la vertu de l’austérité et développe même l’idée audacieuse que relâcher l’austérité aurait un impact contractioniste sur l’économie. Envers ses électeurs, elle se montre protectrice. Ce double langage concerne aussi les politiques structurelles. L’Allemagne insiste pour que la Grèce libéralise l’accès aux professions protégées (pharmacies, notaires, taxis, etc.). Mais ces mêmes professions sont également protégées en Allemagne.
Ensuite, les dirigeants allemands savent bien que leur situation est précaire. Ils craignent que la contagion, partie de Grèce, ne finisse par les atteindre. Ils redoutent plus que tout l’idée, il est vrai populaire dans les pays en crise de dettes, que l’Allemagne a les moyens d’aider ses partenaires. Mais ces aides plombent la dette publique allemande et rapprochent le danger. Éviter ce piège est tout à fait justifié, mais d’autres considérations entrent en jeu. Tous les stratèges le savent depuis longtemps : la meilleure défense du territoire se conduit à l’extérieur, le plus loin possible des frontières. En exigeant des mesures d’austérité ailleurs en Europe, l’Allemagne espère que la crise s’arrêtera avant qu’elle ne l’atteigne. Évidemment, les coûts de la défense, l’austérité budgétaire et ses conséquences contractionistes, sont subis ailleurs.
Comme la France, l’Allemagne est malade de ses grandes banques. Dexia en France et Commerzbank en Allemagne ont dû être recapitalisées mais restent en salle de réanimation, et le pronostic est très sombre. Mais il y a plus inquiétant. Les informations publiées par la nouvelle Autorité européenne des banques indiquent que d’autres grandes banques allemandes et françaises sont en fâcheuse posture. Les raisons sont les mêmes : des lourdes pertes aux États-Unis et l’absence d’assainissement en profondeur. Depuis de la crise financière, les deux gouvernements font ce qu’ils peuvent pour protéger leurs grandes banques. Ils se refusent à leur imposer les cures d’amaigrissement nécessaires à leur rétablissement. De ce fait, toute nouvelle secousse pourrait les faire sombrer. En raison du poids de ces banques, les gouvernements seront alors obligés d’y injecter des montants énormes. Étant donné la taille des dettes des deux gouvernements, ce pourrait être suffisamment pour les faire basculer dans le camp grec.
Pourquoi, alors, les marchés ne s’inquiètent-ils pas plus de la dette allemande ? Une première réponse apparaîtra naïve, sans doute. Les marchés partagent peut-être l’impression que l’Allemagne est sérieuse en matière de discipline budgétaire. Certes, les chiffres disent autre chose, mais ils disaient aussi autre chose de la dette grecque juste avant que la crise ne se déclenche. Une deuxième réponse est que le gouvernement allemand est arrivé à projeter une impression de rigueur. Tous les gouvernements essaient de faire de même, bien peu y arrivent. Certains, en France, en Espagne comme en Italie, ajoutent même l’acte à la parole en s’imposant des cures d’austérité, et ça ne marche pas. Alors, pourquoi l’Allemagne y arrive-t-elle ? Peut-être parce que l’opinion publique allemande, et les principaux responsables politiques de tous les camps, sont depuis longtemps en faveur de la discipline budgétaire. Peut-être parce que l’Allemagne s’est dotée d’une règle constitutionnelle d’équilibre budgétaire. Mais l’Espagne l’a fait au début de l’été. Le mystère n’est pas, pour l’instant, éclairci.
Ce qui est clair, cependant, c’est que le gouvernement allemand défend avant tout les intérêts de l’Allemagne. On ne saurait le lui reprocher, bien sûr. Mais cela devrait nous amener à examiner avec scepticisme les propositions de l’Allemagne pour sortir de la crise et sauver l’euro. L’Allemagne a tout à perdre à un éclatement de la zone euro. Son taux de change s’envolerait et son économie, qui dépend plus que bien d’autres de la vigueur de ses exportations, serait terriblement atteinte. Elle a aussi un intérêt vital à ce que la crise s’arrête, Mais si elle doit payer pour cela, sa dette sera directement dans la ligne de mire des marchés financiers.
Angela Merkel cherche donc à réaliser la quadrature du cercle. Instinctivement, elle conçoit la gouvernance de l’Europe à l’image du système fédéral allemand : un centre qui supervise et, au besoin, contrôle les autorités locales. À travers un renforcement du pacte de stabilité et de croissance et le projet d’« union fiscale », elle a réussi à imposer ce modèle. Pourtant il existe d’autres solutions. Par exemple, les États-Unis fonctionnent de matière très différente. Le gouvernement fédéral n’a aucune autorité sur les États qui, par contre, ont mis en place des règles constitutionnelles d’équilibre budgétaire. À bien des égards, ce modèle est mieux approprié que le modèle allemand à la situation européenne, puisqu’il est plus respectueux de la souveraineté des États. Le sommet de décembre envisage d’exiger de chaque pays membre de la zone euro qu’il adopte une règle constitutionnelle de stabilité budgétaire, ce qui est un pas dans la direction du fédéralisme à l’américaine. Mais il a aussi mis en route l’idée d’un nouveau traité qui vise à réduire la souveraineté des États en matière budgétaire, suivant le modèle fédéral allemand. Avons nous vraiment besoin des deux modèles et un nouveau traité, politiquement risqué, est-il indispensable ?
L’Allemagne est traditionnellement très attachée à l’ordre juridique. Elle a peu de respect pour le pragmatisme anglo-saxon, et encore moins de respect pour la capacité des Méditerranéens à ne pas respecter leurs propres lois. Les chiffres truqués de la dette grecque sont devenus un cas d’école. Mais est-elle aussi vertueuse qu’elle le proclame ? Après tout, l’Allemagne a poussé fort en mai 2010 pour violer l’esprit, sinon la lettre, de la clause de non sauvetage du Traité de Maastricht. L’interprétation frivole de cette clause est la raison fondamentale de la contagion des crises des dettes qui a suivi, et qui continue de s‘étendre. L’Allemagne n’a-t-elle pas fait alliance avec la France en 2003 pour suspendre le pacte de stabilité au moment où elle risquait des sanctions ? Finalement l’Allemagne est comme les autres : quand c’est son intérêt, elle triche avec les règles rigoureuses qu’elle édicte pour elle et pour les autres.
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