La décarbonisation en Europe? Un défi qui n’est pas hors de portée edit
Au 18e siècle, l’Europe a été le berceau de la révolution des combustibles fossiles. Aujourd’hui, nous envisageons d’abandonner les sources d’énergie qui ont jusqu’à présent défini l’histoire moderne. Si nous parvenons à réduire à zéro les émissions de CO2 d’ici 2050, ce sera une réussite remarquable. Si nous n’y parvenons pas, nous avons des raisons de penser que les conditions fondamentales de notre existence seront remises en question. Même dans le meilleur des cas, à savoir une stabilisation avec un réchauffement de 1,5 à 2°C, le monde sera beaucoup plus dangereux et imprévisible.
Les enjeux sont énormes. Mais quelle est l’ampleur de la transition nécessaire ? Dans les moments difficiles, le réalisme se transforme trop facilement en pessimisme. L’évaluation raisonnable des pires scénarios conduit à imaginer de véritables catastrophes. Après tout, nous nous apprêtons à défier les lois de la thermodynamique, en convertissant une civilisation basée sur l’énergie concentrée pour nous appuyer sur la puissance du vent et du soleil.
Au milieu d’une telle transformation, comment décider ce qui est réaliste et ce qui ne l’est pas ? Il est clair que la transition énergétique est fondamentale et de grande envergure, mais combien coûtera-t-elle ? Combien de changements exigera-t-elle dans la façon dont les Européens vivent et travaillent ? Quelle est l’ampleur du défi que représente la gestion d’une transition équitable ?
Générer des scénarios
Depuis les premiers efforts déployés dans les années 1970, les spécialistes de l’environnement, les ingénieurs et les économistes ont construit des modèles très complexes pour se projeter dans l’avenir. Il serait trompeur de dire que ces modèles permettent de prédire la réalité. Les simulations sont pleines de suppositions et d’hypothèses. Elles sont plutôt considérées comme des générateurs de scénarios. Aussi incertaines qu’elles puissent être, nous n’avons rien de mieux pour fonder une politique.
La dernière analyse approfondie et complète de la voie vers la décarbonisation européenne publiée par les experts de la Commission européenne date de novembre 2018. Sur des centaines de pages d’analyse très technique, elle cartographie ce qu’il faudrait faire pour réduire les émissions de 40 % d’ici à 2030 et de 80 % d’ici à 2050. Anticipant le passage à une ambition plus poussée (qui était prévu en 2020), les modélisateurs de la Commission ont également inclus des scénarios pour atteindre le zéro net d’ici 2050. En décembre 2020, McKinsey, le plus grand cabinet de conseil en gestion du monde, a publié un rapport avec des données actualisées, sur les voies à suivre pour atteindre le niveau zéro en Europe.
Les deux exercices ont consisté à projeter un scénario de référence, puis à essayer de déterminer ce qu’il faudrait changer pour que la trajectoire des émissions soit ramenée à zéro d’ici 2050. Les modèles diffèrent dans les détails mais se rejoignent dans leurs conclusions générales.
Ambitieux mais réalisable
La décarbonisation d’ici à 2050 est ambitieuse mais réalisable. Selon McKinsey, près des trois quarts des réductions d’émissions que nous devons atteindre d’ici à 2030 - 73 % pour être précis - peuvent être réalisées grâce à des technologies qui sont soit matures, soit en phase d’adoption précoce, comme les véhicules électriques. Seuls 5% des réductions nécessaires reposent sur des technologies encore à l’état de projet. Même si l’on se projette jusqu’en 2050, 87% des réductions nécessaires peuvent être obtenues grâce à des technologies déjà utilisées ou ayant fait l’objet d’une démonstration à petite échelle. Il ne reste donc que 13% à couvrir par l’innovation.
Le coût du déploiement de toutes ces technologies est énorme. McKinsey estime la facture à 28 000 milliards d’euros pour la période 2020-50. Le scénario le plus ambitieux de la Commission prévoit une dépense de 28 400 milliards d’euros entre 2031 et 2050. Des milliards doivent être injectés dans le système électrique - panneaux solaires, parcs éoliens, batteries et réseau électrique. Mais des sommes considérables doivent également être consacrées à la modernisation des bâtiments, à l’industrie et à l’agriculture et, surtout, aux transports.
Ces chiffres en milliers de milliards semblent énormes, mais en les comparant au produit intérieur brut on en prend la mesure. En 2019, le PIB total de l’UE-27 était de près de 14 000 milliards d’euros. L’investissement global représente environ 22 % du PIB. McKinsey suggère que, pour atteindre le niveau zéro d’ici 2050, l’UE doit investir chaque année environ 5,8 % de son PIB dans la transition énergétique. Il s’agit d’un montant considérable, mais la plupart de ces investissements ne sont pas des dépenses nouvelles, simplement des réallocations. Pour vaincre notre dépendance aux combustibles fossiles, il faut à la fois appuyer sur le frein et sur l’accélérateur.
La réallocation des milliers de milliards injectés dans les secteurs à forte intensité de combustibles fossiles couvrira les quatre cinquièmes de l’investissement requis pour un avenir propre. L’investissement supplémentaire nécessaire est de quelque 5 400 milliards d’euros sur trente ans, soit entre 1 et 1,5 % du PIB. Ce chiffre correspond étroitement à l’estimation de la Commission. Il se trouve que 1,2 % du PIB est le montant que l’UE-27 a consacré à sa défense en 2019. La France et la Pologne ont dépassé 1,5 % du PIB. C’est beaucoup d’argent, mais en aucun cas hors de portée.
Un coût net nul à zéro ?
La grande question n’est donc pas de savoir comment mobiliser de l’argent frais, mais comment s’assurer que les investissements qui se produisent de toute façon vont dans la bonne direction. McKinsey se félicite de la conclusion selon laquelle le coût global pour l’UE de l’objectif « zéro émission » d’ici à 2050 sera nul : les économies d’énergie couvriront le coût des investissements. C’est une excellente nouvelle.
Mais, comme McKinsey ne le sait que trop bien, ce n’est pas ainsi que l’on justifie normalement des milliards d’investissements. Ils doivent produire un taux de rendement adéquat - le coût d’opportunité est la mesure qui compte. Ce n’est pas une question de contraintes physiques mais d’économie politique et, à cet égard, les nouvelles sont moins bonnes.
Selon McKinsey, d’ici à 2050, près de la moitié des investissements nécessaires ne répondront pas aux critères d’investissement standard. Jusqu’en 2030, en raison du coût élevé des technologies renouvelables à leurs débuts, moins de 40% seront justifiables en termes de business. Dans l’industrie et les bâtiments, deux secteurs où les émissions sont difficiles à réduire, une infime partie de l’investissement nécessaire générera un bénéfice adéquat. Si McKinsey dit cela, cela vaut la peine de l’écouter, vu leur pouvoir de prescription.
C’est là que la politique entre en jeu. Si l’écart devait être comblé par les dépenses publiques, les gouvernements européens devraient, selon McKinsey, mobiliser 4 900 milliards d’euros de subventions sur trente ans. C’est le montant des bénéfices que les contribuables devraient offrir aux investisseurs pour qu’ils s’intéressent à la transition énergétique : 365 euros pour chaque homme, femme et enfant de l’UE-27, chaque année pendant trente ans. Douloureux et injuste, sans doute, mais pas inconcevable.
Quoi qu’il en soit, les fonds publics ne sont qu’un moyen parmi d’autres d’inciter les entreprises à investir. Une autre solution consiste à utiliser la tarification du carbone. McKinsey estime qu’avec un prix du carbone de 100 euros par tonne, 80% des investissements nécessaires pourraient être justifiés en termes de business. Les fonds générés par un système d’échange de droits d’émission pourraient ensuite être recyclés en subventions et autres dépenses promotionnelles. Dans certains secteurs, des interventions directes resteraient indispensables.
Loin d’être impossible
Voilà donc une mesure du défi auquel sont confrontés l’Union européenne et ses États membres. Actuellement, le budget ordinaire de l’UE est plafonné à 1 % du PIB. Le programme complémentaire NextGenerationEU est un pas dans la bonne direction, mais les 32 milliards d’euros par an qu’il alloue aux dépenses « climat » au cours des sept prochaines années sont bien trop faibles. Il serait difficile, mais pas impossible, d’imaginer une augmentation des dépenses, surtout si les dépenses de Bruxelles sont complétées par des ressources nationales et des prêts accordés par des banques à vocation politique telles que la Banque européenne d’investissement.
Bien entendu, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur d’un défi, même dans ces proportions. Nous savons par expérience que des groupes d’intérêt, même minuscules, peuvent exercer une influence considérable sur la politique de l’UE – l’influence du lobby agricole français est légendaire. L’emprise des combustibles fossiles sur notre mode de vie est profonde. D’ailleurs, on dit souvent que c’est ce qui rend la transition énergétique si difficile : elle touche tout le monde.
Pourtant, il est d’autant plus frappant de constater que, lorsqu’ils tracent la voie vers la consommation nette zéro, ni la Commission ni McKinsey ne présument d’un changement radical du mode de vie de la population européenne. Une diminution des déplacements et une utilisation plus rationnelle de l’énergie à la maison pourraient être utiles. Il en va de même pour l’abandon de la consommation de viande. Chacun de ces changements ferait pencher la balance d’un point de pourcentage ici ou là. Selon le modèle de McKinsey, une série de changements de comportement pourrait réduire les émissions de l’UE de 15%, ce qui contribuerait à combler l’écart en ce qui concerne les secteurs les plus difficiles à réduire. Mais le changement fondamental doit se produire dans les infrastructures.
Le changement complet du système énergétique modifiera la physionomie de l’Europe, comme l’a fait la révolution des combustibles fossiles pour les générations précédentes. Les parcs éoliens, les panneaux solaires et les lignes de transmission vont marquer le paysage. La réaffectation de l’utilisation des sols est un facteur clé pour atteindre le niveau net zéro.
Mais une fois encore, il est facile d’exagérer. Toutes les terres nécessaires à l’implantation de parcs solaires et éoliens, soit entre 1,5 et 3 % de la surface terrestre de l’UE, peuvent être récupérées en réutilisant les friches. Il n’est pas nécessaire d’empiéter sur les réserves naturelles et les forêts. L’utilisation des terres agricoles diminuera probablement en raison de l’amélioration de l’efficacité de l’utilisation des aliments.
Transition énergétique
Il s’agit là, bien sûr, de déclarations globales. Comme l’expérience des dernières décennies l’a clairement montré, la transition énergétique devra être gagnée, communauté par communauté, sur tout le continent. Pour atténuer les compromis, l’Europe peut choisir d’importer une partie de l’énergie verte de l’étranger. L’un des chocs de la transition énergétique sera que, pour la première fois depuis l’avènement de l’ère des hydrocarbures, l’Europe sera largement autosuffisante en énergie. Les voisins d’Afrique du Nord sont des partenaires évidents en matière d’énergie propre. La géopolitique seule dictera la nécessité de trouver des substituts aux importations de pétrole et de gaz.
À la lumière des modèles de financement des énergies propres utilisés jusqu’à présent, parler de la transition énergétique réveille souvent la crainte d’énormes factures d’électricité pour les ménages. Les exercices de modélisation sont toutefois très rassurants à cet égard. La Commission et McKinsey prévoient tous deux une augmentation modeste des factures d’énergie jusqu’en 2030, mais l’impact est beaucoup moins grave que la hausse enregistrée depuis 2000.
Après 2030, tous les scénarios de modélisation prévoient une baisse des coûts énergétiques, les ménages devenant plus efficaces. En 2050, les familles européennes devraient dépenser beaucoup moins en énergie. Les ménages à faible revenu, qui paient actuellement des factures d’électricité disproportionnées, auront le plus à gagner.
L’emploi est une autre préoccupation majeure de la transition juste. D’énormes changements sont déjà en cours dans l’industrie automobile. En Allemagne, les territoires des mines de charbon ont obtenu un vaste programme de transition. Le gouvernement polonais reste un lobbyiste véhément en faveur de son industrie du charbon. Mais quelle est l’ampleur du problème ?
Les deux exercices de modélisation prévoient qu’une économie neutre en carbone d’ici à 2050 offrira plus d’emplois que le statu quo fondé sur les combustibles fossiles. Les pertes d’emplois dans l’industrie et les énergies fossiles seront plus que compensées par les gains d’efficacité énergétique, la modernisation des bâtiments, les énergies renouvelables et le transport.
Le problème réside dans les disparités régionales. Le cas le plus difficile est peut-être celui de la Pologne, qui dépend fortement du charbon. Mais même dans ce pays, McKinsey estime que l’effet net sera positif, avec plusieurs centaines de milliers de nouveaux emplois.
Un message clair
Bien sûr, ces prévisions peuvent s’avérer irréalistes. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que des experts sous-estiment un défi de taille – pensez aux hypothèses utopiques concernant l’énergie nucléaire ou aux innombrables programmes d’amélioration de l’agriculture dans le monde. L’ajustement pourrait être plus violent. Peut-être rencontrerons-nous des goulets d’étranglement qui feront grimper les coûts. Des innovations nécessaires pourraient ne pas se concrétiser.
Mais si les scénarios ne sont qu’à moitié justes, le message est clair. La décarbonisation peut sembler un défi technique impressionnant, mais la mobilisation collective requise n’a pas du tout l’ampleur des urgences de guerre ou des révolutions sociales auxquelles on la compare parfois. Elle ne transformera pas non plus la vie quotidienne en Europe comme l’a fait l’abandon massif de l’agriculture après 1945 (ce n’est pas pour rien que la PAC de la fin des années 1970 représentait près de 90 % des dépenses de l’UE !).
L’impact sur l’emploi de la transition énergétique devrait être bien moins douloureux que celui de la désindustrialisation des années 1970 et 1980, sans parler du choc existentiel subi par les membres de l’UE d’Europe de l’Est dans les années 1990. À cet égard, le scénario élaboré par la Commission et McKinsey comporte toutefois un avertissement caché.
Si l’on projette le marché du travail européen à l’horizon 2050, l’évolution spécifique de l’emploi et des compétences exigée par la crise climatique n’est rien en comparaison des transformations bouleversantes imposées par le « scénario de base » du capitalisme mondial. Comme McKinsey le fait remarquer en passant, l’atteinte du niveau net zéro pourrait nécessiter la requalification de 18 millions de travailleurs d’ici 2050, mais c’est de la petite bière par rapport aux 100 millions de personnes qui, selon McKinsey, devront changer d’emploi d’ici 2030, en raison de ce qu’il appelle par euphémisme « l’automatisation ».
Les défis politiques et économiques à venir sont sans aucun doute énormes. À l’échelle mondiale, ils le sont encore plus. Mais investir dans la transition vers l’énergie propre et la modernisation verte peut s’avérer être un domaine dans lequel l’Europe peut, en fait, offrir à ses citoyens un avenir dynamique et prometteur.
La version originale de cet article a été publiée par IPS-Journal et Social Europe, que nous remercions de nous avoir autorisé à la traduire.
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