Retraites: réformer d’abord les régimes spéciaux (et le public) edit

29 mars 2021

La réforme des retraites adoptée en première lecture avant la crise sanitaire n’est plus à l’ordre du jour, et l’on peut douter qu’elle soit reprise en l’état, même après l’élection présidentielle en cas de victoire d’Emmanuel Macron. En effet, une telle réforme systémique devait créer des gagnants et des perdants, et la dégradation des comptes publics et des réserves financières rendra quasi-impossible une réelle compensation des perdants de la réforme, donc on ne pourra pas faire table rase du passé. Il est néanmoins évident que des économies s’imposeront dans les années à venir, mais l’immense différence entre les régimes publics et privés complique les réformes paramétriques puisqu’elles n’ont pas le même effet d’un régime à l’autre. Tout l’enjeu est donc de rapprocher suffisamment ces régimes, d’une façon acceptable politiquement et économiquement, sans s’étaler sur vingt ou quarante ans.

Rétrospectivement, on peut pourtant penser que cette réforme avortée concentrait deux défauts. Le premier résultait d’une admiration exagérée pour le système suédois. Il faut rappeler que le système à point suédois a été mis en place tout au long des années 1990, dans un contexte bien plus favorable. La croissance était plus forte, la démographie était encore favorable, et la confiance des Suédois dans leurs institution est bien plus forte que chez nous. Quand le gâteau à partager est gros, le compromis est plus facile : certains gagnent peut être un peu plus que d’autres au change, mais il n’y a pas de perdants, ou très peu. Avec des caisses vides, il est beaucoup plus difficile de compenser les perdants, et l’aversion au changement est décuplée. On ne révolutionne pas un système qui pèse 14% du PIB.

L’autre défaut était une vision dogmatique de l’égalité – à salaire égal, pension égale – assez vite irréaliste. D’abord pour les indépendants et les professions libérales. Cela n’a pas grand sens qu’ils cotisent comme des salariés. Faire ces métiers, c’est choisir d’être autonome, plus libre et moins protégé qu’un salarié. Ils peuvent travailler très longtemps, et revendre leur activité. De plus, ces professions paient déjà énormément de charges (TVA, charges sociales de leurs employés), et n’ont pas forcément les moyens d’augmenter leurs prix pour pouvoir en acquitter de nouvelles. Il aurait bien mieux valu réserver un système unifié de retraite aux seuls salariés, du public et du privé. Ensuite pour les fonctionnaires et les autres régimes spéciaux : en moyenne ils ne sont pas très bien payés durant leurs carrières, mais ont une très bonne retraite : c’est le deal implicite dans la fonction publique[i].

Dans un nouveau système, il faudrait soit augmenter les fonctionnaires pour qu’ils conservent de très bonnes retraites, ou alors leurs retraites baisseraient en proportion de leurs salaires actuels. Un juste milieu (plus de salaire et moins de retraite) est d’autant plus ardu à trouver qu’il faudrait commencer par mieux payer les fonctionnaires, tout en payant les pensions des fonctionnaires retraités, et ne faire que plus tard des économies sur les pensions futures. Vu l’état des finances publiques, c’est compliqué. A moins de garder ce système pour les fonctionnaires existants, et de passer les nouvelles recrues dans le régime général, il est impossible de supprimer complètement ce système. Au lieu d’une logique égalitaire (à salaire égal, pension égale), il vaut mieux viser une logique d’équité économique : certains métiers pourraient toucher des retraites plus élevées, à condition de cotiser davantage. Après tout, il est courant dans d’autres pays que certaines entreprises offrent des pensions plus généreuses que d’autres : cela fait partie du package négocié entre employeurs et salariés. L’important, c’est que cela soit transparent, que le coût ne dérape pas avec le temps, et qu’il soit un minimum provisionné.

La difficulté principale avec les régimes spéciaux n’est pas l’âge dérogatoire de départ à la retraite. Il est toujours possible de négocier des contreparties à une normalisation de l’âge et de la durée de cotisation, régime par régime et profession par profession[ii]. La vraie difficulté – autant pour les régimes spéciaux que le reste des fonctionnaires – c’est la distinction entre traitement et primes. Leur retraite est calculée sur le dernier traitement[iii], alors que les primes alimentent une retraite complémentaire. Il y a des fonctionnaires pour qui 75% du dernier traitement, c’est 60 ou 70% du dernier salaire (prime inclues), quand pour d’autres c’est à peine 40 ou 50% (dans tous les cas, le rendement calculé sur le salaire moyen sur la carrière ou les vingt-cinq meilleures années serait bien plus conséquent). Passer à une retraite calculée sur le salaire total serait très différent pour un enseignant et un policier par exemple. Ce qui nécessiterait des compensations très différentes. Ce problème des primes n’est pas réductible à une différence entre fonctionnaires bien ou mal payés, ce qui le rend d’autant plus insoluble.

Comme il est irréaliste de vouloir se débarrasser de la distinction traitement-primes dans la fonction publique et les régimes spéciaux, il est impossible de supprimer complètement ces régimes de retraite. Pour autant, il n’est pas impossible de les réformer, et de les rapprocher du système général. L’équité économique nécessiterait de passer d’une logique de dernier salaire à une logique de salaire moyen. On pourrait par exemple passer progressivement de 75 % du dernier traitement à 90 ou 100 % du traitement moyen des meilleures années. A la rigueur, les traitements soumis à cotisation pourraient même être non pas le traitement réellement perçu mais celui du dernier échelon de leur grade, ou une moyenne des deux : il y a d’autres professions où l’on cotise sur une somme forfaitaire plutôt que le salaire réel[iv]. De cette façon, les pertes lors du passage à une logique de traitement moyen seraient faibles et graduelles, ce qui rendrait la transition acceptable, mais économiquement plus transparente.

Il serait alors aisé de faire rentrer les fonctionnaires et les régimes spéciaux dans le système général. Dans le système général, on cotise à la retraite de base dans la limite du plafond de la sécurité sociale (3428 € mensuels bruts en 2021), puis on cotise à l’AGIRC-ARRCO pour les salaires au-dessus. Dans le public, on cotise au régime de base (fonctionnaires ou régimes spéciaux) sur son traitement, et au régime complémentaire à points RAEP sur les primes et une partie du traitement. Il n’y a en théorie pas de plafond au régime de base public, mais il y a de facto peu de fonctionnaires dont le traitement dépasse le plafond de la sécurité sociale[v]. Il ne serait donc pas impossible de faire rentrer les fonctionnaires et régimes spéciaux dans le régime de base général, tout en leur maintenant un régime complémentaire à points renforcé. On pourrait envisager une sorte de double cotisation : une cotisation sur le traitement dans le régime général, qui assurerait 50 % de la moyenne des meilleures années, et une deuxième cotisation d’un montant équivalent dans le régime complémentaire RAEP. Au total, le rendement serait de 80 à 100 % du traitement moyen (et proche de 75 % du dernier traitement), grâce à une cotisation plus élevée. Les fonctionnaires cotiseraient au régime de base général, mais uniquement sur le traitement, et garderaient un régime complémentaire à points différent, avec une assiette et des taux différents.

Ce ne serait pas le Grand Soir, mais ce serait à la fois soutenable économiquement et acceptable politiquement, dès lors que la « spécificité » du régime public serait partiellement maintenue. Cela s’approcherait de ce qui existe chez nos partenaires, où la retraite de base (le 1er pilier) est en général unique, alors que les retraites complémentaires (2e pilier) peuvent différer d’un employeur à l’autre. Les régimes spéciaux avec âge dérogatoire pourraient alors n’être que des systèmes de préretraite qui assureraient la transition entre l’âge dérogatoire et l’âge normal. Une telle réforme ne nécessiterait pas une transition pendant plusieurs décennies, et cette rapidité serait un gage d’équité entre retraités existants, jeunes actifs et actifs proches de la retraite. Dans la fonction publique, la fin du régime public incitera l’administration et les syndicats à mener des négociations salariales normales sur les salaires plutôt que sur les retraites, via le taux de promotions coup de chapeau ou la création d’échelons exceptionnels en fin de carrière. Enfin, les réformes paramétriques ultérieures du régime de base ou des régimes complémentaires seraient aussi facilitées, en étant plus égalitaires entre public et privé[vi].

 

[i] Certains considèrent que les différences de retraite entre le public et le privé ne sont pas significatives, puisqu’ils auraient un taux de remplacement (la pension sur le dernier salaire) comparable. Cependant, cette métrique est trompeuse, puisque de nombreux fonctionnaires obtiennent une promotion juste avant leur départ en retraite – le coup de chapeau –, qui leur assure un dernier salaire très élevé et donc une pension correspondante. Si l’on regarde le ratio entre pension et salaire moyen sur la carrière (rendement moyen), il est très favorable au public.

[ii] Il faut faire attention à ne pas donner plus en compensations que ce que l’on gagne en harmonisant l’âge et la durée. La réforme des régimes spéciaux sous Sarkozy en 2008 avait entrainé de nombreux surcoûts : les salaires (et surtout ceux en fin de carrière qui déterminent la retraite) avaient augmenté, et le calcul du dernier salaire (sur lequel se base la pension) ne se restreint plus au seul traitement, mais inclut de nombreuses primes.

[iii] 75% du dernier traitement, contre 50% du salaire moyen des vingt-cinq meilleures années dans le régime général.

[iv] Par exemple, un professeur certifié dont le traitement s’échelonne de 1850 € à 3150 € (pour la classe normale) puis à 3850 € (à la fin de la hors classe) pourrait cotiser sur une base de 3150 € d’abord, et 3850 € ensuite.

[v] L’indice majoré 830 (3890 € mensuels) est le maximum de la grille des traitements dans la fonction publique. Il y a certes des traitements hors échelle, mais ils concernent majoritairement quelques corps de hauts-fonctionnaires en fin de carrière. Comme le point d’indice devrait rester gelé dans la fonction publique, alors que le PSS progresse avec les salaires moyens, le PSS aura probablement rattrapé l’IM 830 d’ici quelques années.

[vi] Un taux de CSG différencié entre pension de base et complémentaire serait aussi facilité, et plus simple que le système progressif actuel. L’indexation (ou la sous-indexation) sur l’inflation serait aussi plus aisée à différencier.