Peut-on réconcilier croissance par l’innovation et maîtrise des inégalités? edit
La Grande Évasion, sorti en 1963, est le titre d’un célèbre film de John Sturges avec Steve Mc Queen sur une évasion spectaculaire de prisonniers pendant la seconde guerre mondiale ; c’est également le titre du livre récent de l’économiste Angus Deaton (Prix Nobel d’économie 2015) sur les inégalités et leur relation avec le progrès technique et le développement.
Car pour Angus Deaton, l’histoire du développement est celle d’une humanité qui cherche à fuir la pauvreté et la maladie, comme ces prisonniers qui cherchent à fuir le Stalag Luft III, pour accéder à la liberté et à l’épanouissement individuel. Dans le livre, comme dans le film, c’est l’ingénuité et l’invention qui offrent des perspectives de progrès et de liberté, mais dans les deux cas il y a ceux qui parviennent à s’évader et il y a les laissés-pour-compte, ceux qui n’ont pas réussi à échapper à la précarité et la pauvreté.
Innovation donc développement des inégalités ?
Quels sont donc les effets de l’innovation sur les inégalités ? L’effet conjugué du progrès des connaissances, de la croissance et de la mondialisation du commerce, ont permis à une large fraction de la population mondiale d’échapper à la pauvreté. Selon les chiffres de la Banque mondiale, près de 40% de la population mondiale vivait en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins d’un dollar par jour en 1981, ce chiffre est tombé à 14% en 2008. En Inde, 40% de la population urbaine vivait en pauvreté en 1988 ; ce chiffre est tombé à 12% en 1999, c’est-à-dire en à peine onze ans, grâce à une accélération de la croissance dont le taux annuel moyen est passé de 0,77% dans les années 1970 à 3,9% dans les années 1980.
Cette réduction des inégalités au niveau mondial ne concerne pas seulement les revenus mais également la santé. Entre 1940 et 1980, l’espérance moyenne de vie dans les pays en développement est passée de 44,5 à 64,3 ans, soit une augmentation de près de 20 ans, alors qu’elle n’a augmenté que de 9 ans dans les pays développés pendant la même période.
La croissance accélérée de la Chine et de l’Inde depuis le début des années 1980 a notamment permis dans ces pays à plus de deux milliards d’individus d’échapper à la pauvreté. Mais en même temps cette croissance a créé de nouvelles inégalités entre ces pays et d’autres économies, en particulier en Afrique, qui n’ont pas connu le même décollage. Enfin la croissance en Inde et en Chine a augmenté les inégalités au sein même de ces pays : seule une partie des populations chinoise et indienne est devenue prospère voire riche, même si les taux de pauvreté dans ces deux pays ont nettement reculé depuis les années 1970.
On observe ce même phénomène de croissance des inégalités « intra-pays » dans les pays avancés. Il y a chez nous d’un côté ceux qui ont su le mieux innover et s’adapter aux révolutions technologiques (TIC, intelligence artificielle), et de l’autre ceux qui n’ont pas su pleinement profiter de ces évolutions ou ont été laissés sur le bord de la route par elles. Faut-il s’inquiéter de cette montée des inégalités à l’intérieur de nos pays ?
Combattre la pauvreté et augmenter la mobilité sociale
Il y a de fait plusieurs façons de mesurer les inégalités. On peut vouloir se concentrer sur la part du « top 1% les plus riches » dans le revenu d’un pays. Ou bien s’intéresser à une mesure plus globale d’inégalité, par exemple la mesure GINI d’écart à l’égalité parfaite pour l’ensemble de la population. Ou bien à la mobilité sociale et aux trappes de pauvreté qui entravent cette mobilité.
Mon opinion est que pour réconcilier croissance par l’innovation et maîtrise des inégalités, combattre la pauvreté et augmenter la mobilité sociale sont les objectifs à privilégier. De façon intéressante, une plus grande mobilité sociale tend à être associée à moins d’inégalité globale (c’est ce qu’on appelle la courbe de Gatsby le Magnifique) donc on fait d’une pierre deux coups en se concentrant sur la mobilité.
Faut-il pour autant ne pas se préoccuper des 1% ou 0,1% les plus riches ? Non, car les riches peuvent utiliser leurs ressources pour faire barrage à de nouvelles innovations ou empêcher des réformes visant à démocratiser l’accès à l’éducation et à la santé : ceux qui ont réussi hier peuvent vouloir empêcher d’autres, aujourd’hui, de « s’évader » à leur tour et venir leur faire concurrence.
D’où l’importance, pour stimuler une croissance par l’innovation qui soit véritablement inclusive, de mettre en place un modèle économique et social : 1) qui favorise la mobilité sociale en particulier grâce à des systèmes d’éducation, de formation et de santé, de qualité et accessibles à tous ; (2) qui protège les individus pour les empêcher de tomber en pauvreté en les assurant notamment contre les risques liés aux pertes ou changements d’emplois ; (3) qui encourage le progrès technique et l’innovation qui sont sources de prospérité, tout en mettant en place des garde-fous (en matière de fiscalité, droit de la concurrence, lois anti-corruption...) afin d’éviter que les innovateurs d’hier (les « évadés ») n’empêchent d’autres d’évoluer à leur tour vers davantage de prospérité et de liberté.
C’est tout le défi du processus de transformation engagé dans notre pays.
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